| Retour

CHAPITRE 35 : Carmelo Arden Quin le militant - Chronique réalisée par France Delville pour Art Côte d’Azur.

Carmelo Arden Quin, artiste, poète, mais aussi militant. Suite d’une chronique...

Si le 7 octobre dernier, à la Maison de l’Amérique latine, en Carmelo Arden Quin, Jacques Sauvageot a vu un artiste, un poète, mais aussi un militant, un passage de l’interview filmée que Carmelo m’a accordée en 1987 chez lui à Savigny évoque son engagement – en 1936, il avait 23 ans - dans la Brigade Internationale mise sur pied à Montevideo, qui devait rejoindre celle de Buenos Aires déjà riche d’un demi-millier d’hommes, à destination de la guerre d’Espagne. Les deux Brigades attendirent de s’embarquer sur le « San Antonio » de la Compagnie Bara appartenant à la République espagnole (Barcelone-Buenos Aires aller et retour), mais ce bateau ne partira pas, séquestré par le gouvernement argentin de « Castillo, civil, conservateur, cent pour cent vendu aux Anglais… ».

Dans cette optique, la première exposition de Carmelo Alves (trois formes découpées de couleurs primaires) se fera à la Casa de España au bénéfice des intellectuels républicains espagnols, et elles seront barrées par des anarchistes de no pasaran revendicateurs, pour le plus grand plaisir de Carmelo. Sa conscience politique pouvant apparaître comme déjà liée à la dialectique artistique qu’il élaborer, et pas étrangère non plus à cet art abstrait qui, à Munich, en 1937, avait été traité de « dégénéré ». L’art abstrait géométrique depuis un certain temps était une forme de résistance, Pevsner, Kandinsky, Van Doesburg, Hans Arp, Sophie Tauber et d’autres en firent l’épreuve.

Liberté du cerf-volant

Si Carmelo Arden Quin déclare avoir été séduit très tôt par l’art abstrait, il se demande si ce n’est pas ce qui l’aurait poussé vers l’âge de douze ans à fabriquer « par hasard » (mais il parle d’Inconcient), des cerf-volants… Leur forme irrégulière serait alors allée pervertir des années plus tard son premier vocabulaire, inspiré du cubisme. Car c’est une forme cubiste découpée qu’il ira présenter à Torres-Garcia en 1935 le fameux soir de la fameuse conférence à l’Institut théosophique de Montevideo, entraîné par les Kravetz-Brown sœur et frère. En octobre 1984, dans la revue Kanal, sous le titre « Carmelo Arden Quin ou L’enfant aux cerfs-volants », Raphaël Monticelli écrira un texte dont la phrase : « …enfant des champs d’eucalyptus et de ces cerfs volants dont il prétend qu’ils sont l’image de toute peinture… » pourrait servir de blason. Dans l’interview évoquée, Carmelo précise qu’à l’époque il n’était pas un peintre professionnel, parce qu’il n’y avait pas de galeries, pas de marché. Des tableaux, il en faisait deux-trois-quatre, passait des mois sans en faire, car, de plus, la guerre d’Espagne était venue. En 1996, à Saint-Paul, lors de sa relecture de Pedro Subjectivo, il dira par contre : je suis un peintre professionnel.

Liberté du carton découpé

En 1936, dans cette période agitée, dessin, papier, carton sont de mise, parce qu’ils permettent une découpe facile. Il n’en sera plus de même lorsque le contreplaqué, le bois, la toile seront convoqués. Mais depuis qu’à dix-sept ans Carmelo a quitté pour la première fois le ranch familial, il vit dans une sorte de nomadisme. Et traversé par une révolution en marche qu’il ne théorise pas encore. Mais n’a-t-il pas déjà enregistré la leçon de Torres-Garcia, que pour lancer un mouvement, il faut lancer une revue ?

