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ECOLE DE NICE - CHRONIQUE 4 : Ecole de Nice : Des lieux, des rencontres ? - Chronique 4 - Par André Giordan et Alain Biancheri

Résumé des précédents numéros :
L’Ecole de Nice est une Ecole sans murs, sans manifeste, sans véritable maître... dont il est difficile de dire quand tout a commencé. Elle est le produit d’un empilement de productions, d’événements, d’écrits, d’actes,.. Normal qu’elle soit enfin reconnue à sa vraie place. Elle fut un gigantesque cocktail d’initiatives, d’idées, de formules neuves dans un lieu unique, dans tous les sens du terme : Nice et sa région… Foin du provincialisme ! Même si la reconnaissance fut parfois parisienne, ou pour certains new-yorkaise. Un bouillon de culture s’est mis en place qui fut l’un des plus important protagoniste de l’avant-garde artistique de la deuxième partie du XXème siècle.

Mais comment tout cela a-t-il pris, dans quel lieu, autour de quels personnages ?

Où tout a commencé

Difficile de dire où tout a commencé ? Vouloir y trouver une origine unique, un point de départ symbolique n’a aucun sens. L’Ecole de Nice est un phénomène émergent et comme toute émergence, elle est le produit de convergences, d’interactions et même de.. conflits ! Tous ne sont pas destructeurs, bien au contraire quand il y a la possibilité de se parler, d’être et de vivre ensemble… Ces incertitudes n’empêchent pas de nommer des lieux qui ont servi de « catalyseur ». Ils ont permis à des jeunes artistes de se révéler, de s’exprimer, de se rencontrer, voire de se lancer des défis… dans la provocation ! En retour, ces jeunes sont devenus des personnalités emblématiques de l’Ecole de Nice, tout comme ces lieux…

Laissons donc la Promenade des Anglais à la légende de Klein, Arman et -non pas Raysse- mais Claude Pascal qui sont censés « se partager le monde » . Pour la « naissance » de l’Ecole de Nice, d’autres endroits ont été plus significatifs. En ville par exemple, une brasserie située à l’angle de la place Masséna et de la rue Gioffredo, a joué un rôle manifeste. Dans les années cinquante, elle se nommait le Ballon d’Alsace ; tout le monde l’appelait « le Biarritz » Au sous-sol, un Club des Jeunes, à l’origine un club de jeunes poètes, se tenait chaque samedi à 17h à l’initiative du patron, un certain « Monsieur Saint-Lune » comme il se faisait appeler, poète lui-même et disciple et ami de Saint-Pol Roux. Ce Club , ancêtre des bistrots philosophiques, était animé par Robert Rovini, puis Paul Mari, tous deux découverts par Jean Ballard des Cahiers du Sud. Chaque semaine, sous prétexte de poésie, se rencontrent, se confrontent, se toisent, s’auto-émulent des jeunes, ceux qui feront plus tard l’Ecole de Nice... mais pas seulement des écrivains Le Clézio, des poètes comme René Decurgis, des photographes, Henri Maccheroni, des hommes politiques comme Pierre Pasquini,.. et bien d’autres que la postérité n’a pas... ou pas encore retenu.

Tous s’y croisent pour refaire le monde. Ils parlent des problèmes du temps : la décolonisation, la guerre d’Algérie naissante, l’ethnisme, l’occitanie... mais aussi de la vie familiale « insupportable », du mariage « sans intérêt », des études « ennuyeuses » qu’il fallait aller faire à Aix ou à Paris et bien sûr de la... politique (déjà sans enthousiasme), même si certains d’entre eux étaient attirés par le parti communiste ou les dissidents Troskystes. Seul un coup de balai « total » leur paraissait acceptable dans cette société hyper-conservatrice de la IVème ouïs de la Vème République. Une idée - réductrice avec le recul - trottait dans leur tête : « faire du passé table-rase » pour (re)construire le monde autrement. Naissent des tentatives de gestes de rupture par rapport aux pratiques traditionnelles (notamment par rapport à l’Ecole de Paris, la référence du moment en art), des gestes de « relecture » des pratiques traditionnelles (empreintes, monochrome, calcination, détournement, recyclage, appropriation, accumulation,..) ou d’autres pratiques sociales (appropriation de lieu, actions dans la rue, « Théâtre total », interventions, performances,..). Un minutieux travail de sape des catégories de l’art par un rejet systématique des institutions et de la notion même « d’œuvre d’art » était en route...

