| Retour

Chapitre 55 (part III) : Dernières nouvelles du Mouvement MADI

Suite de la chronique de France Delville...

Spatialité et énergie

Suite de la préface (Peindre en trois dimensions) d’Eric Vidal dans le catalogue des Rencontres d’Art (2003) du Musée Ingres de Montauban :
« … Au concept du tableau classique, espace fictif, limité par l’encadrement et pré¬senté comme une totalité immuable, stable (en témoigne la vision monoculaire qui détermine le point de fuite en même temps que le lieu d’où le spectateur immobile doit se trouver pour contempler, l’œuvre d’un peintre comme Fontana substitue la notion de spatialité et d’énergie. Réfugié à Buenos Aires, il rencontre Carmelo Arden Quin membre fondateur du groupe MADI (MAtérialisme Dlalectique) crée en 1946, la même année que le Manifesto blanco de Fontana. Comme Arden Quin qui, dès 1944 réalise des tableaux ajourés, Fontana ouvre ses toiles (monochromes ou matiéristes) en lacérant au cutter, en trouant au poinçon : Je troue, là passe l’in¬fini. Je veux ouvrir l’espace (..) entrer en rapport avec le cosmos, comme il s’étend à l’infini au delà de la surface limitée du tableau. (1965).

João Carlos Galvao : « RG008-RG009 » (2007)
DR

En crevant la toile il met à jour la supercherie, la soi disant transparence (Platon avait appelé péjorativement cela le trompe l’œil ) réintroduit, non pas de manière fictive, mais réellement cette troisième dimension autour de laquelle s’est constituée la peinture classique et part à la conquête de l’espace dynamique, cosmique et illimité. L’exemple de Fontana (découpant ses toiles), d’Arden Quin (qui renonce souvent au format rectangulaire ou carré) ainsi que la présence dans son atelier du sculpteur d’art minimal Carl André pousse Stella à abandonner le romantisme gestuel de l’expressionnisme abstrait et l’encourage à découper ses toiles (Shaped canvas) de manière à ce que les bandes peintes coïncident avec les contours extérieurs du tableau. En ajourant dès 1963 la partie centrale de ses œuvres, Stella s’achemine vers le relief, l’objet fixé au mur.

Les décrochements, les plans inclinés par rapport au plan du support et du mur, accentuent les ombres portées et concourent à détruire la vision strictement frontale, engageant le spectateur à tourner autour des structures, à s’égarer dans les recoins du tableau vu de biais. En frôlant la sculpture (par le relief et les matériaux mis en œuvre) Stella affirme, tout comme Arden Quin et Fontana, que l’avenir de l’abstraction picturale n’est pas dans la matérialité du pigment mais dans la mise en œuvre de son propre espace, un espace qui se déploie dans la troisième dimension.
L’influence d’Arden Quin (et du groupe MADI) est encore largement sous estimée y compris en France où il s’installe définitivement et expose régulièrement (Salon des Réalités Nouvelles). Agam lui est redevable d’une découverte fondamentale : l’interactivité du spectateur (acteur) qui modifie lui même selon l’angle de vue la compo¬sition de l’œuvre, ou qui, de manière encore plus radicale change l’œuvre en la manipulant (tableaux transformables).

Philippe Vacher, catalogue de son exposition « Echos » (2011)
DR

A la contemplation de formes statiques, bidimensionnelles et stables de l’abstraction géométrique, Agam substitue la manipulation, le choix, le ludique comme ressort d’une œuvre (il réalise effectivement des tableaux tactiles avec des ressorts qui vibrent lorsqu’on les effleure). Rappelons que la première œuvre cinétique est créée par Marcel Duchamp : Roue de bicyclette sur un tabouret (1913) pour trouver une solution en dehors d’une peinture qu’il juge figée, au sens propre comme au sens figuré. Les œuvres à facettes d’Agam renouvellent considérablement la question du mouvement en situant la problématique à l’intérieur même de la peinture, ouvrant par la même occasion une voie vers le décor, le mobilier, l’architecture. Agam souhaite créer un art au delà du visible, qui ne pourrait être saisi que par étapes. Montrer le réel, non pas dans une prétention toute occidentale à tout figer, analyser, ramener à l’homme, mais en tant que possibilités en perpétuel devenir.

Philippe Vacher, catalogue de son exposition « Echos » (2011)
DR

N’est-ce pas dans ce même contexte qu’il faut aborder l’œuvre de Soto désireux dès son arrivée à Paris de faire bouger Mondrian, de faire évoluer la peinture abstraite ? Dès 1950, à la suite de sa rencontre avec Arden Quin, il imagine une œuvre manipulable, mais se concentrera finalement sur l’utilisation du plexiglas (déjà utilisé dans la sculpture des constructivistes russes des années 1920) et des fonds rayés afin de faire du tableau un champ d’énergies activé par la couleur et la lumière. Ce qui m’intéresse, c’est la transformation de la matière ( .. ) une matière solide la faire devenir aérienne écrit Soto en 1966. Il s’agit de contrer l’apparition de toute forme statique à la surface du tableau en transformant la matière en vibrations s’exerçant dans l’espace qu’elles activent. Agam et Soto (les deux artistes exposent souvent ensemble) retrouvent le fond mystique répandu par la théosophie et confirmé par la science qui assimile la vibration de la matière à la manifestation de la vie. Ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas seulement d’illusions optiques amusantes, de trompe-l’œil, mais plus profondément d’une prise de conscience de l’instabilité fondamentale du réel, un état de fait qui signe l’arrêt de mort de la peinture centrée par le point de fuite et la perspective, comme en témoigne le travail plastique de Cruz-Diez, Bolivar, et Faucon » (Eric Vidal « Peindre en trois dimensions » extrait).

