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CHRONIQUE : L’Ecole de Nice… Chronique 2 - Par André Giordan et Alain Biancheri

Expositions à l’étranger, salles de musée, catalogues, articles, livres, films à son nom : « l’École de Nice » existe bien. Du moins… a fini par s’imposer ! N’est-ce pas toujours ainsi que l’Histoire de l’Art se fait ? L’épopée a si bien fonctionné et semble si bien continuer à marcher qu’une double récupération est à l’œuvre : la récupération du marché de l’Art d’une part, la récupération touristique, pour un public désormais plus large de visiteurs vacanciers d’autre part. Mais qu’en est-il vraiment de cette École ? Qui la compose ? Pour susciter quel regard sur l’art, sur le monde, sur les autres ?

L’École de Nice est souvent décrite par les critiques d’Art en « trois mouvements », à savoir : « le Nouveau Réalisme niçois, Fluxus-Nice, Supports-Surfaces ».

En réalité, comme les trois mousquetaires, il est habituel de distinguer 4 regroupements, puisqu’il faut citer immédiatement le Groupe 70. Mais que faire des autres, de tous les autres ? Le célèbre critique parisien Pierre Restany en fait… « quelques virgules » ! Quel dédain ; ce sont les plus nombreux, les plus significatifs : tous des atypiques, des inclassables ! Ils ne rentrent dans aucune classification ou a contrario, ils rentrent dans toutes et dans… bien d’autres choses ?..
Est-on plus avancé avec cette cladistique sur les bras ? Sûrement pas… Ce n’est pas cela qui fait l’originalité de cette École. Elle sera reprise ici seulement pour faciliter une première présentation et fournir quelques grands repères.

Le Nouveau Réalisme niçois est toujours cité en premier.

Il est vrai que Klein, Arman et Raysse, sont nés à Nice ou du moins issus de la région niçoise par leur naissance. Membres du Nouveau Réalisme, dont le Manifeste fut signé en octobre 1960 à Paris (!) à l’initiative de Pierre Restany, ils demeurent les plus connus sur le plan international. Il est vrai qu’ils ont fait l’essentiel de leur carrière par la suite à l’étranger, notamment à New York. À ces trois, on associe toujours le sculpteur César qui vient de Marseille et qui se rallia à cette mouvance lors d’un second manifeste 40° au-dessus de dada en Juin 1961.
Pour Restany, « l’école niçoise veut nous apprendre la beauté du quotidien. Faire du consommateur un producteur d’art. Ces artistes veulent s’approprier le monde pour vous le donner. »
Pierre Restany, Avec le nouveau réalisme, sur l’autre face de l’art, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambrons, 2000

Bien que plus anciens et plus célèbres, on ne peut dire que ce furent eux qui créèrent véritablement l’École de Nice ou qui lui donnèrent son nom. Klein était déjà mort avant que l’idée même d’École de Nice n’apparaisse dans la presse. En réalité, ils furent récupérés par la suite comme « grands frères » vu leur notoriété.
Dans cette succursale, il faut encore noter la présence incontestée de Niki de Saint Phalle qui passa une grande partie de sa vie à Nice, même si cela ne fait pas consensus ni chez les artistes, ni chez les critiques appointés. Elle offrit pourtant au Mamac de Nice l’essentiel de son œuvre, par attachement à cette ville.

La seconde couche fut celle de Fluxus-Nice.

Fluxus n’a rien de niçois à l’origine. Largement influencé par Dada, par l’enseignement du musicien John Cage et par la philosophie Zen, une personnalité s’en dégage, celle de Georges Maciunas. En septembre 1962, il organise les premiers concerts Fluxus qui terminent leur tournée à Nice. Cette mouvance trouvera par contre à Nice un véritable catalyseur, en la personne de Ben (Vautier) et une boutique, lieu de rencontre et d’exposition, le Laboratoire 32, devenue plus tard Galerie Ben Doute de Tout.

Ben, Réception chez lui, 2007
photo Séverine Giordan

Avec Ben « tout est art » : il définit lui-même son art comme un « un art d’appropriation » :
« Je cherche systématiquement à signer tout ce qui ne l’a pas été. Je crois que l’art est dans l’intention et qu’il suffit de signer. Je signe donc : les trous, les boîtes mystères, les coups de pied, Dieu, les poules, etc. »
Ben, (2009), Ma vérité, L’esprit du temps

Ben ne fut pas tout Fluxus-Nice ; Marcel Alocco, Serge 3, Jean Mas démarrèrent sous son aile ; Robert Bozzi, Robert Errebo, René Pietropaoli, aujourd’hui trop oubliés ont joué un rôle capital. La boutique La Cédille qui sourit créée par Robert Filliou et George Brecht à Villefranche-sur-Mer sera un autre lieu de ralliement où presque tous ceux qui sont alors « en recherche » se croiseront : théâtreux, plasticiens, et écrivains comme Daniel Biga, Jean-Marie Le Clézio ou Michel Vachey.

