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CHAPITRE 13 (Part V) : Chronique d’un galeriste

Suite et fin de la chronique proposée par Alexandre De La Salle cette semaine...

Suite de l’entretien entre Horacio Garcia Rossi et Françoise Armengaud le 14 avril 2005

Horacio Garcia Rossi –… Dans les années soixante, il y avait un assez grand nombre de « groupes d’artistes », comme Gruppo N et Gruppo T en Italie, Zéro en Allemagne, Exat 51 en Yougoslavie, Equipo 57 en Espagne. Ce qui n’existe plus guère aujourd’hui, nous sommes dans une époque très individualiste. De 1960 à 1968, c’était important pour chacun de nous de pouvoir montrer nos expériences, et écouter les commentaires des autres membres du groupe. Le plus intéressant pour moi, c’est que c’était un groupe de recherche. Cet esprit de recherche continue. Il ne faut pas se figer dans le « style ». Pour moi, le style, c’est la recherche. Il faut évoluer, aller au delà de la chose que l’on connaît. C’est un esprit de recherche « artistico scientifique ». Mais en plus de cet apport pour nos travaux personnels, il y avait dans le GRAV un esprit collectif : nous avons fait ensemble des expériences comme les premiers Labyrinthes, ces « lieux d’interaction », pour la troisième Biennale de Paris en 1963, ainsi qu’à New York en 1964. Nous avons fait aussi une « journée dans la rue » en 1966 : nous voulions montrer nos expériences là où le public n’est pas conditionné par le lieu (musée, galerie d’art). Pour savoir la réaction de ce public inhabituel, nous avons élaboré des questionnaires.

« Pallottoriere », 1965, in Catalogue GRAV (Electa Editrice)
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Françoise Armengaud - Qu’est ce qui vous a amené à passer d’un usage effectif et concret de la lumière, notamment dans les « Boîtes à lumière », ou les « Structures à lumière instable », à son traitement purement pictural ?

Horacio Garcia Rossi - Dans les boîtes à lumière, la lumière électrique était incorporée. Quand j’ai arrêté ces recherches, vers 1968, j’ai réalisé des expériences avec des sculptures. Mais j’avais toujours l’intention de retravailler cette question de la lumière. La problématique, c’était comment arriver à donner la sensation de la lumière sur une surface à deux dimensions. J’ai fait beaucoup d’essais sans obtenir de résultats, et puis, vers les années soixante dix, j’ai fait des expériences sur le blanc. J’ai entrepris de tracer une ligne blanche, et, adjacente à cette ligne, j’ai ajouté une couleur pure, par exemple le rouge, ou le bleu, et cette couleur là, je l’ai dégradée en la fonçant vers l’obscurité. Cette expérience m’a captivé : je découvrais que je pouvais vraiment donner en peinture la sensation de la lumière !

F.A. - Dans votre exposition chez Lélia Mordoch, en 2005, vous présentez également une belle symphonie de gris !

G.R. - Oui, j’ai remplacé la couleur lumière, le jaune, le bleu, etc., par le gris lumière, et la couleur qui accompagne la gamme de gris joue en transparence. Ces tableaux là s’appellent « Couleur gris 1umière transparence ». Il y a des couleurs superposées qui influencent le gris de la lumière.

Portrait du nom de la ville de Paris (2000) in Catalogue « Opere 1959/2000)
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F.A. - N’y a t il pas chez vous un paradoxe, car vous avez dit rechercher non seulement le mouvement mais aussi l’instable et l’aléatoire, et en même temps, votre art est tout de rigueur, de précision, de calcul, de maîtrise...

G.R. - Le principe dont je pars est celui de l’instabilité. Beaucoup de gens pensent que l’univers obéit à un certain ordre, fixé pour toujours. Or l’univers et le monde changent. Non seulement politiquement, mais cosmologiquement. Les recherches des astrophysiciens ont révélé, par exemple, au delà des planètes, l’existence de territoires incommensurables... et en activité ! Cela nous place dans une situation d’instabilité énorme. Dans mes tableaux, et dans toutes mes expériences, il y a toujours cette idée d’un univers instable. Dans les boîtes à lumière, il y avait une instabilité qu’on voyait très bien. Mais le montage était très précis. C’est grâce à cette précision qu’on arrivait vraiment à une projec¬tion instable, quelque chose qui ne pouvait vraiment pas se répéter. Je ne peux pas donner l’idée d’instabilité si je ne domine pas les éléments avec lesquels je travaille. Si je ne domine pas la couleur, la forme, le mouvement et la lumière, je ne peux pas donner l’idée d’instabilité. C’est une instabilité créée par l’artiste. L’art est une pratique, et une façon de s’exprimer. Si on ne domine pas la forme et la couleur dans la peinture, le mouvement dans la danse, les notes et le silence dans la musique, les mots dans la littérature, on ne peut pas s’exprimer. Il faut dominer les matériaux, mais humblement, afin de découvrir les choses que ces matériaux peuvent nous enseigner. Pour les approcher avec force, avec envie de découverte, mais humblement.