« Diagonale des carrés » (1935)
DR
« Dada » (1936)
DR
« Structure » (1936)
DR
« Forme » (1936)
DR

La revue s’appellera Arturo, dans laquelle Rhod Rothfuss théorisera la question du cadre. Né à Montevideo en 1920, en 1936 Rhod Rothfuss entre au Cercle des Beaux-Arts de sa ville natale où il étudie avec Guillermo Laborde et José Cuneo. Au début des années 40, il entre à l’Académie des Beaux-Arts, et, d’après Carmelo Arden Quin, en juillet 1939 ils se sont rencontrés au Cercle des Beaux Arts d’El Subte, salle municipale underground de Montevideo, à la première Rétrospective d’Emilio Pettoruti, le plus célèbre cubiste sud-américain. Au vernissage, Carmelo a raconté à Shelley Goodman qu’il avait aperçu « un jeune homme de dix-huit ans en train de copier un tableau de Pettoruti avec une remarquable technique ». C’était Carlos Maria « Rhod » Rothfuss. En le voyant il avait pensé à la nouvelle revue qui lui trottait par la tête, et il allait donc l’intégrer au générique d’« Arturo ». A partir de là, Rhod Rothfuss serait de tous les événements historiques, d’abord « Arte-Concretó-Invención chez Pichon-Rivière, où Carmelo Arden Quin le citerait dans son second pré-manifeste « El Movil », le 8 octobre 1945 : « … Les œuvres que nous exposons ce soir sont peu nombreuses. Nous avançons lentement. Il y a une petite toile de Rothfuss intitulée « La clé ». C’est une huile qui bien qu’étant figurative, sort déjà du rectangle. Elle a été exposée en 1943 dans la librairie Barreiro à Montevideo. Les deux autres peintures sont de moi… etc. » Arden Quin expliquerait plus tard qu’à la Librairie Bareiro, les deux ou trois formes découpées de Rothfuss étaient encore un peu cubistes, dans le style Pettoruti.

Rhod Rothfuss sera présent à la fin de l’année chez Grete Stern, en août 1946 à la fondation du Mouvement Madi à l’Institut Français, puis à l’Ecole Altamira de Lucio Fontana, puis au Bohemien Club pour la 3e Exposition MADI, et à l’Ateneo de Montevideo où c’est lui-même qui organisera la première exposition internationale d’art MADI en Uruguay, sous les auspices de l’Association des « Artistas, Periodistas y Escritores » (ASAPE), première exposition du groupe à Montevideo, avec l’intrusion du sculpteur Rodolfo Uricchio, du poète Aldo Prior et de Juan Esteban-Fassio. Atteint d’un cancer Torres-Garcia est absent, Arden Quin organise une visite chez lui, avec Rothfuss et d’autres.

Lorsque Kosice va vouloir se démarquer en créant « Nemsorismo » (en français : « Madinemsor »), Rhod Rothfuss va le rejoindre. Kosice s’étant occupé de l’envoi des œuvres MADI au Salon des Réalités Nouvelles de 1948 à Paris, où tous les MADI seront réunis, Rothfuss y sera, ainsi qu’au Salon de 1949 où le travail d’Arden Quin sera montré à part de celui du groupe argentin constitué par Kosice, Laañ, Rothfuss, Uricchio, Bresler, Delmonte, Biedma, Esqivel, Rasas Pet.
Pas de séparation le 23 octobre 1949 à Buenos Aires, Galerie Van Riel, pour le « 2e Salon Argentino de Arte no Figurativo (abstracto-concreto-madi-madinemsor »), où Arden Quin expose avec Bayley, Biedma, Blaszko, Bresler, Del Prete, Eitler, Hlito, Iommi, Kosice, Laañ, Maldonado, Prati, Rothfuss, Souza, Villalba, Wainstein, Yente. Carmelo est à Paris, mais « on » l’expose à Buenos Aires, sans qu’il choisisse ses œuvres. Au 5ème Salon des Réalités Nouvelles, Kosice, Rothfuss, Laañ envoient leurs œuvres pour la salle « Espace », mais séparés du groupe d’Arden Quin. Entre temps Rhod Rothfuss est devenu professeur d’arts plastiques, et, en avril 1952, participe à la Salle Madi de l’exposition d’art abstrait à la Faculté d’Architecture de l’Université, avec José Pedrio Castiglio, Llorens, Urrichio. Dans le Magazine Madi (2e édition 1948) il avait étudié le « déplacement produit dans la perception par les polygones adjacents (article intitulé « Un aspecto de la superposición).

