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CHAPITRE 13 (Part IV) : Chronique d’un galeriste

Suite de la chronique proposée par Alexandre De La Salle cette semaine...

Horacio Garcia Rossi et la violence de la matière

Je crois qu’Horacio Rossi a fait une œuvre déterminante d’intelligence, mais aussi d’infinie séduction : d’avoir provoqué, comme lui, par une science de la couleur et par le jeu du contraste, l’émergence d’une lumière nacrée, violente, multiforme, est vraiment le fruit d’un grand talent et d’une grande sensibilité. J’irais jusqu’à parler de poésie au sens de Rimbaud, Horacio a travaillé sur les correspondances, et une fois de plus cela évoque Arden Quin, avec justement l’interpellation de correspondances rimbaldiennes (Jusqu’au nom de la revue Arturo…). Je comprends très bien l’idée d’Horacio de couleur lumière enragée, c’est comme si la violence de la matière, celle qui va lover son intensité absolue dans le trou noir, lui avait commandé de la libérer, avec une douce rage. Cet homme doux, civil, qui va permettre que l’éblouissement revienne dans l’Histoire de l’art, non plus l’éblouissement de l’Impressionnisme mais celui du néon, et même celui que la Science, d’une manière atroce parfois, peut déclencher. L’œuvre d’Horacio a quelque chose des pouvoirs du diable, elle est très subversive. Il y a un texte de Gérard Masson sur Horacio, extrait d’un catalogue de la Galerie Claude Dorval de 1993, qui parle des madistes Carmelo Arden Quin, Volf Roitman, Bolivar, Gregorio Vardanega.

Horacio Garcia Rossi dans son atelier (Catalogue Verso l’Arte Edizioni)
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Mais surtout il traite de l’aspect « cinéma » de l’œuvre de Garcia Rossi, et c’est très intéressant. Le mot cinéma et le mot cinétisme ont après tout la même racine, qui est le mouvement, et le mouvement caractérise le « vivant ». Il semble qu’Horacio ait été amoureux du vivant. Godard dit que la photographie c’est la vérité, et que le cinéma c’est 24 fois la vérité par seconde. Horacio a réussi à donner du mouvement à toutes ses figures géométriques, qui, même quand elles sont fixes, bougent et vibrent. Et tout cela parce qu’il y a du halo, quelque chose qui s’adresse à l’œil, et le déstabilise.
Donc voici le texte de Gérard Masson, intitulé : « Garcia Rossi – du cinéma à neuf images par seconde » :

Garcia Rossi – du cinéma à neuf images par seconde

« Une seconde, c’est l’espace de temps qui s’écoule pendant que votre œil parcourt une gouache de Garcia Rossi et découvre qu’elle est composée de neuf images juxtaposées, chacune reproduisant la précédente en y apportant une variation. La vision successive de ces neuf parcelles restitue une progression : une séquence ordonnée de neuf états figés, à intervalle régulier, de la construction d’une image. Le spectateur en vient naturellement à évoquer les bandes que l’on introduisait jadis dans le cylindre rotatif de cet ancêtre du cinématographe : le praxinoscope inventé par Emile Reynaud. Et de comprendre pourquoi le mot cinéma figure dans le titre porté par l’exposition des gouaches de Garcia Rossi à la galerie Saint Charles de Rose. Bien entendu, le cinéma de Garcia Rossi n’a pas recours au mouvement réel de quelque appareil de projection pour restituer l’illusion du mouvement ; il n’y a de mouvement que dans l’œil du spectateur qui parcourt le tableau.

« Couleur lumière en cage » Paris 2001 (Catalogue Verso l’Arte Edizioni)
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Se contenter de définir ainsi une œuvre de Garcia Rossi serait un peu court. Le choix du sujet qui fait l’objet d’une animation n’est pas quelconque. Ni innocent. Regardons, pour commencer, une œuvre moins récente qui n’entre pas dans la catégorie cinéma. De loin, nous pensons apercevoir un néon coloré, en forme d’anneau, dont la lumière irradie, puis s’estompe, en ondes colorées concentriques qui, vers les bords et le centre du tableau, disparaissent dans la nuit du fond noir. Mais, en nous approchant, nous ne constatons qu’une surface plane, peinte : une succession de bandes circulaires, chacune portant uniformément une nuance selon un dégradé progressant rapidement vers le noir. Ce qui apparaissait comme un néon coloré est en fait un cercle très fin... et blanc ! Garcia Rossi pense la couleur, dit-il ni comme élément décoratif en soi, ni comme variété de diverses couleurs juxtaposées, mais comme un conglomérat d’éléments base destinés à créer une nouvelle structure de visualisation : la couleur lumière.

