Sur un piédestal, deux femmes, deux vieilles face au public. Chacune sur sa chaise qu’elle ne quittera pas. Des vieilles, des vraies, qu’il faudrait regarder comme des curiosités. Des pièces de musées comme si l’évolution naturelle de l’être humain était écartée. On vit dans un monde où tout se manipule : la nourriture, la nature, l’apparence des corps et des visages... Vieillir c’est moche, il faut y remédier...
Sur un ton qui peut évoquer Beckett ou même Ionesco, elles ne quittent pas leur estrade, ni seulement leurs chaises – la position assise est d’ailleurs une épreuve pour les comédiennes qui ne peuvent jouer avec tout leur corps - elles se houspillent, s’insultent, se repoussent ou copinent selon les instants, se rejetant l’une l’autre les outrages de l’âge : « Je fais mon Parkinson et vous votre Alzheimer... » L’une se gratte sans cesse se disant allergique à la présence de l’autre qui lui rétorque « être parfaitement javellisée ». Installées dans le statut social de « vieilles peaux », peut-être des pensionnaires d’un EHPAD, elles refusent en conservant leurs fantasmes, et elles fument, boivent, rêvent de musique ou d’un « beau gars »...
Quand donc est-on devenue vieille ? Quand tout est plus pénible, plus difficile ?
Ou à l’apparition des rides lorsque la bouche est entourée de deux traits comme des parenthèses ? Même si elles sont en accord sur le fond, leurs prises de position vont les opposer sur tout et n’importe quoi. Elles doivent composer avec le corps médical, craignent la surveillance de la « Brigade de l’Hygiène ». Hostiles l’une à l’autre, elles défendent leur territoire, chacune sa chaise. Puis peu à peu la complicité s’installe entre elles jusqu’à une crise de fou rire. « Votre Alzheimer est approximatif, on n’y croit pas. Il est bâclé ! ». Elles se réjouissent du passage d’un moucheron comme le vestige d’un temps passé et conservent une certaine lucidité sur l’évolution du monde, en refusant de reproduire les modèles qui les entourent. Il suffirait d’enrayer le mécanisme et de se rebeller. Elles décideront de partir ensemble...
L’évolution du monde actuel en prend pour son grade.
On raconte demain, mais c’est déjà aujourd’hui, avec la nourriture en barres de légumes lyophilisés, les peaux tendues grâce aux injections de Botox ou aux liftings, les drones dont l’invasion s’accélère.
Soudain un bruit fracassant : un drone qui passe trop près, qui chute peut-être... Un autre encore, et encore...
Il y a du Beckett dans cette histoire où deux femmes attendent peut-être leur Godot « On n’aura personne... » répètent-elles. S’agit-il d’attendre la venue d’un public pour voir de « vraies vieilles » exhibées comme des curiosités ? Pierre Notte a adroitement rendu hommage au grand auteur nobélisé et sa comédie, totalement absurde et féroce, est une réussite. La folle liberté de cette pièce statique devient de plus en plus séduisante et drôle en prônant, sans le dire, l’authenticité des corps et des visages où les rides seraient les marques du temps, sans que ce soit une honte à dissimuler.
Toutes deux anciennes sociétaires de la Comédie-Française, Catherine Hiegel et Tania Torrens sont épatantes dans leurs personnages écrits à leur intention par Pierre Notte.
Mises en scène par l’auteur lui-même, elles sont totalement – chacune à sa manière – leurs personnages de vieilles loin d’être « gagas » en constatant l’évolution actuelle de la société. L’une dit n’avoir jamais eu de rapport sexuel, mais être cependant mère grâce à l’achat du sperme d’Alain Delon vendu aux enchères... Tout est donc prétexte à commercialisation !
Les dialogues sont percutants, d’une provocation libératrice qui déclenche le rire dans la salle. C’est du théâtre d’aujourd’hui où le tragique est dit de façon à faire rire. Bien rire !
Caroline Boudet-Lefort