Une petite histoire du cadre

Adrien Goetz, historien de l’art, maître de conférences, traite du cadre dans l’Encyclopédie Universalis (2003), et nous apprenons que c’est vraiment comme « fenêtre » que le théorisa en 1435 Léon Battista Alberti, dans le traité Della Pittura. Peinture comme fenêtre dont il faut d’abord tracer le cadre. « La bordure fonctionne dès l’origine, dans cette première théorisation du genre pictural, comme un signal qui indique au spectateur qu’il se trouve non pas face au réel, mais devant une œuvre née de la mimésis. L’invention du cadre procède avec logique de la définition même de l’illusionnisme en peinture. Le trompe-l’œil quant à lui, pour que l’illusion soit parfaite, se passe traditionnellement de cadre ».

Cadre et réel

Ce qui immédiatement renvoie au désir de MADI de sortir l’œuvre de la représentation et du symbole. Il ne reste plus que le Réel, et non pas le « réalisme ». Le réalisme aussi était honni par MADI. Le « réel », c’est autre chose, cela mène justement à couper l’œuvre de toute signification. L’œuvre doit simplement « être ». Et si Jean-Claude Lebensztejn (cité également par Goetz) a pu parler du cadre comme d’une « articulation » entre l’œuvre et le monde extérieur, MADI, au contraire, fait directement intervenir ce monde extérieur (le mur), pour qu’il n’y ait plus ni monde intérieur ni monde extérieur, qu’il y ait l’objet, dans son évidence. En soi ? Plus d’articulation, en tous cas. L’articulation, étant celle des jouets de Torres-Garcia, est ailleurs : elle est dans le Mouvement.
Mais cette histoire de fenêtre a bien travaillé les artistes dès l’Antiquité, et c’est encore Goetz qui évoque des portraits du Fayoum encadrés par une petite baguette de bois. Au Moyen-Âge, à la Renaissance, le cadre, très travaillé, devient inséparable de l’œuvre, surtout dans le cas du retable. Beaucoup plus près de nous, et peu avant que ne s’amorce la remise en question, Manet pense que « sans le cadre, la peinture perd cent pour cent ». Pour Degas, à l’opposé, « le cadre est le maquereau de la peinture ; il la met en valeur mais ne doit jamais briller à ses dépens ». Et il lancera la mode des cadres blancs, et ne supportera pas que les acheteurs de ses tableaux changent les cadres. Renoir sera amateur de lourds cadres, ainsi que Bonnard. Avec Picasso, c’est encore une révolution lorsqu’il enserre d’une corde la Nature morte à la chaise cannée. Et, en 1915, coup de cymbale ! Malevitch expose sans cadre. Et Mondrian prône son abandon. Le texte de Rothfuss « Le cadre : un problème de plastique actuelle » a été cité dans le chapitre 28, mais rappelons qu’il fait partir de Cézanne et de Gauguin une réflexion sur le sens de la représentation, mettant en cause un naturalisme que mettront en échec le cubisme, et Man Ray, Léger, Braque, Pettoruti etc, mais quelque chose faisait encore obstacle : le cadre ».

Rothfuss par Bolivar

En 1988, à Saint-Paul, Bolivar m’a parlé de Rothfuss, ils s’étaient connus à Montevideo avant que Bolivar ne vienne à Paris. Voici des extraits de cette interview :

« Rothfuss était de caractère taciturne, secret, parlait peu, et avec peu de gens, au moins parmi ceux que je connaissais. En ce qui concerne la peinture, il évitait la conversation, la déviait avec ironie, et quelquefois avec amertume. (…) Quand je l’ai connu, Rothfuss avait déjà abandonné la peinture depuis un bon bout de temps. Etait-ce à cause de ses autres activités, entre autres son professorat de dessin à l’Ecole des Artes y Oficios, Arts et Métiers, « Pedro Figari », où l’on peut encore aujourd’hui consulter son dossier de service ? Je peux dire que j’étais un interlocuteur privilégié de Rothfuss. Nous abordions tous les thèmes, sauf la politique dont il affirmait être un grand déçu. Il était déçu un peu moins par l’art, mais beaucoup par les artistes. Pour lui, rien ne valait la peine. A son corps défendant, sans grand enthousiasme, il me parlait quelquefois de MADI, de ses expériences avec Arden Quin etc. A cette époque je ne connaissais pas Arden Quin, car je crois que pendant ce laps de temps, il n’était pas venu à Montevideo. Cultivant l’incognito, Rothfuss parlait peu, comme absent, il manifestait une austère modestie, ou bien un orgueil, qui le situaient au-dessus du commun des mortels, et il ne se sentait, ne se disait, auteur, ni inventeur de rien. Au sujet de MADI, ou de la revue Arturo, je l’ai toujours entendu dire « nous avons fait, nous avons été », il n’en parlait jamais à la première personne. Une fois que nous parlions d’art à propos de ce qui se faisait à Montevideo, j’ai voulu l’encourager pour qu’il se remette à la peinture.

