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CHAPITRE 16 (Part III) : Chronique d’un galeriste

Les objets de Serge Dorigny : machinations pour naufragés ?

Dans le catalogue « Paradoxe d’Alexandre » (2000), il y avait aussi un extrait d’une interview de Serge Dorigny par France Delville qui avait été éditée à l’occasion de son exposition « Ladies accelerators » en octobre 1997 chez Brigitte Chéry, exposition de dessins et de ces « machines célibataires » qui avaient pour lui un rapport avec les draisiennes, ces vélocipèdes que les anglais appelaient accelerators.
« Accélérateurs pour dames », l’humour de Serge se reconnaît bien là. Et France Delville avait écrit un texte intitulé : « Serge Dorigny, ultime héros de Raymond Roussel » :
Dans la seconde partie des « Impressions d’Afrique » de Raymond Roussel, les naufragés du Lyncée sont contraints de participer à l’extravagante cérémonie du sacre de Talou VII, empereur du Ponukélé (pays imaginaire), et d’inventer des machines ou machinations, numéros délirants, pour rester en vie.
Qui dit naufrage dit perte des repères du pays d’où vient le naufragé, et dit rencontre avec l’inédit, la réinvention, la création, la re-création du monde et de la société. Plus tard Michel Tournier revisitera l’histoire de Robinson Crusoé dans « Vendredi ou les limbes du Pacifique » et, dans « Sa Majesté des Mouches » William Golding, au prix d’une autre sorte de naufrage, la chute d’un avion, décrira une reconstruction de civilisation par des enfants. Avec la même question : qu’est-ce qui fait fondation entre les humains ? Le meurtre ? L’élaboration de structures élémentaires de la parenté ? Et pourquoi pas l’invention de machines ? Ce qu’exprime surtout Raymond Roussel - et tout le Surréalisme avec lui - c’est que la création est hors-champ : hors-champ du social - bien que l’objet créé y retourne instantanément, et que le social le précède comme terreau – en tous cas hors « conscient ».

Machine célibataire de Serge Dorigny


Si donc le pouvoir de créer se retrouve vierge devant un abîme de possibilités, il peut affirmer l’une de ces possibilités sans aucune garantie extérieure. Nul maître d’école pour donner de bonnes notes. L’Histoire, ambassadrice du social, est, pour un temps, mise au cachot.
Raymond Roussel prend la création à sa source, dans sa nécessité, dans son abandon. Créer, c’est être un naufragé de la Société, avoir abandonné le cabotage pour la haute mer.
Et lorsque, frappé par les « Impressions d’Afrique » mises en scène par Firmin Gémier, Duchamp, - à la fois chimiste, physicien, mathématicien, philosophe, brocanteur, joueur d’échec etc... - avec ses Machines Célibataires se met en quête d’une nouvelle liberté dans l’expression d’un ressenti ou d’un concept, il se joint à la fameuse bande de chercheurs métaphorisée par Roussel.
Duchamp aura été impressionniste, fauve, cubiste, humoriste, désirant à chaque fois analyser le système, démonter la mécanique, les ingrédients, la pertinence. Et la nécessité d’un déploiement, d’une libération, des éléments, et du mouvement (libération de la vie...) va mener à une période dans laquelle « La Mariée mise à nue par les célibataires » ( qui deviendront « ses célibataires – même ») sera la vedette.
Pourquoi évoquer Duchamp à propos de Serge Dorigny ? Parce que Serge Dorigny annonce ces machines comme étant « célibataires ». Mais de quoi s’agit-il ?