« Couleur lumière cinéma » Paris 1993-94 (Catalogue Verso l’Arte Edizioni)
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Ilusion de mouvement, illusion de lumière

Revenons à la série cinéma et, la première seconde écoulée dans la vision globale des neufs images, consacrons neuf secondes par image : ce sont les mêmes motifs que ceux de la série couleur-lumière, mais en format très réduit. A l’illusion de mouvement s’ajoute ainsi l’illusion de lumière. Ici, c’est une fine ligne blanche, encadrée de deux bandes vertes, sur fond noir ; initialement horizontale, elle progresse régulièrement à chaque étape vers une position finale oblique à quarante-cinq degrés : et à chaque étape, s’ajoutent deux nouvelles bandes vertes de plus en plus sombres. Là, c’est un rond de nuances bleues qui se construit par portions successives, disputant la surface à un autre rond, de nuances rouges, qui cède du terrain, se réduit, s’estompe et disparaît. Plus loin, un autre motif, d’autres couleurs, mais toujours avec la fine ligne blanche ; une autre progression, une autre construction. Les mêmes effets, toujours renouvelés. Chaque fois, un tableau différent, avec sa personnalité, à nul autre pareil.
La personnalité des tableaux tient aussi à leur présentation. Les uns s’étalent en format horizontal : les neuf petites images carrées se suivent en une bande oblongue. Les autres affichent un format compact, regroupant en un carré trois bandes de trois images chacune : le décryptage de la progression y est moins limpide et nécessite un peu plus d’une seconde d’attention ; leur lecture s’effectue d’abord selon le mode occidental d’écriture ; en commençant par la ligne du haut et de gauche à droite ; puis, pour la deuxième ligne, de droite à gauche ; et enfin, de nouveau en partant de la gauche. Cette présentation traduit elle l’intérêt que Garcia Rossi a porté à la linguistique ?

« Couleur noir lumière-miroir négatif » Paris 1996 Catalogue Valmore « Opere 1993/2002)
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Un sixième de grav

Il est intéressant de constater qu’avant de se fixer dans les limites des deux dimensions du plan et d’y développer l’illusion de lumière et l’illusion de mouvement, Garcia Rossi avait utilisé, comme moyen d’expression plastique, la lumière elle même et avait eu recours au mouvement réel : sources lumineuses et mécanismes étaient intégrés dans des boîtes cinétiques. Les vibrations lumineuses, c’était le domaine dans lequel s’était spécialisé Garcia Rossi au sein du Groupe de recherche d’Art Visuel (le GRAV). Dans ce groupe, en effet, dont la courte existence, de 1960 à 1968, a néanmoins permis un apport de première importance, chacun des six artistes qui l’avaient constitué s’occupait d’un domaine particulier de recherche d’effets visuels, et tous mettaient en commun leurs découvertes personnelles avec l’objectif de réaliser une activité d’équipe ; les œuvres individuelles ou collectives étaient exposées dans le monde entier sous l’anonymat du sigle du groupe.

« Couleur lumière enragée » Paris 1999 (Catalogue Garcia Rossi « Opere 1959/2000 » Textes Annamaria Maggi)
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L’art construit... aujourd’hui

Sur les quelque sept cent galeries parisiennes, celles qui se sont spécialisées dans l’art construit se comptent sur les doigts d’une main. Et combien, parmi les cent cinquante galeries de toutes nationalités qui ont loué un stand à la vingtième Foire Internationale d’Art Contemporain de Paris en ce mois d’octobre 1993 ? La galerie Saint Charles de Rose s’attache à défendre et à montrer l’art construit sous toutes les formes qu’il engendre, dans toute sa diversité : Luc Peire, Carmelo Arden Quin, Volf Roitman, Bolivar, Guy de Lussigny... et des artistes du cinétisme : Martha Boto, Gregorio Vardanega et, bien sûr, Horacio Garcia Rossi. Ce combat persévérant cette fidélité, sont d’autant plus méritoires que cette récente galerie semble disposer de moyens modestes : son local est un peu étroit, installé probablement dans une boutique ancienne désaffectée, dont des vestiges de grille survivent en façade. Autant de signes qui ne la situent pas parmi les privilégiées du commerce de l’art, mais renforcent son caractère... On y trouve aussi un petit bulletin trimestriel qui répertorie les manifestations d’art construit à travers le monde. Et il est réconfortant de constater chaque trimestre que la liste s’allonge. (Gérard Masson)

Vernissage d’Horacio Garcia Rossi, Galleria Vismara, Milan, 1987
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Œuvre non définitive mais pourtant exacte

Le 14 avril 2005, Horacio a dialogué avec Françoise Armengaud, et l’interview a été reproduite dans le catalogue de la galerie Lélia Mordoch, en voici des extraits :

Françoise Armengaud – Vous avez été, avec Julio Le Parc, François Morellet, Francisco Sobrino, Joël Stein et Jean-Pierre Yvaral, l’un des fondateurs du GRAV. Etes-vous toujours d’accord avec les principes formulés le 25 octobre 1961, comme de « mettre en valeur l’instabilité visuelle et le temps de la perception » ou « chercher l’œuvre non-définitive mais pourtant exacte, précise et voulue » ?

Garcia Rossi – Je suis d’accord, encore aujourd’hui. Je n’aurais pas fait les choses que j’ai faites, ni à l’époque du GRAV, ni maintenant, si je n’avais pas été membre de ce groupe-là. Ce fut une deuxième école pour moi, après les huit années passées aux Beaux-Arts de Buenos Aires….

(A suivre)

- Cliquez ici pour relire la première partie de cette chronique.

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