Serge 3, Centenaire de Sedan, 1970
photos Séverine Giordan

Supports-surfaces sera le seul groupe d’origine autochtone

(quoique !), créé de toutes pièces à partir de l’ancienne École des Arts décoratifs de la rue de Tondutti de l’Escarène à Nice, en grande partie sous l’influence du travail de Claude Viallat qui y enseignait. En 1966, Claude Viallat, adopte un procédé à base d’empreintes ; il l’inscrit dans une critique radicale de l’abstraction lyrique et géométrique, études qu’il avait démarré dans le cadre de… l’Ecole de Paris. Ce dernier résumait clairement leurs approches ainsi :
« Dezeuze peignait des châssis sans toile, moi je peignais des toiles sans châssis et Saytour l’image du châssis sur la toile. »
Claude Villat (1970), Peinture-Cahiers théoriques.

Ce groupe « Supports/Surfaces » fut un mouvement éphémère. Après plusieurs installations dans l’arrière pays niçois, la première exposition véritable se tient en 1969 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris ; en 1972, le groupe est dissous sur fond de graves divergences politiques.
Dans ce groupe, on peut noter la participation de façon constante ou éphémère de Noël Dolla, Bernard Pagès, Toni Grand, Patrick Saytour, Marcel Alocco, Louis Cane, auxquels on peut rattacher Vincent Bioulès, Pierre Buraglio, Dezeuze, Valensi. André-Pierre Arnal. Jean-Pierre Pincemin, Pierre Buraglio, Christian Jaccard, Jean-Michel Meurice et François Rouan gravitent également autour de ce mouvement.

le Groupe 70

Ensuite, a existé le Groupe 70 dans le prolongement du groupe INterVENTION créé par Raphaël Monticelli et Marcel Alocco, encore et toujours lui. En 1970, Raphaël Monticelli présente à la galerie Alexandre de la Salle à Saint Paul de Vence INterVENTION 70 avec la participation de Marcel Alocco, Max Charvolen, Noël Dolla, Serge Maccaferri, Martin Miguel et l’italien Osti.
Suite à cette manifestation, Max Charvolen, Serge Maccaferri, Martin Miguel ainsi que Vivien Isnard et Louis Chacallis décident de créer le Groupe 70. Certains d’entre eux furent d’ailleurs les élèves de Claude Viallat à l’Ecole des Arts décoratifs de Nice.

Les inclassables

Bernar Venet, Arc 1985, Jardin Albert 1er
photos Séverine Giordan

Il reste maintenant les plus significatifs, tous les inclassables. Ils sont sans doute les plus performants pour renouveler, démultiplier la créativité de l’Ecole de Nice : Sosno et ses oblitérations, Venet et son art conceptuel, Malaval et l’aliment blanc, Jean Mas et son objet princept « les cages à mouches », Pinoncelli et son « attentat culturel sur Malraux », Farhi, Claude Gilli, Mendonça, Pignon Ernest Pignon, Guy Rottier et ses maisons, Albert Chubac, ont connu une notoriété certaine. Par la suite, Bernard Pagès, Noël Dolla, Flexner, Verdet, Taride et bien d’autres… Parmi lesquels, il faudrait ajouter Paul Armand Gette qui habite à Nice durant un long séjour à partir de 1959 et qui expose la galerie Matarasso puis à Cannes ses Cristallisations et ses Calcinations.
Ont émergé à la suite Patrick Moya et ses sculptures, ses chars de Carnaval et son art numérique, Guy Champaillier avec ses immenses sculptures horizontales, auxquels on peut rattacher nombre d’artistes plus jeunes.
Dans cette couche plus récente, Nivès Oscari, (aujourd’hui Nivèse), compagne de Frédéric Altmann, cet œil éclectique qui a beaucoup fait pour faire connaître l’École de Nice, est la seule femme reconnue par ses pairs ! L’École de Nice serait-elle macho ? D’autres comme Elisabeth Mercier, Elisabeth Collet, Jacquie Gainon, Béatrice Heyligers, Michou Strauch, Michèle Brondelo, plus jeunes, ne sont toujours pas prises en compte jusqu’ici !

