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CHAPITRE 4 (part I) : Chronique d’un galeriste

Cette semaine Alexandre De La Salle, avec les bons soins de France Delville, dédie sa chronique à Robert Tatin...

Frédéric Altmann – On en vient à Robert Malaval qui t’a mené vers l’Ecole de Nice ?

Alexandre de la Salle – C’est beaucoup trop tôt : après Michel Néron, Marcelle Tanneau, Gérard Eppelé, Wols, Ozenda, une autre figure magique a été Robert Tatin, qui était leur aîné.

Robert Tatin (Photo Cauvin)
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C’était un voyant, une sorte d’inspiré, à qui j’ai consacré deux expositions personnelles. C’est le seul peintre que j’aie connu qui peigne les choses non pas telles qu’on les voit mais telles qu’elles sont : des composés d’atomes, de neutrons, de photons, un monde corpusculaire qui donnait à ses tableaux une profondeur inouïe. Extraordinaire personnage, dont les graffiti - il a été le premier à en faire - ont énormément inspiré Dubuffet. Il était né à Laval en 1902, et il est mort en 1983.

« Brocéliande » (1959)
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vernissage Robert Tatin à la Galerie Alexandre de la Salle, Vence, 6 avril 1963
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En avril 1963, j’ai fait une exposition de ses « Œuvres récentes », dans la plaquette nous avons mis un texte que lui avait adressé André Breton, et en 1966, j’ai exposé ses « Peintures », cette fois-ci la préface était de Charles Etienne. En 1999, pour le catalogue de l’exposition « Le Paradoxe d’Alexandre au CIAC » qui a été possible grâce à toi je le répète), Lise Tatin, sa veuve, m’a écrit ceci : « Dans les années 60, la galerie Alexandre de la Salle est un haut lieu de l’Art.

Invitation de l’exposition Tatin d’avril 1963
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Texte manuscrit d’André Breton
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« Portrait surréel d’André Breton » (1962)
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Robert Tatin rencontre presque quotidiennement Alexandre, le maître incontesté de ce territoire d’expositions et de débats très animés entre les deux hommes. Je ne saurai jamais vraiment si la peinture est plus importante que le dessin. Mais ce que je sais c’est que j’en garde, au travers de ces passes d’armes et par-delà le temps, une belle émotion ». (Lise Tatin, 22-11-1999)

Frédéric Altmann – Comment s’était passé la rencontre ?

Alexandre de la Salle – Il résidait à Vence, avant de retourner dans sa Mayenne natale, alors un jour il a débarqué dans ma galerie, s’est mis à parler, il était un causeur infatigable, et d’emblée nous avons lié amitié. Ma première exposition particulière consacrée à un artiste, le 6 avril 1963, ça a été la sienne. Tatin ? C’était un personnage hors norme, qui pouvait parler pendant 6 ou 7 heures de suite sans s’arrêter, « mon père c’était 12 heures de suite... », disait-il. Ma galerie donnait sur la place Godeau, et dès la fontaine, il était dans sa première phrase. Il m’arrivait ainsi, lunettes de métal blanc, chevelure au vent, étincelante, veste de laine rouge, pantalon de velours côtelé noir, et les pieds pris dans des sabots, d’où, malicieusement, surgissaient parfois quelques brins de paille, miraculeusement conservés ! mais surtout une parole intarissable, convulsive, enragée, insurgée, où scintillaient des perles inouïes. Un fou de la parole, qu’il ne cédait jamais, qu’on ne lui prenait guère. Il aurait fait discours aux Pierres, aux Arbres, à l’Océan, et même au Néant. Sa peinture était aussi dense, aussi pleine, comme faite d’atomes, et, sans recours à la perspective, d’une insondable profondeur, comme s’il était, lui, le magicien des atomes, l’ami de l’imperceptible, le prince des mondes du dessous de la surface.

Il me disait « moi je suis un paisan », et m’expliquait qu’il connaissait toutes les techniques de la peinture : « Forcément, j’ai été peintre en bâtiment, et aussi peintre de bateaux, et peindre un bateau c’est tellement sérieux ! Il faut que ça tienne la mer, que ça résiste au soleil et à tout », et il ajoutait : « Moi, je SAIS peindre, un bon peintre, si on isole 10cm2 de son tableau, ça doit être beau, beau de partout ».

