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CHAPITRE 16 (Part IV) : Chronique d’un galeriste

C’était en 1997, Serge Dorigny était interrogé sur ses motivations…

Serge Dorigny - Au début, ça n’avait pas de rapport, je connaissais Duchamp, et d’autres, mais je travaillais au feeling, sans idées à priori, sans rhétorique. Cela, c’est de l’après-coup. Je fais mes objets, et, après, je sais qu’on va me demander des comptes : ça ne parle pas ? J’aimerais que ça parle.

« Machine » de Serge Dorigny

France Delville - Ça a commencé comment ?

Serge Dorigny - Par hasard, je ne m’intéressais pas à l’art du tout, je n’avais aucune culture, ni littéraire ni artistique, et puis j’ai vu des œuvres de Paul Klee, Picasso, Matisse et Giacometti, cela me plaisait, je ne saurais dire pourquoi, cela me touchait émotionnellement. Kafka aussi. J’aimais l’univers surréaliste avec tout ce que cela impliquait. Je trouvais que Klee avait un rapport avec Kafka, sans pouvoir me l’expliquer : peut-être l’expression d’une différence. L’autisme aussi m’intéressait. Je me sens un peu comme cela, j’avais beaucoup de difficultés de communication...

France Delville - Quelque chose dans ce que vous me dites me fait penser à ce personnage de « Conversation avec l’homme en prière » de Kafka, cet homme qui interroge sa présence dans la monde, sa gestuelle, avec cette impression d’incongruité... Et cette phrase que vous avez inscrite : « L’ensemble paraît vide de sens mais complet dans son genre... » fait justement allusion à un autre monde, imaginaire, où une pertinence autre agit.
C’est ce que Roussel a mis en œuvre, un monde irréel mais qui fonctionne très bien. Autrement. Une complétude absurde, non dénuée de sens pour quelqu’un, c’est la subjectivité totale. Peut-être est-ce cela qui vous est parvenu de Paul Klee ? Liberté de montrer ces sensations intimes ?

Serge Dorigny - Oui, ça peut être ça. Mais je n’en suis pas conscient. Cette phrase concernait mes sculptures. C’est complet parce que c’est un objet fini, achevé, je cherche la forme, et tant que je ne l’ai pas trouvée... Il faut que ça ait de l’allure... architecturée. Je construis une architecture, en tâtonnant. Je trouve des objets, je les mets en relation, je construis petit à petit. A un moment, je me dis : ça peut tenir la route...

France Delville – Est-ce que ça signifie : ça peut bouger ?

Serge Dorigny - Non ça ne roule pas, ça peut bouger autrement. La roulette m’intéresse en tant que cercle, le bouchon en tant que cylindre, mais aussi le côté brut du matériau, archaïque, un peu art brut aussi. J’ai commencé par des dessins, et un peu de peinture. Influencé par Jacques Villon aussi. Je représentais des personnages, un peu cubistes...

« Machine » de Serge Dorigny

L’Aurige triste

Pour la même exposition chez Brigitte Chéry, Agnès de Maistre avait écrit un texte intitulé « L’Aurige triste » :
Doté d’une formation secondaire en ajustage et dessin industriel, Serge Dorigny entre dans la vie active à dix neuf ans : tireur de plans aux Ponts et Chaussées. Parallèlement, en autodidacte, il dessine à la plume, au crayon noir ou de couleurs. Beaucoup. Des cahiers et des cahiers sur quelques thèmes obsédants : mêlées d’hommes et de chevaux, pris dans la toile d’une ligne élastique, patriarche assis avec, posées sur les genoux, des mains larges comme des battoirs. Les différentes influences, avouées au delà du raisonnable (Picasso, J. Villon mais aussi Klee, Wols, Balthus, les surréalistes) servent de variations stylistiques. Six ans passent avant qu’il ne revienne à ses obsessions graphiques : homme debout, visage et mains puissantes noircis par un écheveau de traits de plume. Dorigny s’évade à nouveau pour quatorze ans.

En 1985, le voilà repris. Il griffonne, à main levée, des rangées de têtes aplaties, de patriarches affaissés sur leur chaise, d’éléphants trompe au vent, mécaniquement, répétitivement : très drôles et très seuls. Autant de variations sur l’absurde. Les influences ne sont plus seulement livresques. Il fréquente Calibre 33. Et découvre les vertus ironiques de l’objet. Il s’intéresse alors au versant critique de la modernité avec Duchamp, Schwitters, Joseph Cornell, Erik Dietman .... Il assemble, construit avec des matériaux insignifiants. Dans son « Jardin d’Eros », les bouchons de liège sont alignés comme une collection de têtes ou d’éléphants sous un dais métallique ? Avec ses vieilles allumettes, fils, tiges métalliques, bobines. « Dix temps de l’absence » est un reliquaire de l’inutile. Rafistolage, bricolage. Disséminés dans l’atelier, de petites choses en cours de transformation, mal identifiables : malaxage d’angoisses. Depuis le début des années 90, Dorigny reprend le thème premier en le déplaçant. Après le dessin, la sculpture. Après le cheval et son cavalier, le char et son conducteur. Les volumes disparaissent progressivement au profit d’un assemblage de plans et de lignes. Les matériaux restent légers, fragiles : laiton, plexiglas, contre plaqué...

