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ART de Yasmina Reza, à Anthéa

« Art » raconte une brèche venue s’infiltrer dans l’amitié de trois vieux copains. Le séisme est arrivé à cause d’un tableau. Un tableau tout blanc. C’est à ne rien comprendre !

Dermatologue qui gagne confortablement sa vie, Serge est fier de montrer à son ami Marc l’acquisition qu’il vient de faire pour un prix onéreux. Mais, comme il se pique d’être féru en art contemporain et qu’il s’agit d’une signature connue, qu’importe ! Il est cependant affecté par la réaction de son ami qui rigole en donnant franchement son avis : « 30 000 euros pour « cette merde » ! » Jugement irrévocable qui met en danger leur amitié de trente ans.
Sur scène tout est d’un blanc impeccable : les murs, les meubles et donc cette toile qu’il va falloir accrocher. Seuls sont noirs les costumes des trois amis qui vont de plus en plus ressembler à des vautours en train de s’entredéchirer. Car, est arrivé un troisième larron, Yvan. Avec toute sa tolérance, celui-ci va tenter de ramener la paix entre les amis, mais, au passage, il en prend pour son grade à cause de sa « faiblesse et de son manque de discernement ».

Créée il y a 24 ans, cette comédie devenue culte de Yasmina Reza revient au théâtre avec une nouvelle distribution, tout à fait réussie, réunissant Charles Berling, Jean-Pierre Darroussin et Alain Fromager.

Les trois comédiens s’en donnent à coeur joie et entraînent le public dans leur pinaillage destructeur autour de ce monochrome blanc d’un peintre très coté.

En l’écrivant l’auteur y voyait un drame qui explorait l’amitié inscrite dans la durée entre trois hommes, le tableau n’étant qu’un prétexte pour montrer qu’un rien peut entacher une relation amicale. Mais comment ne pas rire devant ces situations grotesques qui fustigent le snobisme vis-à-vis de certains artistes d’aujourd’hui ? Le public n’a pas résisté, car la pièce est autant le procès de l’art contemporain que la mise en danger de l’amitié pour des broutilles. L’art n’est qu’un prétexte pour régler un contentieux de critiques, non exprimées jusqu’alors, sur la vie et le comportement de chacun d’eux.

Cela s’envenime toujours davantage et le venin s’infiltre au-delà de la question de l’art jusque sur le terrain de la vie personnelle de chacun. Le pauvre Yvan montre un Darroussin de plus en plus démuni. Rongé par son proche mariage, il est indifférent à l’achat de ce tableau blanc : « Qu’est-ce que cela peut me faire que Serge se laisse berner par l’art contemporain ? » Il n’intellectualise pas la situation comme ses copains. Marc reproche à Serge d’avoir dit le mot « déconstruction » sans ironie... Pour finir, l’un affirme que « on ne devrait jamais laisser ses amis sans surveillance, sinon ils vous échappent ! » Une réconciliation serait-elle donc possible ?

La pièce, talentueuse, choisit une certaine facilité en utilisant l’art contemporain comme prétexte de discorde et donc en l’assassinant au passage.

Il vaut mieux pour « Art » ne pas faire de comparaison avec « Pour un oui, pour un non » de Nathalie Sarraute où la mésentente venait d’une simple intonation de voix. La prouesse était davantage virtuose et la rupture entre amis se jouait sur une subtile condescendance à peine exprimée.
Evidemment, torpiller l’art contemporain à propos de cette toile blanche, avec quelques nuances de rayures blanches transversales sur le fond blanc, est facile et donne de belles occasions pour de formidables prouesses aux acteurs qui ne s’en privent pas. Ils amusent le public avec leurs habiles échanges et gueulent beaucoup – ce qui leur permet d’être entendus des spectateurs placés loin, au fond du balcon.

Déjà à la mise en scène pour la création de la pièce, Patrice Kerbrat a repris cette place en dirigeant impeccablement les trois excellents comédiens. Le long monologue irrésistible d’Yvan, magistralement dit par Darroussin, a été applaudi au passage en cours de représentation à Anthéa. Alain Fromager joue avec une affable supériorité celui qui s’y connaît en art. Sa suffisance agace le personnage de Charles Berling, qui excelle en sardonique meurtrier verbal. A la fin, après avoir bien ri, le public est enthousiaste et les hourrah fusent !
Caroline Boudet-Lefort

Photo de Une : Jouée, primée et traduite dans le monde entier depuis sa création en 1994, la pièce de Yasmina Reza revient avec un trio de tête (Jean-Pierre Darroussin nommé aux Molières 2018). (DR ANTHEA)

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