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VIVRE SA VIE, mise en scène de Charles Berling d’après le film de Jean-Luc Godard

Film d’amour et film politique sur le corps, « Vivre sa vie » est une forme de roman-photo, ici transformé en pièce de théâtre par Charles Berling qui mêle les vérités quotidiennes entre chorégraphies et répliques. Les mots deviennent parfois une musique qui parle pour les personnages.
Si le cinéma adapte des pièces de théâtre, ce qui se fait souvent, la scène peut bien s’attribuer des films.

Pour « Vivre sa vie », un des fameux films des débuts de Godard (1962), il fallait un décor qui suinte la détresse et le danger, mais assez neutre pour être à la fois un bar, un cinéma, un bordel, des rues de racolage... Tel le film, la pièce est découpée en douze tableaux, comme un chemin de croix. Grâce à son étonnante adaptation, elle garde les mêmes intertitres et, au final, elle est très godardienne. Pas de vidéo, mais des ombres chinoises pour les scènes érotiques qui ne manquent d’humour.

Au début, Nana (Pauline Cheviller) est de dos – comme dans le film - durant la scène de rupture avec Paul interprété par une femme Hélène Alexandridis qui sera aussi plus tard Raoul, le souteneur dont s’éprend Nana. Avec un désir revendiqué d’indifférenciation sexuelle, les diverses femmes sont jouées par des hommes, Sébastien Depommier, et Grégoire Léauté. C’est Paul qui dit : « La poule est un animal qui a un extérieur et un intérieur. Quand on lui enlève l’extérieur, il lui reste l’intérieur, et quand on enlève l’intérieur, il reste l’âme ».

Comme le film, la pièce soulève des questions d’actualité sur la condition des femmes et sur les bas salaires qui imposent des à-côtés.

Ce n’est pas un film - ni une pièce - sur la prostitution, mais sur le besoin d’argent qui pousse Nana à se prostituer. Femme libérée, prisonnière volontaire de sa liberté, elle devient indépendante, mais seule, et c’est en vain qu’elle cherche qu’on lui prête 2000 francs pour payer son loyer. Elle se prostitue pour augmenter son salaire. Pourtant, si elle livre son corps, c’est sans y laisser sa peau. Sa vie ressemble à une série B américaine, avec l’amour en fuite. Jolie, Nana espère devenir actrice et, en attendant un rôle qui ne viendra pas, elle aime interpréter avec conviction les désirs de ses clients.
Comme l’a dit Godard, « Nana saura garder son âme en donnant son corps ». Elle est l’incarnation de la citation de Montaigne : « Il faut se prêter aux autres et ne se donner qu’à soi-même ». Entre innocence et perversité, sainte et putain, rebelle et soumise, elle puise son acharnement à vivre au-delà de ses douleurs et de ses déceptions. Et quand elle va au cinéma, c’est pour voir « La Passion de Jeanne d’Arc » de Dreyer, dont, comme dans le film, on voit un extrait avec Falconetti et Antonin Arthaud.

La pièce est également truffée d’extraits de textes sur la prostitution, écrits par Grisélidis Réal, Virginie Despentes, Marguerite Duras et d’autres. Ils s’insèrent à merveille dans la pièce et le principe aurait plu à Godard qui a souvent aimé citer des phrases écrites sur l’écran dans ses films.
Pauline Cheviller reprend le rôle tenu au cinéma par Anna Karina, dont on retrouve le visage, la nuque, la fragilité. La comédienne est magnifique dans ce personnage de Nana, où elle sait être à la fois pleine de grâce et souillée de péchés. Même dans son martyr, elle reste lumineuse, littéralement électrique, alternant en elle force rageuse et fragilité, avec d’immenses yeux interrogatifs et sereins, quand, par exemple, elle dit qu’on est toujours responsable de ses actes ou que « les mots nous trahissent, mais nous les trahissons aussi ».

« Vivre sa vie » n’est pas un miroir de notre époque, mais la pièce instrumentalise l’air du temps actuel avec beaucoup de malice. Les femmes sont toujours les victimes. N’oublions pas que pour Godard, la « liberté d’expression » est secondaire par rapport à la « liberté d’impression ». ici, grâce à l’adaptation faite par Charles Berling, c’est tout à fait respecté. Avec une pensée en marche.

Caroline Boudet-Lefort

Photo de Une (détail) DR Nicolas Martinez

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