« 1) J’aime l’école de Nice parce qu’on y dit beaucoup de mal et de bien de tout le monde et que c’est parfois divertissant.
2) Il y a les Nouveaux Réalistes : Arman, Raysse, Klein. Ce sont les esthéticiens de Dada, les exploitants du ready-made de Duchamp. Ce sont des prétentieux. Il y a la deuxième génération des Nouveaux Réalistes. Ceux qui sont toujours à la mode des périodiques des salons et des biennales. Il s’agit de Chubac, Gilli, Farhi, Venet. Ce sont des prétentieux inutiles. Il y a l’art intellectuel ou l’attitude art. Leur art s’accompagne d’une opération mentale. Il s’agit de Viallat et de Saytour puis, un peu différents, Dolla, Alocco, Pagès. Je les crois influencés par le groupe puriste BMPT. Mais quoi qu’il en soit, ceux de Nice comme ceux de Paris sont des prétentieux hypocrites. Il y a l’art d’idées (idées impossibles, idées absurdes, idées bêtes, idées simples, idées drôles. Il s’agit entre autres de Dietman, Filliou, Brecht, Flexner, Serge III Tobas, Pinoncelli et moi-même (très différents les uns des autres). Ce sont des ambitieux hypocrites et prétentieux. Il y a la véritable école de Nice, celle qui cache moins son jeu : Moretti, la Galerie Albert ler et ses paysages, ses marines, ses portraits. »
Ben, 1970 in web Site http://www.ben-vautier.com/divers/a...

Suite dans quinze jours !

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Focus oeuvre : La Baigneuse Plage de Cannes, Jean Mas


Jean Mas, 1995, La Baigneuse Plage de Cannes,
série des ombres peinture sur bois 143 x 200 (photo Séverine Giordan)

Né en 1946, cet artiste niçois intègre l’École de Nice au début des années soixante-dix. Jean Mas excelle dans le travail sur les mots et dans l’art de la performance. Proche du mouvement Fluxus, il se fait connaître par ses célèbres Cages à mouches et explicite le passage du monde de jeu à celui de l’art par l’absence de mouche. Présent au Centre Pompidou, lors de l’exposition À Propos de Nice (1977), son travail tourne autour de questionnements sur le langage et l’art par l’appropriation d’objets et les Peu, pour s’ouvrir sur les Ombres ou les Versions. En 1990, Jean Mas s’approprie et capture les ombres portées, d’après des photographies qu’il travaille et redécoupe.
Depuis 2003, il anime le Festival du Peu…. Son art est participatif. Il organise également des ateliers de Bulles de savons et parodie les ventes aux enchères (À Vendre). En 2006, l’exposition Versions, présentée à la galerie Ferrero, présente ses recherches sur le langage et la transposition artistique d’objets usuels. Jean Mas joue avec les mots et les concepts, dans l’esprit du mouvement Art et Langage.

Interprétation

Ces trois captures d’ombres constituent une œuvre unique qui pourrait se lire comme un triptyque. Les silhouettes simplifiées et peintes par aplats évoquent des formes humaines en mouvement dans un lieu précis car certains éléments identifiables comme la serviette de bain ou des vêtements font penser à la plage. Ces trois personnages renvoient à la pratique des ombres chinoises, et à la simplicité des formes épurées comme le pratiquait Matisse. Cependant la démarche de Jean Mas est toute autre, elle est ancrée sur le réel et non sur l’illusion d’optique. Il n’imite pas la réalité avec le subterfuge de l’ombre mais il la « capture ». Capture qui a vu le jour dès 1990 : après la photographie d’une ombre, celle-ci est reportée sur un support pour traduire l’« absence » de la personne. La mise à la verticale de la silhouette modifie la perception habituelle que nous avons de l’ombre, et sa présence se manifeste par sa prégnance.

Morphologie

La composition générale des trois peintures montre une évolution dans l’inclinaison des corps avec un basculement des attitudes. Les phases successives du mouvement évoquent les procédés d’arrêt sur image des retransmissions sportives, et les recherches de Marey et Muybridge sur la chronophotographie. La décomposition du mouvement est accentuée par le cadrage tronqué qui donne un effet de hors champ ; le dynamisme de la composition dépend des diagonales, des lignes obliques de plus en plus inclinées qui créent un effet cinétique comme les lances de la Bataille de San Romano de Paolo Uccello.

Chromatisme et spatialité

Les couleurs volontairement simplifiées des ombres mettent en valeur les silhouettes et accentuent le mystère. Nous imaginons des séquences d’habillage ou de déshabillage, et le fond blanc détoure les pleins et les vides pour réaliser un découpage presque parfait de la femme.
L’espace horizontal bascule et perturbe la perception de l’œuvre, car la déformation des corps n’est pas immédiatement identifiable. Jean Mas met en pratique la formule « Avoir une ombre au tableau », à l’origine de sa démarche d’appropriation, et permet le retournement de la position initiale. L’ombre est verticale par le miracle d’une anamorphose ; le spectateur se déplace sans arriver à saisir ce qui lui échappe : la représentation d’une image, ou plutôt la présentation de son absence : la capture de l’ombre. Jean Mas nous raconte par le minimum de moyens le mouvement suggestif d’un instant éphémère.

Pour en savoir plus
Alain Biancheri, André Giordan et Rébecca François (2007), L’école de Nice ; Collection Giordan-Biancheri, Ovadia Editeur, Nice.

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