Sculpture de Serge Dorigny

Drôles de machines dès le début

Serge, d’abord, dessine. De l’extrême bout de la mine de crayon. Mine de ne pas y toucher. Il dessine des présences, des formes, des objets... infréquentés l’on pourrait dire, objets innommables, innommés, à facettes parfois humaines, parfois hybrides. De drôles de machines, dès le début...
Dans une subtilité, une légèreté, diaphanes, qui leur ôtent leur poids de matière, comme si le contact des choses posait problème, comme si l’épouvantable du réel produisait que, pour pouvoir y être quand même, il fallait que ce soit de la pointe d’une plume, poids plume - dans les deux sens.
Visite de son atelier. Photo agrafée au mur : homme allongé, immobile, comme dans un caisson. Seul. Là aussi comme s’il fallait se tenir à distance. Titre : « La forclusion totale en attendant que ça passe... »
« Forclusion : comme il y va ! Il y a un extrémisme, chez Serge, voisin de celui de Kafka, une manière de longer les bordures de l’être, de se pencher comme en rêve, au bord de l’autre, de le héler d’une bouche muette...
Dans le silence du Lieu, son atelier, où des marionnettes assoupies, en attente, anthropomorphes ou pas, maintiennent la magie de l’absence-présence. Derrière le miroir, une présence-absence. Inversées, comme sont inversés ici le poids et la plume, l’ombre et la lumière. Lumière noire des crayonnements ? Ombre mise à nue par ses célibataires mêmes....
Dessins de Serge, nombreux, qui hantent le lieu, planches d’éléphants alignés dans la diversité de positions joueuses. Esquissés et pourtant habités d’intenses mouvements retenus. Masses de vie, quoique toujours en effleurement : là est l’ambiguïté de son travail. Chevaux et cavaliers amoncelés, noirs et blancs aux reliefs veloutés, entrelacs d’animaux, d’animés, comme métaphores du « comment chevaucher ? » Comment chevaucher la Bête dans la tempête, le chaos ?
Ce graphisme qui reste arachnéen, n’est-ce pas une perfection pour décourager la passion, le désordre et la souffrance ?
Car rien jamais ne se vautre, ne se lâche, les forces erratiques sont doucement ajustées, désignées - et les points de butée - d’un doigt séraphique. Sensualité élégante, raffinée. Rien qui se laisse chuter : aussi loin qu’aille la représentation de la concrétude, c’est toujours dans une lévitation, une respiration yoguique. C’est dit et non-dit, dans cette chorégraphie sur pointes.
Objets de hasard disposés sur des étagères. Objet ? Hasard ? L’énigme de l’objet, ici, rend muet sur les termes, décourage les mots. Serge Dorigny pratique l’art de la question.
Le rôle, la nature de l’objet, interpellaient Dada, le Surréalisme, et Picasso, et Kandinsky, et les Futuristes... L’objet, est-ce un intérieur, un extérieur, un sujet, est-ce une projection, un secret ?
L’objet peut-il se créer de toutes pièces, ou bien n’est-il jamais qu’un produit de récupération, le minerai d’une excavation ? A seulement « choisir » ? C’est-à-dire rencontrer - d’une manière insue, à l’aveuglette c’est encore mieux ?...

Dessin de Serge Dorigny


L’objet comme signe, inévitablement : signifiant.
Dada va préconiser les « assemblages ». Man Ray, avec le Cadeau (1921), fer à repasser clouté - donc impropre à l’utilisation - va perturber la logique du fonctionnement. Faire que cela ne marche pas, c’est réintroduire l’inconscient, permettre l’irruption des Machines du Rêve, où la Raison est malmenée, ou la roue ne roule pas, où le téléphone ne marche pas... Car
ils pèsent autre chose. Une dimension « autre » les divise, écarte leurs éléments pour les désarticuler, les faire sourds l’un à l’autre, les faire se héler à distance, impénétrables : langues empêtrées, oreilles inaptes.
André Breton mentionne des « objets vus en rêve », productions uniques d’un inconscient personnel, qui les fait « hors-champ ». L’objet cesse d’être objectif, il est pure projection du Sujet. Aucune Industrie donc ne peut les produire, l’artisanat redevient art, l’art redevient artisanat, un cheminement à la mesure de l’homme en cette fin de siècle, car la solitude se remarque, elle se marque à nouveau dans la discrétion de certaines œuvres, la Spéculation ayant fait son œuvre de mort.

Dessin de Serge Dorigny dans l’exposition « Beau comme un symptôme » au CIAC (2007)


Apocalypse now ? Il reste les naufragés du dire, de l’adresse à l’autre, de la méditation silencieuse. Serge Dorigny est l’un de ces naufragés-méditants, dans un art à la mesure de l’homme cette fois. Y compris comme Résistance à notre époque d’industrialisation de l’Humain lui-même, son exploitation jusque dans sa chair. Les outils déréglés d’Heidegger roulent sur nos autoroutes géantes, et nous dormons. Les poubelles d’Arman étaient annonciatrices de l’humain-déchet. Et nous dormons.
Les « objets vus en rêve » sont les objets du désir. Ils sont le signe, le songe, du regret de l’amour, du regret de l’autre dans la danse de la vie, du regret des « pas de deux », pour dire qu’il n’y a pas de « deux »... Tristes chorégraphies de l’abandon, à la manière géniale de Pina Bausch...
Ce sont des objets vus en rêve peut-être qui jonchent les étagères de Serge Dorigny, trésors de présences lilliputiennes aux formes hétéroclites qui disent le refus de la norme, mais toujours subtilement conformées. Ready made choisis-construits-reconstruits pour préciser quelque essentiel contour, par touches de couleur, déplacements, condensations de sens... Signalisations rêveuses, mélodieuses, comptines peut-être...

Dessin de Serge Dorigny

(A suivre)

- Cliquez ici pour relire la première partie de cette chronique.

- Cliquez ici pour relire la deuxième partie de cette chronique.

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