Sacha Sonovsky devenu Sosno, Sud Communications (Arts et Spectacles de la Côte d’Azur), N°108,
Dans l’article intitulé Tendances du nouveau réalisme niçois, Sosno parle « d’Ecole Niçoise ».

Ce lieu ne fut pas unique. Suivant les périodes, les jeunes artistes lui préférèrent des locaux plus informels : l’arrière-salle d’un autre brasserie, le Provence, située face à l’ancienne gare d’autobus, derrière le Casino Municipal, aujourd’hui démoli ou encore un « bistro », l’Eden. On y discute de tout et de rien. On boit des « demis », on s’agite, on milite (un peu), on cherche à se faire remarquer, notamment un certain Benjamin Vautier (Ben) qui prend la parole sur tout et tout le temps au point d’agacer les plus anciens !
Il faut dire que Ben avait créé de toutes pièces un autre lieu en 1958. Il tenait une petite boutique de disque d’occasion rue Tonduti de l’Escarène, au 32 ; comme par hasard à deux pas de l’ancienne Ecole des Arts décoratifs, une école très décriée par ces jeunes artistes, même si certains y étudiaient et se faisaient virer.

Ben se trouve à l’entrée avec sa caisse autour de la taille, il palpe chaque visiteur au passage pour éviter le vol. Entre 1958 et 1972, le magasin s’est appelé successivement : le Laboratoire 32, puis la Galerie Ben Doute de Tout. Il y accumule les objets et les textes. Avec le succès de la déferlante Fluxus à Nice en 1963, date du séjour de Maciunas, son initiateur et gourou, Ben devient la tête de proue de « l’avant-garde niçoise ». Une nouvelle génération de “jeunes futurs artistes” en est fortement influencée. Ce sera le cas de Serge III, Alocco, Jean Mas, Filliou, George Brecht, Erébo. Ben, toujours en fin théoricien, toujours très pragmatique et à l’âme commerçante, récupère tout.

« J’avais pour principe très simple d’exposer tout ce qui me choquait, tout ce qui me paraissait contenir de la nouveauté. »
Ben (site)

En même temps, il accompagne ces jeunes artistes en les exposant. Dans sa boutique, il y montre tout ce qu’il y avait de nouveau en Art à Nice et dans la région. Il y organise une première exposition intitulée le « Scorbut », avec Raysse, Chubac, Gilli et Ben, puis des expositions dites « Fluxus », avec Alocco, Brecht Filliou , Dolla, Ben... et bien d’autres.

Affiche présentant une Performance de Ben comme œuvre d’art, durant le festival Fluxus (1963)

C’est dans ce climat un peu « situationniste » que la « salade niçoise » de l’Ecole de Nice prend vraiment. Ce sera la première partie émergée d’un mouvement d’idées disparates, multiples sans mouvement formel. C’est sans doute la phase la plus créatrice de l’Ecole, la plus diversifiée où tout est envisagé, conjoncturé, projeté, préparé, essayé et propulsé...

Par la suite d’autres lieux devinrent emblématiques comme les Arts Décos de Nice, rue Tonduti de l’Escarène où se retrouvent Charvolen, Miguel, Maccaferri, Valensi, Isnard et Dolla, avec Viallat comme professeur (du moins en négatif) ou le charmant village de Coaraze, où Paul Mari le poète, présenté plus haut, était également maire. Plusieurs manifestations y furent organisées avec le concours du critique d’art, Jacques Lepage.

On y reviendra…

Suite au prochain numéro...

