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CHAPITRE 47 (part V) : Bernard Reyboz, grand prestidigitateur

Suite et fin de la chronique de France Delville, cette semaine dédiée à l’artiste Bernard Reyboz...

Rituellement, depuis plus d’une dizaine d’années, l’Association « Les Amis du CIAC » organise autour de chaque exposition un événement intitulé « Les samedis de Carros », et qui se compose généralement d’une projection de film, d’une conférence, et d’une visite guidée en compagnie de l’artiste ou de tout autre personne habilitée à éclairer le travail de l’exposant. Cette dernière fois, le public, enchanté de manière générale de toute l’expo, le fut encore davantage par la salle (« Expédition Bornéo 1904 ») qui déploie l’étrange collection entomologique du Major Douglas, proposition fantasmagorique de Bernard Reyboz, sur laquelle il s’explique dans notre dialogue :

FD - Il y a toute une série de vos travaux qui me font penser à Rodin prenant des débris de sculptures, des « chutes », et les assemblant. Si je peux me permettre, c’est encore plus fort, puisque c’est de l’ordre du « lapsus », du « mot d’esprit ». C’est ce que l’on peut voir dans vos « Objets divers » : « Au cours du temps », etc...

BR - Oui, il y en a plein qui traînent. Je m’amuse.

FD - C’est comme des notes d’atelier ?

BR - Oui, c’est comme un calepin...

FD - Vous dites « Ils profitent d’un mauvais geste ou d’une erreur de calcul pour dévaster tout un travail, se mettre à sa place, et rendre minable et dérisoire n’importe quelle prétention, décision ou certitude... » Vous accueillez des formes que j’appelle improbables mais qui font plaisir car elles sont une variante inhabituelle des formes de la Création, qui est si vaste. Vous nous faites échapper à l’ennui. Les accidents d’atelier sont sûrement des matrices d’autre chose, d’une exterritorialité salutaire. Des sortes de « chimères » au sens de l’hétérogène. Cet accueil de « l’étrangèreté » est donc tout ce qu’il a de plus sérieux.
D’ailleurs vous notez : « ... Beaux, moches, ou stupides, ils sont clairvoyants. Des turbulents qui ont l’air d’en savoir beaucoup sur les opérations en cours. ... On ne les montre pas et pourtant ils participent plus que toute autre technique à l’élaboration de ce qui nous habite ». Déjà des linguistes sanskrits avaient pointé l’inadéquation entre le mot et la chose, et c’est dans cet écart que se tient l’émotion première, le premier choc de l’enfant face au réel. C’est cette mémoire qui n’a pas de mots que nous gardons. Mémoire de quelque chose d’approximatif, mais qui nous appartient exclusivement. Il me semble que toute œuvre cherche des outils pour s’en approcher. Surtout si l’artiste est capable de prendre risques pour explorer le réel. C’est ce que vous avez fait avec « l’expédition Bornéo », et je ne peux que vouloir terminer là dessus.

« Cardos Embollycus » (1994)
Photo Catalogue raisonné

BR - Voilà. J’ai écrit une histoire, avec le plus d’humour possible, j’ai fabriqué une malle, qu’on aurait découverte, pleine d’une collection d’une trentaine insectes, fabriqués par moi aussi, des insectes imaginés, en résine polyester et technique mixte, le principe étant d’apporter les preuves matérielles de la réalité de mon récit.

FD - En hommage au musée Guimet ?

BR - Tout à fait, c’est la même ambiance. J’ai donc reproduit les conditions d’exposition au Musée Guimet, socles en bois, boîtes en verre, noms en latin sur plaques de cuivre, inventés... dans une petite boîte les objets ayant appartenu au Major John Douglas, notamment entomologistes, des pièges qui étaient supposés avoir servi à capturer les insectes, et les notes du Major.

« Mollis Ultra Argentis » (1994)
Photo Catalogue raisonné

L’exposition était anonyme, mon nom n’était cité que dans la liste des remerciements, Reyboz remercié pour sa livraison. Etaient également remerciés l’office de l’entretien des attentes et considérations, le centre international de la recherche des Conséquences (Mongolie) etc...

FD - Le tract qui accompagnait l’installation est remarquable, il rappelle les « Impressions d’Afrique » de Raymond Roussel, cet appel à invention. Vous aviez lu les « Impressions d’Afrique » ?

BR - Non, tout cela était purement intuitif. Ma propre recherche de ce que peut livrer la fiction.

FD - Déjà les remerciements sont comme un long poème qui parodierait et le réel, et le côté administratif des aventures humaines. Votre tract sent le silence des couloirs, la maniaquerie des spécialistes, le bois et l’encaustique, et les os des dinosaures nettoyés par les naturalistes. Et le Musée Guimet aurait pu, en présentant « Bornéo... » rendre hommage à sa raison d’être première, au XVIle sisècle, une collection de curiosités rassemblées par les deux frères Gaspard de Liergues et Balthasar de Monconys, qui passera de mains en mains jusqu’à la Ville de Lyon. Vous avez bien retrouvé l’esprit du « cabinet de curiosités », mais situé dans la jungle elle même, c’est une très belle démarche.