Catalogue « Opere 1959/2000)
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F.A. - Vous arrive t il parfois d’être étonné, surpris, dérouté, par ce que vous obtenez ?

G.R. - Je ne peux jamais savoir exactement le résultat final de l’œuvre. J’ai une certaine idée, car j’ai fait des essais auparavant. Mais il arrive que cela donne quelque chose que je n’avais pas prévu. Parfois, j’aime mieux, parfois moins. C’est une angoisse, et c’est pour ça qu’on a envie de terminer l’œuvre : pour savoir. La question, dans les arts, c’est qu’est ce qu’on peut faire avec le très peu d’éléments dont nous disposons. Dans les arts plastiques, surtout dans la partie constructive et géométrique, il y a quatre ou cinq formes élémentaires, le carré, le cercle, etc., il y a la ligne, il y a les trois couleurs primaires : le bleu, le rouge, le jaune, et le blanc et le noir, et avec ce peu d’éléments on a fait la Dernière Cène de Leonardo, ou les tableaux de Rembrandt, de Van Gogh... c’est à dire avec peu ! Dans la musique, c’est la même chose. Il y a sept notes, les clefs, les silences, et avec ça on a fait la Neuvième symphonie de Beethoven. Dans la littérature, il y a vingt six lettres, avec quoi on fait des mots, des phrases, et voici les pièces de Shakespeare !

« Boîte à lumière instable » (1963/64) in Catalogue Verso l’Arte Edizioni
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Amoureux de la lumière ?

Dans la triste circonstance de la disparition d’Horacio, je voudrais citer un texte de Lélia Mordoch qui fut la préface d’un catalogue, car elle fut sa galeriste, mais qui sonne aujourd’hui comme un hommage particulier…
« Cher Horacio. Je suis si heureuse que nous puissions travailler ensemble. Lorsque je vous ai rencontré il y a maintenant si longtemps à l’Espace Latino Américain avec vos boîtes à lumières instables, Je vous ai tout de suite aimé. Notre première exposition « Couleur Lumière, fut... lumineuse.
Depuis, cahin caha, nous avons parcouru le monde ensemble de Miami à Caracas en passant par Milan et Strasbourg. Toujours avec ce même succès nous avons fait de petits trous dans les verres. Peu d’êtres humains, à mon sens, vous égalent. Amoureux de la lumière dès l’enfance, vous lui avez toujours été fidèle. Il y a des vocations qui ne se démentent pas et rares sont ceux qui savent réaliser leur destin. Vous êtes de ceux là.

« Portrait du nom de Herbin » (1974/1978) in Catalogue Verso l’Arte Edizioni
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La vie vous a souri, vous lui avez souri, vous êtes l’homme que l’enfant que vous étiez désirait devenir. Vous avez su à la lumière donner une troisième dimension, celle qui donne l’espace à la toile, à l’aide d’une simple ligne blanche qui tous nous éclaire. Il y a peu, vous découvrîtes une autre transparence et les objets qui y flottent libres de toute contrainte. Le temps y est à la lumière ce que le mouvement est au vent. Une symphonie du présent dessinant l’arc en ciel de l’avenir et toujours les tableaux de demain seront les rêves réalisés de ceux que vous fîtes hier et qui ne se démentent jamais.
Enfant, vous étiez au cinéma où vous tombâtes amoureux de la lumière. Depuis, elle vous poursuit jusque dans vos pensées les plus intimes et vous avez su la suivre et lui donner votre âme... celle d’un être de lumière qui toujours lui sera fidèle.
Pour elle, vous avez su tout laisser, parents, pays, amis pour venir à Paris, descendant d’un paquebot en 1959 avec votre valise en carton, brandissant sans un sou l’étendard de nos rêves à la face du monde. Cher Horacio, merci d’exister, merci d’être là ». (Paris, avril 2005, Leila Mordoch)

« Sphère, mouvement » (1969/1971, moteur et plexiglas) in Catalogue Verso l’Arte Edizioni
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Ordre en mouvement dans le chaos ?

Oui, on peut penser qu’Horacio fut amoureux de la lumière, qui, au-delà du fait qu’elle peut éblouir et que l’on peut ne plus la voir – on ne regarde pas le soleil en face – est structurée, comme tout dans l’univers. Une structure subliminale, infinitésimale, et qui est l’écriture du monde. C’est cela pour moi qu’Horacia Garcia Rossi a saisi, c’est pour cela que je le vois un peu comme un voyant. Mais, du côté du visible, dans l’interview filmée que nous lui avions faite en 1988 à la galerie, il a répondu à ma question sur le rapport de ses origines à son travail, que, peut-être, oui, d’être argentin, d’être latino-américain lui aurait donné le goût, nécessaire, de remettre de l’ordre dans le chaos. Il l’a fait de manière brillante, dans tous les sens du terme… Et en comprenant, ce qui est encore plus brillant, que si un ordre est possible, c’est un ordre en mouvement permanent : cqfd…

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