…. Et puis sont montrées des images d’un Colloque autour du livre où Bruno conversa avec Alain Freixe, Daniel Schmitt, Henri Baviera… et Henri en chair et en os vint lire des extraits de « Numerus clausus », un livre qu’ils avaient fait ensemble. Sous le titre « L’archiviste de l’improbable », Gilbert Casula lit un texte qu’il a écrit à Cannes en 2007 : « Archéologue d’un futur qui a toujours existé, Bruno Mendonça avance de découvertes en découvertes et ce n’est pas son moindre mérite à mes yeux d’avoir mis à jour, croquis à l’appui, tant de bibliothèques invraisemblables, véritables silos à livres enfouis dans des cratères de volcans en sommeil, des glaciers inexpugnables, ou bien veines géosophiques aménagées dans des anfractuosités de rivages tourmentés par les vagues. Toutes semblent avoir pour fonction dernière de détruire les livres qu’elles devraient conserver. L’absurde est à ses ordres. Il l’opacifie jusqu’au paroxysme et en fait une couleur matière conceptuelle dont il joue dans ses performances, nous présentant des sortes de cérémonies ou coutumes fantasques dont le sens se serait irrémédiablement perdu. Mais cet archiviste de l’improbable est également l’inventeur d’alphabets inouïs, défiant toutes les sciences connues du haut de leurs idéogrammes muets, ainsi qu’un découvreur de littératures à jamais indéchiffrées, n’ayant que leur énigme à offrir aux regards avides des questionneurs. Textes « non textes », presque arrogants, comme s’ils avaient été rédigés dans l’unique but de décevoir notre inextinguible faim de signification, ou bien textes témoins, transcrits sur d’étranges supports, livres et objets, appartenant à des mondes naufragés depuis toujours sur les grèves du réel, Bruno Mendonça insuffle à ces œuvres patiemment élaborées, la puissance évocatrice des archétypes.
- « Dater et signer » (1978)
- DR
Sophie Taam chante des notes répétitives dans un rythme dont on a l’intuition qu’elles comportent un ordre… chant codé tout à fait dans le style de Bruno… Tout s’éclaire quand elle donne la clé : c’est du morse, et cela veut dire « I love you »… et Bruno aimait les langues universelles, et celle-ci ayant été créé par Monsieur Morse pour la communication longue distance, Sophie Taam a eu bien raison de l’employer, de là où il est, dans les étoiles, Bruno a dû entendre…
Christian Depardieu retrace une performance de Bruno dans sa galerie en janvier 2010, avec Stéphanie Sommerfeld et Martin Miguel. Très impressionnant, ce corps soumis à la brutalité des matières industrielles, et le texte de Bruno, violent mais toujours aussi avide de la sensation d’être vivant, tous pseudopodes en alerte. Bruno y disait ce texte, intitulé « Peau sous plomb » :
Creuser de la langue, outil décapant, abrasif des extrêmes
Entrouvrir le rire interne, le positionner, sur la plante
Des pieds, lui marcher dessus, en rituel saccadé, succès
Garanti. Mythe au logis par saccades convulsives,
Soubresaut des épaules, soulevant la grammaire latine
Comme une soupape intériorisée, terrorisée par les
Preuves. Marteaux, pince à tendre la peau, la toile sur nos
Squelettes de mats cramés, emboîtés comme les thermes
D’une version au ablatif et cubitus associés.
Conjuguer le derme et le terne.
Associer le vide et la ride.
Malaxer le fond et le plomb.
Broyer menu le pigment à l’aimant.
Déglutir les vers et le cracher sur le verre.
Mâchonner lentement, suavement les mots déchiquetés
Par la langue d’acier, acte d’anthropophagie du texte.
Réduire le souffle au râle en thé de Chine, copeaux.
Sous peaux, Philippe émerge, récupère sa place dans la
Phase des nuits électro- magnétiques… etc.
