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CHAPITRE 4 (part II) : Chronique d’un galeriste

Suite de la chronique entamée hier par Alexandre De La Salle consacrée aujourd’hui à Robert Tatin...

Frédéric Altmann – Tu as retrouvé des articles sur Tatin écrits par des gens que nous aimions bien : André Verdet…

André Verdet, Robert et Lise Tatin au vernissage de l’exposition de 1963
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Alexandre de la Salle – Oui, celui-ci, sur mon exposition, accompagné d’une photo d’un tableau extraordinaire, « La Toussaint ».

Robert Tatin : « La Toussaint »
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André écrit : « Je pense que Robert Tatin est un de nos meilleurs peintres français d’aujourd’hui dans un domaine où la poésie et le fantastique se joignent, se fondent pour nous offrir l’image du merveilleux cosmique. Art profondément enfoui dans les légendes populaires, enraciné dans les fabliaux du Moyen-Age, et qui débouche pourtant sur les réalités spatiales de notre monde moderne, et qui s’approprie pourtant les vérités scientifiques récentes. Robert Tatin est un visionnaire qui fait passer dans son œuvre le souffle de l’ailleurs sidéral, le mouvement des gravitations et des attractions galaxiques.

« Les mystères de la femme » (1968)
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On est emporté dans un tourbillon d’astres et l’on découvre bientôt, ébloui, que ces myriades d’astres réfléchissent toute une grouillante humanité de peuples assemblés, comme à l’orée d’une grande Anabase. Je disais rotation d’astres, mais cela pourrait aussi bien être rotations de cellules agrandies par le microscope, gravitations, jaillissements, éclatements de têtes, de corps humains saisis lointainement dans l’espace et comme au travers des siècles successifs par un télescope géant. Dans un tableau de Tatin, on découvre encore, après l’éblouissement de ces feux d’artifices stellaires, on découvre avec stupeur, entraînées dans le mouvement de la durée et des âges, des images d’hommes crucifiés, d’étranges mariés, de couples en amour ou en perdition, tous les naufragés, tous les miraculés de la vie... Le cosmisme devient social… Accablées d’expériences amères et de douleurs, mais toujours constellées d’espoirs, voici les civilisations en marche ou à l’arrêt, voici le vaste univers sur qui pèsent les menaces d’éclatements et de désintégration… Peuplades qui remontent du fin fond des origines et qui sont néanmoins les peuplades du règne de l’atome. Face au chaos et à la dispersion, Robert Tatin, qui nous donne à voir et à sentir ce chaos et cette dispersion, oppose l’ordre de sa construction, de son tableau, cette espèce de ferveur gentille, de croyance extasiée qui transcendent images et symboles. Robert Tatin, un nom qu’il nous faut de plus en plus retenir. (Galerie de la Salle, Vence, André verdet, 1963) ».
Oui, cela correspond tout à fait à cette perception presque subliminale du monde, la richesse de ce qui grouille derrière le « lissé » des apparences. Tatin a extraordinairement mis en place un système qui n’a rien de mécanique, mais qui est comme une démarche d’écriture automatique où le multiple envahit la surface peinte, mais en réalité dans une incroyable rigueur structurelle. C’est comme si chaque centimètre carré de monde révélait son infiniment petit, ses dimensions fractales, ses strates, toute cette multiplication de mondes qui se reforment à toutes les échelles, dans une liberté dont on pourrait penser que c’est celle d’une Création permanente, une sorte de principe vital que Tatin laisse s’emparer de l’espace qu’il propose, et le monde s’écrit tout seul, dans son invention permanente, son expansion, sa faculté à avoir horreur du vide… Et pourtant ses tableaux respirent, ils dilatent l’espace, élargissent notre vision, ramènent l’impossible à une dimension de gestation hypothétique. C’est d’une très grande ambiguïté : à la fois un sentiment de familiarité, et d’absolue étrangeté, comme si nous étions nous-mêmes les planètes qu’il disperse, comme si la voie lactée était à l’intérieur de notre corps.

Robert Tatin, photo du Musée Tatin
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Frédéric Altmann – Et cet article, de Jacques Mousseau pour ton expo de 1966 ? Jacques Mousseau était le directeur de Planète ?

Alexandre de la Salle – Un ami depuis toujours. Et la revue Planète a été très importante pour donner ses lettres de noblesse au genre fantastique, à l’étrange, au tellurique. Jacques Mousseau a donc écrit un article à la fois pour une expo Tatin à la Galerie de l’Université, à Paris, et pour la mienne. J’aime assez ce paragraphe : « La peinture de Tatin se nourrit des choses de la terre (« J’apprends à mieux parler la langue de l’herbe des champs », écrivait-il à André Breton), ce qui a permis à Dubuffet de l’apparenter à l’Art Brut. Mais cette terre lui apparaît moins réelle dans ce qu’elle montre trop aisément que dans ce qu’elle révèle de messages cachés à qui sait voir. Aux yeux de ce panthéiste visionnaire, tout bouge, tout est peuplé, tout est symbole. Il croit aux être invisibles de la Tradition ; il obéit aux forces telluriques et cosmique – ce qui a permis au Surréalisme de reconnaître en lui un de ses adeptes, ce qui peut permettre aujourd’hui au réalisme fantastique de le revendiquer. Robert Tatin vit à chaque instant cette pensée de Paul Eluard qu’il est un autre monde, mais il est dans celui-là. »