Je lui ai demandé : « Pourquoi ne travailles-tu pas pour toi, au lieu de faire ces immondes illustrations pour la revue du Musée, d’autant plus que pour cela tu n’es pas payé ! » Il m’a répondu : « Bof ! L’art ! Ce qui m’intéresse c’est de rester chez moi le matin, de dormir jusqu’à onze heures, et, ensuite, « tomar mat », boire du maté‚ sans avoir à courir. Tant que je peux faire ces conneries d’illustrations chez moi, qu’on me fiche la paix ! »

Dès 1955 j’ai fréquenté de manière assidue le milieu artistique montevidéen, je crois avoir assisté à toutes les expositions importantes, et je peux affirmer que Rothfuss ne peignait plus, sinon les tableaux pour le Musée déjà mentionné. De son œuvre personnelle, je n’ai connu que trois ou quatre tableaux, dont un appartient à Miklos von Bartha, à Bâle, en Suisse. Ceux montrés récemment à Londres, et qu’on verra bientôt à Buenos Aires, ne me semblent pas de sa main, mais plutôt réalisés d’après ses dessins. Leur facture me semble trop récente, trop soignée pour être la sienne. Rothfuss me disait qu’il avait grande envie de faire de l’artisanat. D’une manière très sérieuse. Quand je suis parti pour l’Europe, il m’a demandé de lui envoyer tout ce que je trouverais là-dessus, et plus particulièrement sur l’artisanat des pays de l’Est, Pologne et Tchécoslovaquie. Au début, je lui en ai envoyé. Puis, peu à peu nous avons cessé de communiquer (…) Ceux qui s’imaginent qu’ils peuvent encore aujourd’hui, ou demain, découvrir des écrits de lui, des théories, je voudrais leur enlever leurs illusions : il n’a jamais écrit autre chose dans sa vie que l’article paru à propos du « Marco recortado » dans l’unique numéro de la revue Arturo. Lui aussi était unique. Voici un résumé de ce que je sais maintenant de mon ami Rothfuss. (…) Il reste le sceptique, énigmatique, et secret Rothfuss. Rien ne vaut la peine ».

Marxisme et Mouvement chez Carmelo Arden Quin

Pour en revenir à l’interview de Carmelo en 1987 à Savigny, il explique que la question du mouvement chez lui vient également du marxisme, toujours la dialectique. L’orthogonalité étant un peu un obstacle au dynamisme de l’œuvre, et, dans ce sens-là, il était resté cubiste, car le cubisme n’est pas orthogonal, mais au contraire plein de diagonales.

Dans Art Press, en 1993, Catherine Millet écrira sur « L’art d’Amérique latine » : « Le cubisme découpé d’Arden Quin, de Rothfuss, de Lidy Prati, de Raul Lozza, de Diyi Laan préfigure ce qu’on appellera plus tard the « shaped canvas ». Cette formule sera également utilisée par Dominique Liquois dans son article « Fontana, l’Argentine et la modernité » (dans le Catalogue Lucio Fontana, Paris, ed. Georges Pompidou, 1987) : « En octobre et décembre 1945, le groupe (Arte Concretó Invención) organise deux expositions collectives hors des circuits des galeries. Elles réunissent des œuvres de caractère abstrait dont une sculpture articulée et mobile de Kosice, des dessins de Rothfuss et les « shaped canvas » avant la lettre de plusieurs d’entre eux.