Philippe Vacher, catalogue de son exposition « Echos » (2011)
DR

« Echos » de Philippe Vacher

Le travail de Philippe Vacher illustre bien le souci historique de MADI d’appréhender l’espace autrement. Souci initié par Arden Quin qui s’était inscrit dans la révolution plastique européenne du début du XXe siècle tout en désirant la dépasser.
Témoin ce passage du second pré-manifeste, « El movil », lu par Carmelo Arden Quin chez Enrique Pichon Rivière à Buenos Aires le 8 octobre 1945  :
… Pour nous, l’emploi des polygones, soit réguliers, soit comme simple espace dans laquelle s’inscrit la composition, est ce qui nous différencie, qui fait notre originalité. En abandonnant comme base de composition les quatre angles de l’orthogonalité classique, carré et rectangle, nous gagnons en possibilités d’inventions multiples. C’est un nombre infini de formes planes que nous pouvons créer ; chacun d’entre nous a sa forme plane au plus profond de son psychisme. C’est ma conviction.
En sculpture, les éléments, volumes ou vides, s’unissent de façon diverse, s’articulent pour former une riche et ludique variété de combinaisons plastiques. Tout cela de façon géométrique et non figurative. Eléments présents dans leur simple état de nature, sans rajouts réalistes. Et qui doivent être ludiques en dehors même de celui qui choisit les combinaisons et formes. Car il n’est nul besoin d’exprimer, représenter, symboliser. L’objet plastique doit être pur. C’est à cela que nous mène la dialectique de l’art telle que je la décris dans le manifeste d’Arturo.

Philippe Vacher, catalogue de son exposition « Echos » (2011)
DR

Nous connaissons l’histoire du mobile amovible ; nous reconnaissons et saluons nos prédécesseurs, que nous remercions pour leur exemple et leur enseignement. C’est dans cette éthique de gratitude que nous travaillons. Dans notre cas particulier, citons d’abord le Futurisme avec son concept de mouvement, et ses créations dynamiques, et ensuite, entre autres, des artistes éminents comme Moholy-Nagy et Calder. Nous nous sentons leurs prolongateurs, bien qu’ils n’aient su nous transmettre des repères fondamentaux, comment l’est en peinture le concept de polygonalité. Et cela par manque de « conscience » de cette idée. Et ici je fais une parenthèse pour dire que notre Mouvement à peine formé se trouve déjà divisé, par manque précisément de « conscience » polygonale ; en plus de la tendance d’une partie de notre groupe à revenir à l’ancien ordre rectangulaire, ce que nous ne pouvons admettre en aucune manière ».

Philippe Vacher : déambulation sur le mode du rêve éveillé ?

Ce qui est intéressant c’est que Philippe Vacher décrit son travail (dans le catalogue de son exposition au Château d’eau/Château d’art de Bourges du 28 janvier au 13 mars 2011) dans un style limpide mais qui, comme celui d’Arden Quin dans sa poésie, ne cesse de parler de la genèse d’un lieu, métaphore de la Genèse du Monde. Un sens de l’archè. D’autant qu’ici l’architecture d’un château est convoquée dans une dialectique où le travail plastique y intervient alors que la pensée du lieu a d’abord présidé à sa conception. Mais écoutons-le :
« Il y a des architectures qui survivent, au-delà de leur ancien usage, grâce à leur caractère très particulier. C’est bien le cas du château d’eau de la ville de Bourges si l’on oppose l’aspect délibérément décoratif de sa façade extérieure à la grande sobriété de son espace intérieur développant une ambiance mystérieusement monacale.

Carmelo Arden Quin « Quelques taches du temps à peine perceptibles » (1984) dans l’exposition « Peindre en trois dimensions »
DR

Certes, comme tout lieu circulaire, il en possède la magie avec ses deux déambulatoires surmontés d’une voûte en berceau. Les structures verticales des piliers rythment notre cheminement qui se renouvelle, en quête d’un repère spatial. Nous sommes comme plongés dans le ventre d’une architecture insolite aux formes rigides et souples, mariant les majestueuses verticales et les courbes généreuses. Le corps de cette structure révèle en plus toute sa sensualité de pierre quand celle ci se dévoile pudiquement à la lumière.
Imaginons un instant que nous parcourions ce lieu dans une obscurité vespérale. Nos pas se perdraient dans une ronde infinie que l’écho des voûtes amplifierait pour mieux nous égarer. Oui, ce lieu est impressionnant ; il est l’expression d’une contraction des volumes autour de son axe central dans le petit déambulatoire et, en même temps, il dilate l’espace en invitant le regard à sonder la hauteur et l’ampleur des voûtes qui rayonnent dans les niches du déambulatoire extérieur.
Nous sommes confrontés à des perspectives inhabituelles qui se dérobent à notre regard et nous suggèrent une mise en écho des piliers, des arcatures, de leurs inflexions dans toutes les directions, comme autant de réponses à notre questionnement visuel, pris dans le vertige des contre plongées… »

(à suivre)

Pour relire la première partie de cette chronique.

Pour relire la deuxième partie de cette chronique.

Artiste(s)