Mais en fait rien ne vaut tout ce qu’il a lui-même écrit de manière délirante dans une écriture complètement plastique, qui est comme une musique de tam-tam, ça martèle ses dessins, qui deviennent dynamiques, et fous… et il m’a envoyé beaucoup de lettres, et des choses dédicacées, des bons vœux avec des improvisations de poèmes, ça partait toujours dans des épopées…

Dédicace de Tatin à Alexandre de la Salle
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Il y a une telle générosité… Sa démesure, Otto Hahn la décrit bien dans la préface du livre sur le Musée Tatin sous le titre Pont pour Tatin : « Mystique ou autodictate, qui est ce Tatin qui ne s’exprime que par calembours et paradoxes ? Compagnon de Rabelais, frère de Jarry et du Douanier Rousseau, de neuf ans le cadet d’Alain Gerbault, Robert Tatin est un philosophe sans philosophie. Non un artiste peintre, mais un peintre de métier. Un conte Zen éclairera son attitude. Une des plus hautes disciplines étant le Jeu de l’Arc, l’archer Zen s’entraîne durant de longues années pour atteindre la perfection de son art. Lorsque chacun de ses coups touche le mille, il lui reste une dernière étape à franchir. Les yeux bandés, il s’enferme dans une chambre obscure. Il bande son arc et tire douze flèches dont aucune ne rate la cible. Un sens mystérieux ou surhumain permet il à l’archer Zen de percer les ténèbres ? Non. Le Maître a seulement compris qu’il n’y a pas de but et que le centre est partout. Pourquoi tant d’exercices et de méditations alors que, sans viser, un débutant peut planter son trait entre le plafond et le plancher ? Pour une simple raison : il faut une lente ascèse pour se détacher des habitudes mentales qui séparent la flèche de l’objectif. La cible, c’est la flèche autant que le tir. Nul but n’est fixé, car chacun doit déterminer le sien. Sans oublier qu’il s’agit d’un jeu. Peut-être d’une farce. Sur un mode pessimiste, Marcel Duchamp développa la même idée : « Il n’y a pas de solution, dit il un jour, car il n’y a pas de problème. Plus volontariste, Yves Klein, pour sa part, affirmait : « Il n’y a pas de questions, il n’y a que des réponses ». Dans cet univers sans jalons, Tatin garde les pieds sur terre et veille à garnir son carquois. Mais pour durer et survivre, un gagne pain en vaut un autre : faire du commerce, de l’art ou des boutons en céramique. Tatin évite de se laisser piéger par la cible, car la réussite s’inscrit dans les hiérarchies artificielles, créées, pour de courts moments, par les sociétés.

« Autoportrait » 1973
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Elevé entre les voyous et les bateleurs, les chiffonniers et les clowns, Tatin voit toujours le côté cirque de la vie. Alors que la grande majorité s’enferme dans des domaines pour y chercher sécurité, revenu, identité et réussite, Tatin passe d’un métier à l’autre : tailleur, pâtissier, char-pentier, explorateur, peintre en bâtiment, bougnat, figurant de théâtre, céramiste, entrepreneur, teinturier, bistrot... Il nie les barrières : aucun fossé ne sépare l’amateur du technicien. Chacun peut, avec les moyens du bord, construire un avion, un palais, écrire un livre ou s’adonner à l’élevage des chiens. A condition de ne vouloir rivaliser avec les cibles de la société : engins supersoniques ou château de Versailles. S’il conteste les domaines réservés, il reconnaît la nécessité de la compétence. Dès son plus jeune âge, il cherche l’initiation. Il s’intéresse à l’astronomie, aux champignons, lit Goethe, Fenimore Cooper, Poe, Camille Flammarion, Prévert, Michaux, Shakespeare, le Khama Soutra, Lao Tseu, le Si Yeou Ki, et Gaston Leroux... Avant d’être artiste, Tatin est un professionnel : peintre d’enseignes, de lettres, décorateur connaissant toutes les subtilités du faux marbre et des plafonds ornés d’angelots. Il étudie les devantures des magasins chics autant que l’art des musées. Charpentier, il pénètre les secrets des Maîtres Compagnons et des constructeurs de Clochers. Une soif d’apprendre, de comprendre le pousse vers les sociétés secrètes et les grimoires ensevelis dans les bibliothèques. Il cherche le comment et non le pourquoi. Dans toutes ses quêtes, Tatin retrouve la même réponse : on n’atteint jamais le paradis, à moins qu’on ne le crée. Pour les uns ce sera de fabriquer ses propres meubles, pour d’autres de s’associer à la mise au point d’une turbine nucléaire. Tatin, lui, a choisi de construire la Frênouse. Il ne prétend pas que ses statues soient supérieures à celles de Rodin ou plus modernes que les mobiles de Calder. Dans sa chambre obscure, avec sa truelle et son compas, il montre seulement où se cache la vie ». (Otto Hahn)
La Frênouse, un chef-d’œuvre, un Lieu Chef-d’œuvre, dont je parlerai la prochaine fois…

A suivre...

- Pour relire la première partie de cette chronique cliquez ICI

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