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Analyse d’une oeuvre : « Souvenirs bonne année » 1963 de Claude Gilli

Claude Gilli (1938- )

Né à Nice en 1938, Claude Gilli fabrique des tableaux montages dès 1958 où il traite le folklore niçois dans un style proche du Pop Art. Ces séries d’autels ou d’ex-voto dénoncent notre société capitaliste basée sur la consommation et le spectacle. Après sa première exposition personnelle à Paris en 1966 à la galerie Yvon Lambert apparaissent les Tableaux reliefs aux couleurs chatoyantes proches de l’imagerie publicitaire dans un esprit iconoclaste. Avec ces assemblages, Claude Gilli se rapproche de l’appropriation des Nouveaux Réalistes. Les thèmes et la couleur bleue constituent un hymne au mythe méditerranéen. Les célèbres coulées des escargots apparaissent dès le milieu des années soixante : le gastéropode est utilisé pour les traces transparentes qu’il laisse et l’artiste joue sur l’opposition peinture/sculpture de ces coulées. Au milieu des années quatre-vingt, Gilli s’attaque à l’acier et orne de nombreux édifices contemporains à Nice (Acropolis, l’Arénas) avec des œuvres monumentales.

« Souvenirs bonne année » 1963
Bois peint et collage d’objet 66,5 x 81 x 13,3

Description- interprétation

Ce tableau montage s’inscrit dans la série des ex-voto réalisés dans les années 60. Images et objets n’ont apparemment aucun lien dans une première lecture ; l’assemblage constitué d’un miroir pivotant encastré dans un support en bois devait orner la partie supérieure d’une coiffeuse. Le cœur, les fleurs, le cactus ou les photos collées mettent en scène la dualité entre deux mondes, le bien et le mal, la profondeur et la légèreté ; cette dichotomie est accusée par l’opposition des images, avec la jeune fille en prière au dessus de Sharon Tate (célèbre pour ses implications dans les sociétés sataniques) et l’innocent bébé placé au dessous de la cambrure de Marilyn Monroe. Claude Gilli joue avec les mythologies des années 60 chères à Roland Barthes, et ajoute un zeste d’humour piquant avec les pointes du cactus et les objets intégrés dans l’esprit du jeu de l’oie. La flèche dans les fesses de Marilyn rejoint la cible, tandis que le regard de l’enfant est dirigé vers le haut… Les glissements sémantiques mêlent l’ironie et le mauvais goût volontaire dans un esprit surréaliste, comme les relations entre la borne : « Lyon 69 Km » et la pin up sermonnée par l’enfant de chœur placé comme un prêtre sur sa chaire. L’esprit dadaïste, avec le détournement des objets rejoint Duchamp ou Schwitters, et dénonce la société et le cléricalisme ; cette désacralisation à la fois kitsch et humoristique renvoie à tout un volet de l’Ecole de Nice depuis Ben et Fluxus.

Morphologie

La composition générale de cet ex-voto reprend la forme globale de l’objet autour du miroir, c’est-à-dire un triangle. Claude Gilli se réfère aux frontons triangulaires des temples antiques même si les personnages vénérés ne sont pas les dieux de la mythologie grecque ! Pour instiller plus de rigueur dans l’acte de foi, les éléments s’articulent autour d’un réseau de lignes orthogonales, (les axes verticaux des côtés du miroir et les colonnettes des balustres inférieures). Mais comme il s’agit de dichotomie, les courbes contestent les droites avec les cambrures féminines, le cœur et les cibles. Elles semblent se développer de manière concentrique jusqu’au cœur fleuri qui supervise la scène, comme l’œil du Guernica de Picasso, impassible et scrutateur.

Chromatisme

L’unité chromatique est donnée par le bleu, rehaussé par les objets placés tels des acrotères aux trois angles du triangle : le pot du cactus, le cerne du cœur et la toge, rythme ternaire en parfaite harmonie avec la représentation du bleu de la Vierge. Cette connotation n’est pas innocente, même si elle est peinte dans un contexte méditerranéen et à l’époque des monochromes de Klein. Par opposition, l’anticléricalisme se démarque par ses couleurs chaudes : le rouge de la cible, le jaune de la robe, et le rose de la chair ou du péché : soupçon d’acidité à ce monde de dévotion.
Cet assemblage respecte l’esprit des véritables ex-voto, composés pour la plupart, dans la religion chrétienne, d’objets et de bois peints. Mais foi et piété sont revues dans le contexte iconoclaste et facétieux d’un véritable créateur de l’Ecole de Nice.

Pour en savoir plus :

Alain Biancheri, André Giordan et Rébecca François (2007), L’école de Nice ; Collection Giordan-Biancheri, Ovadia Editeur, Nice.

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