Et qui en jouxte une autre, c’est que le Major John Douglas, dont le butin est acheté par le Baron Shnaauzer, est soupçonné d’avoir un peu déliré en écrivant ses rapports. Vous dites : « Ces notes, frisant la fantaisie, laissent supposer que l’auteur aurait atteint un état de fatigue avancé mettant en doute la fiabilité de ses propos ».

Voici le texte : « Expédition Bornéo 1904 ou l’étrange collection entomologique du Major Douglas » 22 août 1926
Dans le petit port de Teng Tchéou au nord de la Chine, le Baron Shnaauzer, négociant en épices, attend une livraison en provenance de Colombie. Ce jour-là, une grande animation règne sur les quais. Les dockers libèrent les entrepôts des colis qui n’ont pas été retirés. Le tout est étalé sur les quais. L’attention du Baron est attirée par une caisse bien particulière... autant par sa confection que par l’odeur qu’elle dégage. Après y avoir jeté un œil, il en fait l’acquisition et la fait porter à son hôtel. Shnaauzer vient de rentrer en possession du fruit de l’expédition « Bornéo 1904 ». Cette expédition, à but scientifique, fut lancée et financée par le Natural geographic et conduite par le Major John Douglas. La caisse acquise par Shnaauzer contient la plus étrange collection entomologique connue à ce jour. Elle se compose de 32 spécimens, 11 sont encore en cours de restauration. Un petit livret de commentaires écrits de la main du Major John Douglas accompagne ce butin. Ces notes, frisant la fantaisie laissent supposer que l’auteur aurait atteint un état de fatigue avancé mettant en doute la fiabilité de ses propos ».

« Cooki Crocum Mordicus » (1994)
Photo Catalogue raisonné

Humour, goût de la mystification comme pour accompagner ce que propose la Nature, c’est-à-dire, selon la perception humaine, ce « peu de réalité » dont parle Breton, un labyrinthe des apparences… Mais aussi pour Bernard Reyboz, certainement, de modeler en résine d’improbables animaux, de taille extravagante, dans la toute liberté d’une re-Création qui ressemble bien à une récréation permanente…
Les specimen de « L’expédition Bornéo 1904 » ont tous leurs commentaires du Major, ainsi « Cardos Embollycus » (1994) : « J’ai découvert ce spécimen gisant sans crédit… les tentatives de réanimation entreprises par mes soins se révélèrent sans résultat et même inefficaces. Je le rangeais donc parmi les prises précédentes et faisais parvenir en morse son électrocardiogramme à notre laboratoire de Londres ».
Et « Mollis Ultra Argentis » (1994) : « La lenteur de ses déplacements nous ennuya très vite, je décidais d’en finir et d’ignorer l’objet de son errance ».
Et « Cooki Crocum Mordicus » : « Un pudding confectionné par mes soins parvint à bout de la voracité de ce Cooki Crocus Mordicus. Rassasié, il s’endormit motus ictus ».

Bernard Reyboz et « l’autre perception »

Récréation oui, mais très sérieuse dans l’interrogation de l’aspect phantasmatique de l’Univers, jusqu’à la démonstration par la phase intitulée « Parcelle de l’aveugle », cette mise en acte de la question de la vision, application au sens scientifique version Reyboz, c’est-à-dire ironique, dans une Poétique (poien = faire) vraiment « active ». Il en dit : « Mon idée était de mettre des objets dans un état limite de lecture afin de voir si cette situation qui tentait de les soustraire à notre regard nous invitait à une autre perception … deviner l’objet plutôt que le voir… il n’en a rien été… »

« Sépulture pour une flamme » (1997)
Photo Catalogue raisonné

Certes, la vision est justement prise dans une habitude, on sait ce qu’on va voir avant que l’organe-œil se pose sur l’objet. Le cerveau fonctionne aux repères, et les formes « tasses », « cuillères », induisent immédiatement leur mémorisation. Pour « défaire » l’image, il faut un certain seuil de « déconstruction ». Et c’est bien l’état-limite qui était intéressant, cette frontière où au contraire l’image persiste. Ce travail sur « l’Hygiène du regard », à lui seul, aurait pu placer Bernard Reyboz dans l’Ecole de Nice ». Mais il était si peu grégaire… Et nul doute que son œuvre va se frayer un chemin comme très importante, très signifiante, une « école » à lui tout seul, tant la logique du parcours peut être un modèle, avec sa théorie implicite, et tellement débordée par le charme de l’œuvre, au sens propre, un vertige, une incantation, jusqu’au maléfice déjoué…

« Sans titre » (1997)
Photo Catalogue raisonné

Fin

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