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CHAPITRE 47 (part III) : Les galets de la Baie des Anges

Suite de la chronique proposée par France Delville consacrée à Bernard Reyboz depuis mercredi...

Bernard Reyboz a suivi un fil conducteur invisible, étant dans le labyrinthe à la fois Ariane et Thésée. Car, il l’a souvent dit, ce n’était pas intellectuel, rationnel. C’était une logique à lui, la logique de la recherche. Il est passé tout naturellement d’un objet à un autre, explorant chacun d’entre eux, lui faisant donner son « jus », tout aussi bien sémantique. Mais quelle logique justement, quelle succession à la fois mathématique et poétique, et surtout pleine de surprises, pour lui-même d’abord. Incontestablement il aima les trouvailles, l’inédit, au bord de l’inquiétant, c’est presque sa spécificité.
Et son passage par la Publicité lui donna une virtuosité technique qui, libérant l’esprit et la main, fraya un passage au libre cours donné à la pure investigation. C’est ainsi que m’est venue, dans son catalogue raisonné, la tentative de décrire son parcours :

« Matrice » (1989) (Photo Catalogue raisonné)

Chronologie ? D’abord la sienne, faisant référence à un certain apprentissage, puis à un certain métier qui lui donne une virtuosité artisane, une maîtrise du geste et des techniques, qui, au service de la Forme, et de la Poésie, donnent des objets d’une grande perfection. La perfection ? Ne serait ce pas le sentiment éprouvé par le spectateur, que cette forme là était inévitable, répondait en tous points au projet, à la vision intérieure. Enigmatiques, ces deux là, mais je dis bien éprouvés dans leur accomplissement, comme la réussite d’un ovni. Toute œuvre d’art n’est elle pas objet non identifié ? Sa véritable identité se logeant justement dans le reste. Ce qui reste à dire, et le restera toujours. L’œuvre d’art à la limite du dire, se déployant au delà.

« Matrice » (1989-90) Détruite par l’artiste (Photo Catalogue raisonné)

Intéressant car paradoxal, que ce caractère particulièrement sibyllin d’objets variés soit la production d’un homme passé par la Publicité, et qui, peut être pour cette raison, parle très bien de son travail. Car la Publicité, c’est de l’analyse, et de la synthèse. Il y faut une grande capacité à séparer les éléments, en voir la symbolique, le langage, puis les réassocier... Avec cette marge supplémentaire de magie au sens primitif : mana, ce quelque chose qui va faire fonctionner on ne sait ni où ni comment, et qu’on ne peut fabriquer... Les mettre en contact comme dans un laboratoire, avec un mélange d’efficacité et de transe. La clarté du discours sur les procédures, les étapes, n’entame en rien la complexité de la recherche, l’émergence de ses résultats. L’accueil des « apparitions soudaines dans une série d’événements ou d’idées » faisant de l’œuvre de Bernard Reyboz une cybernétique particulière. Publicité comme Ecole, le propre des Ecoles étant qu’il faut absolument les quitter. Bernard Reyboz quittera la Publicité comme il quittera les Beaux Arts de Besançon, comme il quittera les Arts Déco de Nice. Démarrant son œuvre en se souvenant d’objets qui l’avaient frappé un jour de passage à Nice : les galets de la baie des Anges. Commence alors une drôle d’aventure entre l’œil et le réel, puisque les premiers travaux sont en « trompe l’œil ».

« Matrice » (1989-90) Détruite par l’artiste (Photo Catalogue raisonné)

Qui, à l’autre extrême, s’appelle « hyperréalisme », plus cela trompe, plus c’est réel. Oui, au sens où la modernité fait du Réel une dimension d’inaccessibilité : plus c’est consistant, plus c’est percé d’indécidable. Et ce n’est pas pour rien que Bernard Reyboz commence ainsi : l’aspect clinique, ou d’analyse des données, c’est par là que Buffon fonde la science. Et aussi le Jardin des Plantes. Mais, lui, enfant, Bernard Reyboz ne le sait pas, il est simplement émerveillé, au Musée Guimet de Lyon, devant la mise en ordre du monde, son exposition. Et de la « formation de la terre, la reproduction animale et l’embryogenèse » de Monsieur Buffon, c’est intuitivement qu’il va jouer.

Et en mélangeant les genres, ce qui est le droit de l’art. Pour le plus grand avantage de la pensée humaine. C’est 1à que les émergences les plus inattendues sont tolérées, et même souhaitées. Pour un enfant, les squelettes, les fossiles, les planches à papillons, à mygales, n’est ce pas la planète mise à disposition dans son espace temps le plus étendu ? Mise à disposition du rêve ? De l’imagination ? De l’extension des liaisons ? Rencontre avec une arborescence de la pensée, une chose en engendrant une autre. Mais, surtout, dans ce dispositif technique, une chose à la fois vivante et morte. Clinique ne veut rien dire d’autre que « couché ». Mis à plat pour l’observation.