Claude Haza dit un texte bouleversant dont je ne dispose pas, mais dans le catalogue de l’exposition « Bruno Mendonça, bâtisseur d’aléatoire » du Musée de Gap en 2010 son texte intitulé « Des Cathédrales de livres chez Bruno Mendonça » débute ainsi : « Il parle, comme si raconter un détail du tableau - un tout petit bonhomme, à peine si on le voit dans l’espace vaste, non pas un paysage immense, mais un décor de froid - donnait vie à un autre élément, un bloc de livres incrustés dans une montagne de glace. Puis, au détour d’une idée, s’empare d’une autre histoire qui donne sens à l’imaginaire présenté, ou plutôt à la création du monde ici, et à cet autre élément infime et indispensable.
- « Golden Gate Library » (2006
- DR
Il continue l’histoire. La teinte de science biologique et physique, de métaphysique, de surréalisme, d’anticipation, de futurisme. Et il n’y a pas de délire à élucubrer, pas de non-sens. On écoute et on croit être dans le champ décrit, comme s’il était tout à fait naturel de se trouver dans un paysage d’éoliennes appuyées sur des socles-livres remontant de la mer Baltique. Comme si les chaussures-contreforts qui serrent des immeubles-livres étaient devenues un repère familier dans la ville. On écoute ce qu’il énonce, comme s’il n’avait fait que recopier ce qu’il a vu. Comme s’il n’avait pas inventé ce paysage d’outre monde d’un futurisme logique ; tellement évident qu’on se demande pourquoi on n’y avait pas pensé par nous-mêmes. On écoute l’histoire des choses normalement inventées, comme la goutte d’eau, celle du livre, des immeubles mobiles... subjugués. »
Et Frédérique Nalbandian fait avec Bruno la partie de tennis qu’ils avaient projetée et n’ont pas eu le temps d’accomplir, elle a dû jouer des deux côtés du filet, mais ça ne se voyait pas, Bruno était là, à rattraper des balles avec son air coquin et à faire des passing… C’était très joli, comme ils auraient pu le faire chez Spada, en bleu de travail et par-dessus des tréteaux abandonnés…
Christian Arthaud évoque sa collaboration répétitive avec Bruno, et je veux mentionner son texte très fouillé dans le catalogue de l’exposition de Gap, « Enquête sur les Bibliothèques éphémères de Bruno Mendonça et leur ordre caché », qui commence ainsi : « Parce qu’elles contiennent l’infini, parce qu’elles englobent tout l’espace possible, réel ou rêvé, parce qu’elles font tenir le temps à notre merci, parce qu’elles sont la clé du savoir, passé et à venir, enfin parce qu’elles font tenir le temps à notre merci, parce qu’elles sont le théâtre des transformations profondes et des naissances à soi-même, les bibliothèques mobilisent notre imagination comme aucun autre lieu, comme aucun autre objet. On y fait retraite. On y trouve en réserves dans l’attente d’être découverts, compris, décryptés, salués, de bien mystérieux signes. Tout semble indiquer que cette entité étrange, ce trésor d’intelligence est à la mesure de notre ignorance. On y décèle quelques paradoxes : dans le même mouvement qui nous fait entrer en elle, nous en sortons, nous nous extirpons des contingences et nous abandonnons à la méditation suave. L’immobilité du rayonnage est pesante des questions fondamentales qu’il supporte, mais son poids nous est léger dès lors que la réflexion touche au cœur de notre souci. Si on peut déterminer ce qui se conserve là, matériellement côté, chiffré, inventorié, comment nous est-il possible d’évaluer la connaissance qu’une bibliothèque génère, comment collationner la rêverie qu’elle fait naître ou enregistrer les fictions qu’elle suscite ? Quel divin emprisonnement que ce moment de parfaite communion avec une phrase, un plan, une odeur, une situation romanesque, un silence en fin de vers ! L’enfermement y est délectable, certes, car il n’y a plus de clôture. La vie danse à la lumière de ce que l’on trouve. L’édifice de la bibliothèque sera une métaphore de l’intériorisation absolue et l’armoire à livres sera l‘image de ce qu’on emporte avec soi. Possession improbable et propriété inaliénable. Richesse secrète. Quête de l’inaccessible. Voyage intime. Rencontre infernale. La « bibliothèque comme dragon », pour reprendre l’expression de José Lezama Lima.