Kosice « Röyi » (1944)
Photo Catalogue « Géométrie hors limites » de l’exposition à la Maison de l’Amérique Latine en 2010

Dès cette époque, il semble que Lucio Fontana se soit intéressé aux activités des jeunes artistes et qu’il ait même participé à l’organisation de leur seconde exposition chez la photographe Grete Stern, si l’on en croit Arden Quin »

Lucio Fontana

Lucio Fontana, plus tard, à l’Ecole d’Arts Plastiques de Buenos Aires, Salon Altamira, accueillera une exposition « Arte Madi » (la deuxième exposition Madi), vernissage le 14 octobre 1946, où le Pré-Manifeste n°5 fut distribué sous forme de feuilles volantes. Les artistes étaient Arden Quin, Rhod Rothfuss, Martin Blasko (sic), Gyula Kosice, Valdo Wellington, Elisabeth Steiner, Paulina Ossona, Raymundo Rasas Pet, Ignacio Blasko, Aldo Prior, Dieudonné Costes, Sylwan-Joffe Lemme.

Dans le « Programma de Actos » :

Le 14 octobre à 19 heures : Inauguration de la seconde exposition ARTE MADI
Le 15 octobre à 20 heures : Musique moderne, par Juan Eitler
Le 23 octobre à 19h30 : Danses MADI, par Paulina Ossona

Sur l’invitation, le directeur d’Altamira invite à des Actes que le Mouvement MADI réalisera du 14 au 25 octobre, c’est signé par le secrétaire Lucio Fontana, et le président Gonzalo Losada. Fontana qui avait fait partie du mouvement Abstraction-Création à Paris, et c’est toujours dans le Catalogue de la rétrospective Fontana en 1987 au Centre Pompidou que Dominique Liquois déclare : « Héritiers de la modernité, guéris de l’ancienne mélancolie, ni nationalistes ni Européens, les signataires d’Arturo sont, avant tout, soucieux de développer leur propre système artistique. Parmi eux, très présents, deux Uruguayens imprégnés du constructivisme de Torres-Garcia, Carmelo Arden Quin et Rhod Rothfuss ».
Et dans la revue L’œil n° 511, en novembre 1999, Miguel Fernandez écrit qu’en 1946 « Lucio Fontana exprima sa vision d’un art nouveau dans un Manifeste blanc rédigé avec les artistes du Groupe Madi ».

Volf Roitman et la dialectique madiste

Pour l’exposition « ARDEN QUIN, Rétrospective, 1938-1988 », à la Galerie Franka Berndt (Rue de l’Echaudé et Bastille), à l’automne 1988, Volf Roitman écrit un long texte (« Carmelo Arden Quin et le mouvement Madi »), où il détaille la « dialectique » à l’œuvre chez Arden Quin, annoncée en 1944 dans Arturo n°1 sous le titre : « La Dialectica » (ou « Manifeste d’Arturo »). Il est si fondamental qu’il mérite qu’on en rappelle le début :
« Ce sont les conditions matérielles de la société qui conditionnent les superstructures idéologiques. L’art, superstructure idéologique, naît et se développe sur la base des mouvements économiques de la société. Voilà la révélation qui, au-delà de l’art, constitue le matérialisme historique. Pour l’interprétation exacte de l’art dans sa fonction historique doit s’établir l’ordre dialectique « Primitivisme-Réalisme-Symbolisme ». C’est suivant cet ordre que l’art s’est manifesté tout au long de l’histoire. Jusqu’à aujourd’hui la caractéristique fondamentale de cet ordre a été : expression, représentation et signification ».

Ces quelques lignes expriment très bien la révolution voulue par Arden Quin, inspirée par Marx, et que Volf Roitman commente de manière très approfondie et documentée.

« Et ce fut le lancement du mouvement Madi les 3, 4 et 5 août 1946 à l’Institut Français d’Etudes Supérieures à Buenos Aires, avec la lecture du Manifeste Madi révision du Manifeste dit d’Arturo dans lequel Arden Quin émettait l’hypo¬thèse (inspirée du matérialisme dialectique et historique) d’une dialectique de l’art. Ainsi, selon la théorie d’Arden Quin, l’art parcourt il des cycles complets, dialectiquement, avec (par exemple en plastique, dans la composition) le trian¬gle pour thèse, le carré pour antithèse et le cercle pour synthèse. L’art connaît donc, dans chacun de ses moments, trois étapes qui sont pour l’une primitive, pour la seconde classique, et pour la troisième baroque. Ainsi, dans la Renais¬sance italienne, l’art est il passé du primitivisme anguleux d’un Giotto au clas¬sicisme serein d’un Vinci, avant que de devenir baroque, avec la dominance des courbes. Idem pour l’art grec, qui connut un primitivisme avec l’art cycla¬clique et les « kouroi », un classicisme avec l’art classique proprement dit Phidias, le Parthénon, les Apollons et un baroquisme avec les distorsions du Discobole et du Laocoon. Et ainsi de toute l’histoire de l’art. C’est ce mouve¬ment perpétuel des choses qui amena Arden Quin à s’attaquer au problème du support et de la fixité sculpturale. De là sa grande trouvaille : le passage du sempiternel rectangle comme support de la peinture, à la forme, tout sim¬plement. Et l’inscription picturale non seulement dans d’autres polygones régu¬liers (losanges, trapèzes, etc.) mais aussi, et surtout, dans des polygones irré-guliers, avec l’invention de formes planes à l’infini ».