Matrice » (1989-90) Détruite par l’artiste (Photo Catalogue raisonné)

Toutes les créations de Bernard Reyboz ne vont elles pas passer du stade étendu, mort, pas encore né, à la verticalité ? Passer de l’unique au multiple. Passer des limbes à la libération des forces, à l’autonomie. Mary Shelley s’y reconnaîtrait peut être, dans ce chantier où c’est la vie qui est visée. La mise en vie des matières dites inertes, et même des mots. Le jeu de mots avec « maux » est bateau, mais il y a inévitablement de cette dimension là, sur le grand navire expéditionnaire qu’est l’atelier de Bernard Reyboz, son athanor. Frankenstein, il ne faut pas l’oublier, s’appelle aussi le Prométhée moderne, qui s’inscrit dans un courant littéraire où figure « Le Dit du vieux marin » de Coleridge. Mary Shelley qui a répondu aux histoires de revenants de son enfance. Les créatures de Bernard Reyboz ne sont pas honnies de son créateur, ni du spectateur, elles semblent dormir, au premier regard. Assemblées pour la jouissance esthétique. Mais il ne faut pas s’y fier. Sans aller jusqu’à « L’Ile du Diable », elles vont raconter l’histoire ambiguë de l’être humain pris dans la jungle du cosmos, avec ses matrices, ses cratères, ses magmas, ses mouvances, ses repères : gestations à surveiller. Car toujours au bord de la surprise.
En un mot, l’œuvre de Bernard Reyboz comme inquiétante étrangeté.

Sans concessions fut la recherche de Bernard Reyboz

Bernard Reyboz dit des « Matrices » : « Elles ont été mes premières réalisations en volume, satisfait de ce travail, je fus vite embarrassé de son aspect mécanique qui pouvait m’enfermer dans un système d’usinage et d’assemblage – j’ai donc détruit toute cette production. Seules deux pièces y ont échappé … des collectionneurs ayant été plus rapides ».
Durant les passionnants entretiens qui ont été les nôtres, je lui ai demandé : « Arrêter là les productions de matrices, c’était pour retourner à l’incréé, pour repartir Ailleurs ? »
Bernard Reyboz : « J’ai craint que cet événement ne s’impose. En le faisant disparaître, je l’effaçais comme événement décisif ».

Que soit effacé ce qui va déterminer le destin, Bernard Reyboz l’a fait d’instinct, et comme volontairement. Cette opération est pourtant fondatrice du psychisme humain, de par l’inaccessibilité du sens, due à l’écart du langage. Des « écarts » de langage, Reyboz se jouera. Troublante, son intimité avec les processus, soit naturels, soit psychiques. La sensibilité de cet homme était hors du commun. C’est à cette place « d’ancêtres fondateurs » que les « matrices » sont montrées dans le « catalogue », et qu’en dire ? J’ai répondu ainsi à l’invitation : « Les parcours d’artistes démontrent que les débuts sont sous le signe de l’imitation, de la revisitation de l’Histoire de l’Art pour ensuite la dépasser, rompre avec elle, et créer un monde singulier, un vocabulaire spécifique, opération qui n’est jamais régulière et d’une logique infaillible, il y a des allers et retours, des détours, des repentirs.

« Matrices » (Photo Catalogue raisonné)

L’ordre de Bernard Reyboz, l’ordre de ses périodes, sa mise en ordre, sa classification, semble d’un autre ordre encore, offre un sens supplémentaire. Il est convaincant lorsqu’il déclare que ce travail là, les Matrices, ne pouvait pas être à cette place là. Tout en leur reconnaissant un rôle déclencheur. Comme si, en étant abouties trop tôt, elles interdisaient certaines étapes, qui manqueraient. Et il a donc repris les Galets là où il les avait laissés, mais comme sculptures cette fois, en trois dimensions. Je voudrais ajouter qu’en replaçant ses matrices à une place inaugurale après les avoir supprimées, il est dans le droit fil de la création de l’Univers et du Langage, là où le big bang est perdu dans l’impossible à dire, et où, pour les humains, comme dans la Torah, tout commence au B de Bereshit, au numéro deux. Ce qui vient en premier, mais est inaccessible, c’est Aleph. Et, dans la tradition taoïste, c’est le Vide indicible, le Tao, matrice aussi puisque Mère des dix mille êtres. Même si Bernard Reyboz ne l’a pas pensé en ces termes, il était donc cohérent que quelque chose de la matrice se retire de son œuvre, pour lui laisser la place, à l’œuvre.

Ses Matrices, Bernard Reyboz les dit mécaniques. Il a abandonné les « ready made » de la Nature que sont les galets, tandis que ses matrices ont un air de poulies, de rivets. Mais de manière ambivalente : comme si une civilisation inconnue avait transformé pour l’industrie des formes naturelles. Ce qui est certainement une manœuvre inconsciente des humains. C’est ainsi que l’on retrouve dans ces matrices moulées une organisation, structuration, systématisation, lissage d’éléments trouvés de manière anarchique, irrégulière, dans le monde animal, végétal, minéral. Produits de la mimesis, sérialisés, ils jettent un pont entre l’inné et l’acquis, et n’en restent pas moins des signes majeurs de ce que l’art sacré a pu utiliser comme formes primordiales. Ils deviennent même un nouvel art sacré, retravaillé par la modernité. Si l’on peut reconnaître telles pointes agrémentant des écailles de tortues, telles dents de squale, telles épines de cactus mexicains isomorphes, telles scies de pristidés, et telles colonnes totémiques, elles n’en sont pas moins recouvertes d’entrelacs aléatoires proches de ceux des galets, mais à échelle réduite, dentelles infinitésimales.
Et systématisés dans le style « all over ». Alors s’impose la grande référence au macramé des divers « madrépores » que Bernard Reyboz rencontra enfant. Même si ce rapport là n’est évoqué par lui que plus tard, pour les coques. C’est du même homme qu’il s’agit. Du même enfant. Du même enfant qui rêve. Picasso, Matisse, Klee, Miro, etc. l’ont dit : en l’artiste, c’est l’enfant qui veut continuer de bricoler ses jouets.

A suivre...

- Pour relire la première partie de cette chronique dédiée à Bernard Reyboz, cliquez ICI

- Pour relire la deuxième partie de cette chronique dédiée à Bernard Reyboz, cliquez ICI

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