Article d’Agnès de Maistre dans le numéro n°37 (janvier-février 2003) d’Art Jonction

Trois périodes et encore plus de manières ne donnent pas une sensation de décousu, d’inconstance. Car les figures envisagées, le cheval puis le char, la monture puis le véhicule, inséparables du destin du cavalier et du conducteur, traitent de la dialectique particulière du psychisme et du mental. Qu’il y ait entre eux conflit et la course entreprise peut mener à la folie et à la mort ; qu’il y ait accord, elle se fait triomphale. Chez Dorigny, ni l’un ni l’autre. Ni conflit, ni accord mais une adhérence qui neutralise. Souvent le char est seul sans conduite ni attelage. L’ensemble des forces psychiques ne sont pas dirigées par l’esprit, pas davantage livrées à elles-mêmes. Ses objets roulants ne sont pas des machines destinées à transformer l’énergie et à utiliser cette transformation. Dans ses chars, pas de machinerie. Pas de pédales et de chaînes pour entraîner les roues ni de moteur. « Opus expeditum » (1992) est un plateau avec quatre roues et « cheminée ». Statique, il doit être tracté. D’autres véhicules avec un mât évoquent des chars à voile. Ils pourraient être autonomes. Mais l’assemblage des pièces est si fragile qu’ils sont tout juste transportables. Ce sont des objets privés d’effet mais pas d’expression : pièces en dedans, cagneuses, avec des essieux effondrés, gonflées d’importance avec une roue centrale volumineuse... Un char, plus grand que les autres est « conduit ». Face aux mouvements ardents ou désordonnés des chevaux que sont en nous nos instincts ou nos passions, l’aurige est la raison à la fois souple, adaptée, vigilante et inflexible. La main qui tient les rênes représente parfaitement le nœud qui relie les forces de l’esprit et celles de la matière. L’aurige de Dorigny est en presque lévitation au-dessus d’un char incapable de mouvement. Les rênes traversent les mains percées de l’homme oiseau cruciforme. Contrôlant et contrôlé par un véhicule immobile. Passions et raison se neutralisent. Lectures, influences formelles, interrogations diverses, rien n’y fait : Serge Dorigny n’est pas dans la dialectique de l’histoire de l’art. Ses dessins et objets s’emploient à représenter une configuration particulière de la psyché, l’empêchement. Non pas le mal vivre mais le non-vivre. Et cette œuvre ironique et souvent franchement drôle distille une pernicieuse tristesse. (Agnès de Maistre)

« Griffonnage » de Serge Dorigny

Et Michel Gaudet :

Après de longues années de travail et de méditation, dans le retrait le plus volontaire, Serge Dorigny nous a présenté, chez Brigitte Chéry, « Ladies accelerators », sa première exposition de sculptures et de dessins. Epaulé par des analyses de nos collègues France Delville et Agnès de Maistre, l’artiste a accepté de soumettre son œuvre aux collectionneurs et amateurs, et ce dans la plus parfaite discrétion. Il s’agit de l’exemplarité d’un ascétisme : très peu de couleurs, des dessins à la mine de plomb ou à l’encre de Chine (plumes) et une mise en place des plus sobres comme s’il était question d’abstractions linéaires presque minimales et de graphiques techniques sérielles.
En fait, cette œuvre autodidactique qui en remontrerait à bien des diplômés exprime un humour lucide dont la causticité est exclue. La rigueur est ici sympathique, gentille, parée d’agrément, aussi bien dans les œuvres sur papier que dans les sculptures nombreuses constituant la donne. Si tel peut être le titre de ces montages, simples d’apparence, mais parfaitement étudiés.
De l’autoportrait de 1970 aux « Ladies accelerators » (1992) en passant par des alignements de croquis d’éléphants ou de poids de cuisine anciens, l’évolution se fait sans heurt. Avec aisance même quand le classicisme du trait alimente le dessin, tandis que des bouchons, bobines, toiles métalliques et rondelles sont les éléments constructeurs des objets.
Ce travail est très intelligent, il dénote dans son clin d’œil à la vie une part visiblement consciente accordée au temps de voir, de repérer, de choisir, de composer aussi bien avec une certaine philosophie qu’avec des règles indispensables à la création artistique. C’est un jar¬din des découvertes, un inventaire appelant à la continuation et, dans une liberté évidente mais contrôlée, un hymne à la vie. (Michel Gaudet)

« Griffonnage » de Serge Dorigny

Alex Salicetti (de Calibre 33) a fait un film sur Serge Dorigny, sur ses « étagères », intitulé « Méli-mélo », et aussi un livre en trois tomes de « méli-mélo ». Le tome 2 contient des « Portraits de groupes » dont Serge Dorigny dit : « Comme une photo de classe figée dans une plate éternité… en alignant ces personnages de citrons séchés et de boîtes de conserves rouillées, le passage des deux dimensions à la troisième s’est fait de lui-même (Serge Dorigny). Il y a même un « portrait de groupe » sous forme de bouchons. Toujours dans ce tome, au chapitre « machines, il dit : « Mes machines ne sont pas faites pour rouler, elles sont immobiles, solitaires, introverties. Immanence de la forme, transcendance du mouvement. Je les nomme « ladie’s accelerator » par dérision ». (Serge Dorigny)

Et au chapitre « Griffonnages » il écrit :
« Il y a un but mais pas de chemin ; ce que l’on nomme le chemin est hésitation » (Kafka)
Sur la page blanche mon griffonnage se déploie
Tel un jazz une improvisation sur le thème
Laborieusement pour une réussite à priori improbable
(Serge Dorigny)

Quel talent ! (Alexandre de la Salle)

(A suivre)

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