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CHAPITRE 16 (Part I) : Chronique d’un galeriste

J’aime énormément l’œuvre de Serge Dorigny, pourtant notre rencontre, et notre collaboration, se sont faites sur le mode de la lenteur. : Serge ne demande rien, semble ailleurs, il élabore sa vie et son œuvre dans son coin, il faut aller le chercher, et même là on n’est jamais sûr que d’être mis en lumière lui fasse plaisir. C’est pourquoi, lorsque, in extremis, il devenait nécessaire qu’il apparaisse dans mon exposition « Le Paradoxe d’Alexandre » au CIAC en 2000, il a pu écrire pour le catalogue :

Dessin de Serge Dorigny

Etre ou ne pas être…

Etre ou ne pas être exposé chez Alexandre ?
En être ou pas ? Telle est la question - D’importance !
Cela ne s’est pas fait (n’a pas eu le temps de se faire ?), de mon fait sans doute, plus que du sien.
Etre repéré et pressenti par un œil aussi avisé que le sien n’est déjà pas si mal pour un artiste autodidacte et quelque peu dilettante.
Donc la vie continue...
(Serge Dorigny, 4 février 2000)

Et moi :
Quand pour la première fois j’ai découvert cet univers d’étranges « machines », ce qui m’a saisi, c’est leur presqu’invisibilité, machines présentes à force d’être discrètes, visibles sous leur masque d’invisible. Faites, semble-t-il, non de bois ou de métal, comme on ne le découvre qu’après coup, mais de rayons de lune, de faisceaux, de fils ténus. Légèreté, comme d’un rêve. Technique parfaitement adaptée pour ces sculptures fragiles à l’œil, moins au toucher, et qui imposent ainsi leur presque virtualité.
Serge Dorigny est l’homme des non-dits, le prince secret des arachnées, des mondes seconds, de ceux qui, à peine entrevus, occultent la lourde trivialité du réel habituel. Ils sont en étant à peine, comme dans un soupir, créatures des limites obscures : ils apparaissent, se dissolvent, et renaissent. Peu d’œuvres sollicitent autant l’Imaginaire, et peu finissent par être, en amont de leur invisibilité, aussi visibles, aussi réelles. Libellules magiques qui brusquement s’arrêtent, et soudain repartent. Figées, mais pour on ne sait quel envol. Serge Dorigny, ou l’art d’entre-mondes parallèles, poète qui écrit avec les fines baguettes d’une sorte de moine zen.
Presque invisible lui aussi.
(Alexandre de la Salle, mars 2000)

Dessin de Serge Dorigny : Autoportrait

Temps de retard, Temps d’avance

J’aime la lenteur, et j’ai donc écrit pour Serge un « Eloge de la lenteur » :
Pour Serge Dorigny
Il est question
d’événements oubliés
d’objets immobiles
trouvés détournés
de Poésie
au sens où
comme surgis
d’un monde absent
les vieux pas les chants muets
ne seraient ni d’ici
ni d’une culture
Temps de retard
Temps d’avance
au seuil d’une Aube silencieuse
comme si l’inerte pouvait tout
réengendrer
un Eloge de la Lenteur

Et peut-être aussi un « Eloge de l’Immobilité » ? :
Paradoxal univers
du mouvement immobile
cet atelier est une boîte close
objets repus de silence machines
à roues à jamais figés semble t-il
où que l’on soit
n’est on forcément
au centre de l’Univers
barrage contre l’infini
les machines d’élan arrêté
jeu à somme nulle
où la perte est le gain
(Alexandre de la Salle)

Machine de Serge Dorigny

Magie des mondes lointains

Au côté moine zen de Serge je ferai une sorte d’allusion involontaire en 2007 lorsque, aux Editions « L’Image et la Parole » qui sont le complément de l’Association du même nom que j’ai fondée et dont je suis président, j’éditerai ses dessins d’oiseau illustrés (et le contraire) par des haï-kaï d’Okashi Tôri. Serge aime l’art tribal africain, et aussi la culture japonaise, même si sa source première est le surréalisme, et Duchamp, Michaux, Roussel, Kafka…Le très intéressant essai de Michel Carrouges « Les Machines Célibataires » fait partie de sa bibliothèque et de sa réflexion. On y trouve une liste d’apparitions des machines célibataires, à commencer par l’oscillation pendulaire du « Scarabée d’or » d’Edgar Poë et la machinerie du « Puits et le pendule », ensuite, dans « L’Eve future » de Villiers de l’Isle-Adam apparaît toujours selon Carrouges, « la peinture d’une hiérogamie artificielle manquée ». Quelle belle phrase pour désigner « une femme admirablement belle mais entièrement fabriquée de pièces mécaniques et de courants électriques » ! Jarry, ensuite, dans le Surmâle, décrit une « femme happée par les rouages d’une machine, et identifiée à la vitre » (le verre de Duchamp n’est pas loin). Et puis il y aura Raymond Roussel avec ses « Impressions d’Afrique », et Duchamp avec « La Mariée mise à nu par ses célibataires, même » (sous forme de Grand Verre) dont il dira qu’il est le fruit de son goût pour les « Impressions d’Afrique », et Kafka avec « La Colonie pénitentiaire », et Leiris avec « Le Point Cardinal », et Fourré…

Sur l’idée de Michel Carrouges, en 1976 Harald Szeeman a organisé une exposition au Musée des Arts décoratifs où sont apparues des maquettes réalisées à partir des dessins de Léonard de Vinci : Le char armé, le Chariot mesureur et l’Hélicoptère. Duchamp y fut à l’honneur avec le Grand Verre et la Roue de bicyclette, ainsi que les machines réalisées d’après Raymond Roussel (Locus Solus), Jarry (Le Surmâle) et de Kafka (La Colonie pénitentiaire). « Au tableau de Lindner (Boy with machine), correspond tristement le cas de Joey, l’enfant-machine, exemple autistique décrit et soigné par le docteur Bettelheim » écrit Philippe Comte dans le numéro d’« Opus International » n°60, intitulé « Projets et Utopies ». Des « machines à faire de l’art » étaient présentes, de Kowalsky à Tinguely, et des machines à faire l’amour de Robert Müller (La veuve du coureur », 1957) à Martina Kügler. « L’horloge progrès », le bronze doré conçu à Genève en 1862 représentant une femme assise sur une locomotive y était aussi, et, à ce propos Philippe Comte évoque les doutes éventuels de Freud concernant le progrès, Freud citant Ruckert : « Ce qu’on ne peut atteindre en volant, il faut l’atteindre en boitant » !

Machine de Serge Dorigny

Serge Dorigny s’inscrit donc dans une sacrée tradition d’interrogations littéraires et plastiques concernant l’être humain et son invention de la machine, mais qui a inventé qui ? Freud parle d’économie libidinale, et Guattari, avec Deleuze, invente le terme de machines désirantes, pour cause d’agencements machiniques de choses selon Deleuze. Serge lui-même évoque le corps sans organes traité par Deleuze mais inventé par Antonin Artaud :

L’homme est malade parce qu’il est mal construit.
Il faut se décider à le mettre à nu pour lui gratter
cet animalcule qui le démange mortellement,
dieu,
et avec dieu,
ses organes.

Car liez-moi si vous le voulez,
mais il n’y a rien de plus inutile qu’un organe.

Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes,
alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes
et rendu à sa véritable liberté.

Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers
comme dans le délire des bals musette
et cet envers sera son véritable endroit.

Portrait-Montage de Serge Dorigny dans le livre « meli-melo2, a Dorigny’s story » (1962 à 2008) par Alex Salicetti

(A suivre)

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