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CHAPITRE 8 (part IV) : Chronique d’un galeriste

Suite de la chronique d’Alexandre De La Salle...

Frédéric Altmann – Dans cet entretien à la galerie en 1997, André Verdet dit qu’un tournant pour lui est le fait que Picasso relève sa passion pour la Provence, et aussi le livre avec Gilles Ehrmann : « Provence noire ».

André Verdet et Pablo Picasso par André Villers
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Alexandre de la Salle – Oui… Picasso, lui aussi l’homme d’une terre forte, et qui sait la faire parler, sans justement tomber dans le folklore. Picasso le tellurique, l’homme de la terre, y compris de la céramique… Dans « Provence noire » Verdet va écrire de très beaux textes, mais aussi traduire des chansons provençales, comme celle de Raimbaut de Vaqueyras, mort vers 1205 : « L’hiver, le printemps ne me nuisent/Ni ciel clair, ni feuilles des futaies/Le succès me semble néfaste/Et toute joie une douleur ». Cela rappelle Louise Labbé.
Mais l’insertion de la littérature provençale dans « Provence Noire » par André Verdet, très « grec » par ailleurs, démontre bien son désir d’enracinement, et de sa personne, et de son œuvre. Tout cela va ensemble. Y compris ses choix politiques. Il s’agit d’une fidélité à ce qu’un peuple, ou un individu, ont de plus haut, et de plus incontournable.
Et que « Provence noire » soit le fruit d’une collaboration avec Gilles Ehrmann ne peut surprendre. Gilles était lui aussi dans cette exigence. Gilles Ehrmann, un très grand photographe, inspiré, je parlerai plus précisément de lui lorsque j’aborderai la partie « Photographie » de mon parcours. J’aime la couleur, celle de John Batho et d’autres, mais j’aime tellement le noir et blanc, et là, que Gilles Ehrmann traite un pays de soleil dans des noirs et blancs absolus, c’est saisissant, parce qu’alors il ne s’agit plus que de l’ombre et de la lumière. On retrouve l’abstraction dont Verdet dit que c’est « Provence Noire » qui la lui a faite découvrir. Par ses propres textes. Comme par un nouveau rapport au texte.
Gilles Ehrmann a aussi participé à des chefs-d’œuvre avec le génial Ghérasim Luca, j’en parlerai une autre fois, et aussi pour relater tout un récit qu’il nous a fait, à la galerie, durant des heures, de ses « errances », comme il disait : le fait de partir au hasard, sans contrainte de temps ni de destination… C’était un poète… surréaliste, tout comme Ghérasim et Micheline Catti, comme eux amoureux du hasard objectif. Et sa présence était tout aussi magique que la leur. Et que celle d’André, d’ailleurs. Ils étaient habités par la même ferveur face au monde, la même passion, la même voyance, le même rapport sublime au langage. André avait donc connu Gilles lorsque vers le milieu des années 55 celui-ci avait séjourné à Saint-Paul.

Pablo Picasso dans « Provence Noire » par Gilles Ehrmann
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Coursegoules dans « Provence Noire » par Gilles Ehrmann
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Gilles Ehrmann et André Verdet dans une « errance »

Ils se promènent, y compris en Camargue, Gilles photographie, André écrit, et sur les deux modes, ils sont tous aussi ascétiques. Et André dira donc que ce sont ces textes, de lui, qui d’une certaine manière vont changer sa « peinture », c’est-à-dire son dessin, sa sculpture : dans une autre partie de l’interview, il dit que l’art premier, c’est la pierre, il dit « le roc », et il fera des « pierres de vie ». Son écriture « abstraite » sera ainsi puisée dans ses enchantements provençaux, et pas seulement lorsque, pour « Vigneraie », il fait danser les couleurs : « Symphonie des terres rouges et comme il chante soudain ce rouge par les lyres des vignes courtes comme il joue pour les bleus les verts les gris les ocres comme il prédomine souverain à la fois et compréhensif… » Il n’y a pas de ponctuation, et ce que je préfère chez André c’est son écriture (sa « parole » puisqu’il peut dire tout cela dans un enthousiasme au sens propre, en faune dansant) lorsqu’elle est pure improvisation comme possédée. C’est souvent ainsi, mais le texte sur la Camargue est encore autre chose : on dirait un improbable haï-kai en prose, c’est-à-dire l’accession à une sorte de neutralité qui permet l’irruption de la chose elle-même. Quand André évoque les « Vitrifications » présentes dans ma première exposition « Ecole de Nice ? » (1967), et qu’il dit que c’est par là qu’il est entré dans le « Nouveau réalisme », cette « Camargue » n’en est pas loin, elle est comme un bout de Nature isolé par le langage, exposé aux yeux, à l’oreille, à tout le corps, sans aucune fioriture, dans le silence et le minimalisme des « déserts » du Sud. Je voudrais la faire entendre cette « Camargue, faire entendre son souffle :