Avida Ripolin

A diverses époques de la suite de Madi – les diverses strates, les diverses générations – il est inévitable de s’émerveiller que, tant d’années après la vision, peut-être… presque onirique… d’une forme découpée volant sur le ciel, découpée par un enfant, tant d’autres aient été atteints par une sorte de nécessité, tant d’autres aient mis en œuvre cette nécessité… à travers de nouveaux venus, de nouvelles diversifications (« Diversités abstraites » fut un album des Editions Bourquin). C’est aussi ce dont témoigna Avida Ripolin dans le Kanal magazine n°8, Paris, juin 1990, à l’occasion de l’exposition « 5 peintres Madi » (Bolivar, Caral, Decq, Girodon, le Cousin) à la Galerie Saint-Charles de Rose du 17 avril au 19 mai 1990.

Invitation de l’exposition « 5 peintres MADI » à la Galerie Charles de Rose, Paris, organisée par Alexandre de la Salle
DR

« Pourquoi Bolivar, Caral, Decq, Girodon, Le Cousin réunis à la Galerie Dorval sous le vocable de MADI ? Pourquoi MADI maintenant ? Parce que Madi est toujours vivant, comme l’Amérique bien après sa découverte par Christophe Colomb !... Et même, MADI peut s’inscrire dans cette fin de siècle non comme une poussée révolutionnaire peu ou prou étouffée, mais comme un mode d’être, l’éternel désir de sortir du cadre. Pour parler peinture, cette fuite hors du cadre semble banale aujourd’hui à la société dévérouillée par son inventeur : carMelo ArDen quIn. Pourtant, comme elle est impressionnante cette file de rectangles, de fenêtres s’alignant tout au long des murs du musée imaginaire de l’espèce humaine...

Sortir du cadre, c’était soulever une montagne, s’extraire de soi-même, rien de plus difficile. MADI l’a fait. Rien de plus difficile car nous sommes sacrés à nous-mêmes, notre propre icône paralysante. A l’époque un critique traita d’iconoclastes les Uruguayens/Argentins qui, en 1946, derrière Arden Quin, lancèrent le Mouvement. On peut dire que le cadre rectangulaire a été longtemps l’une des icônes de l’Espèce, un medium intouchable. A cette représentation convenue, fixée symboliquement comme fenêtre à travers laquelle apercevoir le monde, MADI substitue l’objet lui-même, rencontré directement, ses contours à chaque fois intrinsèques ne désignant que lui-même. L’icône est ainsi libérée, le flux retrouve son indépendance, à nouveau on ne se baigne jamais dans la même eau, un sang rouge chasse les scories du symbole tyrannique. MADI est dynamique, il permet la succession d’objets nus, une peau supplémentaire est ôtée au réel.

Le portique enseigne que le vide est infini mais qu’il peut se changer en lieu, dit Arden Quin. Locataires nous sommes de l’espace de notre vie, et, sous le portique qui désigne le théâtre de notre domination, notre main créée des objets dominateurs à leur tour. Qu’il faut ensuite re-dominer. Les objets jonchent la scène, servant de bornes à la circulation de la pensée, afin que, ce temps-là, la gueule du vide demeure close.
MADI, c’est le renouvellement facilité par l’association de semblables différents. L’agora sous le portique. Et le choeur. Bolivar, Caral, Decq, Girodon, le Cousin déposent sur la scène des objets intrinsèques, tous révélateurs d’un esprit constructeur, tous adaptation personnelle produite par leur seule liberté. Des cerfs-volants d’adultes, sérieux comme l’astronautique, fous comme les volutes du rêve ». Est-ce violent ? Pierre Descargues a parlé d’explosion.