C’était un inspiré. Et ses graffiti - il a été des tout premiers à en faire - ont énormément inspiré Dubuffet, qui est allé chez lui pendant un mois prendre des notes sur un petit cahier d’écolier. Puis Tatin est parti en Amérique du Sud, avec tout un atelier, et c’est à son retour qu’il est venu à Vence, pour deux ou trois ans. Tatin s’en fut pour la Mayenne, qui le retint de plus en plus, et où, non loin de Brocéliande, il fit de Cossé-le-Vivien le plus étonnant des refuges, pour les elfes, les passants nostalgiques, les amoureux des sortilèges et légendes. Car Tatin était un authentique « voyant », ce que Breton sut découvrir, écrire et apprécier. C’était une exposition de gouaches, « Œuvres récentes ». Il y eut grand-monde, ce fut une fête, un succès, Lise, son épouse, était là, qui aujourd’hui dirige le musée Tatin de La Frénouse, à Cossé-le-Vivien.
Breton lui disait : « C’est toi qui t’avances maintenant, et l’on dirait que c’est à toi qu’ils ont transmis la charge de réveiller après eux toutes les dames des fontaines de vie ».

Qui plus que Breton pouvait ainsi écrire à l’homme Tatin, qui peignait, comme seul Tatin pouvait peindre !
C’était également un poète, et j’ai quantité de lettres de Tatin qui sont plus belles les unes que les autres, taraudées de dessins, d’éclairs, de « paisans », de champs magnétiques.

La carrière de Tatin s’est poursuivie de manière régulière à Paris, chez Steindecker, à la galerie de l’Université, avec un succès jamais démenti, mais un peu limité, parce que Steindecker était un marchand qui voulait que tout ne se passe que chez lui, et qui donc à la fois servait Tatin en le montrant, en le faisant bien vivre, mais qui, en même temps, l’empêchait d’aller s’illustrer davantage ailleurs. C’est grand dommage, car ainsi il n’a pas fait tout ce qu’il fallait pour que la carrière de Tatin devienne plus internationale. Tatin aura une place dans l’Histoire de l’Art, comme Brauner, parce qu’il est tout seul de sa race : il était Vrai, comme une mousse, un lichen, l’océan, les pieds dans ses sabots, sur la terre, et la tête haute vers le ciel, les étoiles, les rêves, les grandes spéculations. Il pouvait parler de l’Egypte, puis de la Renaissance, et, après la peinture Hollandaise, s’en aller vadrouiller dans les Andes. Un personnage comme on en voit très peu : l’air de sortir d’un roman plus que d’une vie.

En 1966, je fis une autre exposition, mais de peintures, cette fois, préfacée par Charles Estienne, merveilleux critique d’art, qui était un amoureux de la peinture, qui la comprenait, la pénétrait, la disait comme seuls les poètes peuvent la dire : « Il y a, dans les pays, des coins où, pendant des siècles, il y a comme un interrègne ; et de même une bague ancienne qui a perdu sa pierre attend parfois, dans un obscur et long immémorial, qu’une pierre nouvelle ou un cachet nouveau lui redonnent son lustre et sa signification, ainsi de ce coin herbu, branchu, limoneux et rêveusement irrigué de Mayenne dont notre ami Robert Tatin est devenu le terricole, le saboteux et le parleur intarrissable, intarrissable comme les sources invisibles qui cadastrent de toutes parts ce qu’il appelle sa « maison des champs ». C’est le pays où jadis, dans le haut-moyen-âge, le sire Vivien eut maille à partir avec le puissant Noménoé, roi de la Bretagne armorique, qui, lors couvrait presque toute la France gauloise. Nous devons avouer que c’est le roi qui l’emporta sur le sire, événement dont le nom même de la petite cité de Cossé-le-Vivien porte témoignage. Passons ; passons l’eau grise des siècles ; et voici que la Frénouse en Cossé-le-Vivien a retrouvé son cachet, son lustre immémorial et son sens dans le temps d’aujourd’hui, avec la présence grouillante de Robert Tatin ».

Tout est de la même veine, c’est très beau. Charles Estienne avait écrit cela à Paris en mars 66. Et il terminait comme ça : « Salut, Tatin ! Pour une fois, tu m’as laissé parler jusqu’au bout... Et maintenant, à toi ».
Dans les « Lettres Françaises » du 7-7-1966, André Verdet écrivit : « Robert Tatin nous emporte dans ses immensités sidérales, surpeuplées d’astres rayonnants comme des ostensoirs et d’une infinité d’êtres comme des ludions, solidaires les uns des autres, solidaires des soleils et des planètes dans une merveilleuse montée gravitatoire vers la Fraternité : Tatin, un très beau peintre magique, constellé de ferveurs. » Si je me suis ainsi étendu, c’est parce qu’entre lui et moi, il y eut une amitié, de la complicité. Et maintenant, des souvenirs... Et puis c’était la première fois que je consacrais ma galerie à un seul artiste !

A suivre...

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