Petite fille dans « Provence Noire » par Gilles Ehrmann
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Camargue

« La chevauchée de la tramontane martela au vert vif l’âme transparente des salicornes puis toute chargée de foudres alpines alla buter au large après avoir plaqué à l’horizon des étangs les tapisseries du mirage Les clairs se dévoilèrent sous une immense flambée rubis de flamants et le cri de la macreuse imita vers les sylves la voix d’un homme enfoncé jusqu’au cou dans l’enfer mouvant des fanges

Au travers de ce que l’on croit le désert ensoleillé des choses il y eut sur la ligne des roselières au lointain un fantomatique déplacement d’ombres quand passa par l’air ce silence d’arène avant la corrida Il y eût ce frôlement cornes et mufles au ras des sansouires puis encore l’énigme des marées souterrainement tenaces à fleur des craquelures Il y eut l’éclat arachnéen du sel sculptant soudain une longue file de hérons sentinelles

Iles flottantes tremblant au milieu du grand lac pour sombrer enfin dans les diaprures liquides de leur image renversée Éblouissement méridien Le mal des marais forge sa fièvre dans le magma des larves Un monstre boueux préside à l’éclosion innombrable et les anguilles remontant sur les fonds se détournent des pestilences Canicule dans l’œil fou d’un renard à l’orée
L’union du silence et du feu sembla celer sous des heures fainéantes le conflit de titan de la terre et des mers à l’échelle des géologies Mais dans le domaine même du stagnant les mandibules océanes continuaient à injecter leur salive stérilisante tandis que non loin les mâchoires du fleuve boursouflées d’alluvions visaient à se rabattre sans hâte sur les jeux limpides d’un golfe

Pêcheur de muge qui s’essaie en vain aux paroles de l’exorcisme Les yeux rivés sur un morceau de carène naufragé il demeurait pensif le visage telle une pièce de monnaie à l’effigie sarrasine Près de lui une aigrette s’ébouriffait dans les ajoncs de la roubine vestige d’un canal où jadis tartanes et chalands attiques ciselait un va et vient d’activités profitables à travers clairières et forêts

Courut soudain une pointe de mistral sur la huppe des roseaux Un héron en envol fit décliner le soleil et la chevelure des algues lacustres inclinée vers la met se retroussa peu à peu vers les terres selon le rythme d’échange des marais Un canard sauvage se laissait dériver à même l’harmonieuse apparence des éléments après avoir hésité un instant à l’ultime des contrastes

Bariolé le soleil s’était maintenant couché sur le carrelage des salines Une effraie appela douloureusement l’étoile Des masses taurines débouchaient de leurs confins d’ouate comme d’une zone interdite sous la menace explosive des mines O nuit conspirant déjà à la magie des phosphores et coquilles qui ferait des lagunes et lacs une scintillante blessure de miroir

De derrière genévriers et tamaris surgissent alors comme d’une ombre préhistorique d’épopées des chevaux hissant haut sur le rivage un pavois de crinières Par myriades rageuses les ballerines diptères commençaient la danse des paludes

Ce fut pourtant l’heure où Artémis soulevant la dalle de son temple jaillit droite étincelante et l’index levé des ténèbres de son île enfouie La lumière des jours en liesse érigeait de nouveau ses prunelles quand de sa bouche flua le souffle qui ferait des rizières gagnant sur les marécages les heureuses de l’aurore

Au cœur de l’insalubre l’eau douce se reprenait à espérer
Et la lune second soleil se leva sur la Camargue ».

André Verdet dans son atelier par Frédéric Altmann
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André Verdet est toujours dans la naissance des mondes, ici on est à la fois dans le circadien et dans une genèse. Comme toujours Verdet est pris dans plusieurs dimensions, mais à la plus grande distance et la plus grande intimité. Il faut du temps pour lire une œuvre, et André a produit une multiplicité de choses – sa rétrospective au MAMAC portait le titre justifié de Verdet pluriel – objets comme textes qui finissent, avec le temps, l’après-coup, par révéler leur indéfectible lien. Il faut du temps pour qu’une œuvre prenne sa vraie place, et Luciano Melis, par sa passion pour l’œuvre écrite d’André, est celui par qui la totalité des manuscrits est, et sera, livré au public du futur. Qu’il en soit remercié.

A suivre...

André Verdet : « Haute Provence » (1958)
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Retrouvez la première partie de cette chronique.

Retrouvez la deuxième partie de cette chronique.

Retrouvez la troisième partie de cette chronique.

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