Pierre Descargues

C’était dans la revue « Arts » du 23 juillet 1948, dans un article intitulé « D’une salle à l’autre », et à propos de la première participation de MADI au Salon des Réalités Nouvelles : « La peinture abstraite va sauter. Quelque vaste explosion se prépare sans doute qui va la séparer plus nettement que cela ne se voit encore en ce troisième Salon des Réalités nouvelles. (…) Comment définir leurs recherches ? Ils en sont, eux aussi, au moment de l’éclatement de la peinture. L’art brise les cadres à quatre angles droits. Il est brutal, barbare, insolent (…) tous ces peintres ne cherchent pas la personnalité à tout prix. Ils sont presque orgueilleux de leur style banal. Ils cherchent à sortir du « noir » et donnent de furieux coups de pied dans les règles de l’abstraction. On peut aimer une telle jeunesse ».

Jeunesse d’Arden Quin

Jeunesse… C’est peut-être le terme qui conviendra le mieux à ce Mouvement, jusqu’au bout, et que l’on mettra à l’épreuve à chaque trace soulevée, ainsi le livre-catalogue MADI conçu par Claude Pasquer, mis en page par Annie Morin et Arden Quin, édité par la Galerie Métaphore, Paris, Le Centre d’art Contemporain de Besançon, la Galerie G. de Besançon, la Galerie Editions du Faisan, Strasbourg, la Galerie Alexandre de la Salle, Saint-Paul, la Galerie Franka Berndt, Paris.

Pages intérieure du Livre-catalogue Madi 1990
DR

La jeunesse éternelle d’Arden Quin s’y exprime, non plus comme une course dans le ciel, mais cette fois « à travers champs ». Couper court, n’est-ce pas abandonner le cercle vicieux, les rodomontades, pour filer dans l’ivresse d’une liberté (re)trouvée ? Dans ce livre, une fois de plus, Carmelo persiste à « remettre en cause » : « Au commencement ce furent deux ou trois plans colorés, ou quatre, six, douze, et plus, sur une surface, ou juxtaposés, composant une œuvre picturale non figurative. Et ainsi dès les débuts du siècle, notamment avec Kandinsky, Mondrian et Malevitch. On a tout osé alors (et depuis) en ce qui concerne la composition, mais toujours dans le rectangle, bien que toutes les conditions eussent été réunies pour en sortir. Je dis cela sans ironie ni reproche car, au fond, ces maîtres de l’art abstrait, nos grands devanciers, savaient fort bien (peut être) que ce qu’ils entreprenaient ne pouvait en rester là. Pourtant voilà ; ils n’ont pas mis en cause la régularité du support plastique. Quelle en a été la raison ? Peut être n’ont ils pas eu le temps ou, tout simplement, ils n’ont pas voulu, comme on dit, aller jusqu’au bout. Et cette situation dure encore dans l’art construit. Nous sommes devant une grande timidité, une hésitation contraignante. Or aller jusqu’au bout dans cette question, ce n’est pas s’arrêter aux limites des quatre angles réguliers, mais les dépasser et intégrer visuellement l’espace attenant à l’objet créé, avec les tensions des lignes et des plans de la compo¬sition. C’est arriver à la découverte de la Forme. De cette propre forme, dont, je suis convaincu, nous sommes tous intimement porteurs. On a oublié que la forme plane existe. Les polygones n’ont pas tous seulement quatre angles, il y en a de toutes sortes : réguliers, irréguliers, symétriques, assymétriques. C’est dire les possibilités qui nous sont offertes pour que nous composions des structures plastiques nouvelles. Un critique et historien d’art connu, en sus de graphiste, comme il se nomme, personne de sensibilité, de tous temps défenseur de l’art abstrait, m’a dit un jour que nous conversions de l’abandon du rectangle, que c’était une mauvaise idée, que je faisais fausse route. Ma réponse est encore la même : ne restons pas dans la bonne idée du conformisme et, même, coupons court à travers champs si cela peut nous mener à un « faire » nouveau ».
Dans ce texte l’utilisation du mot « peut-être » n’est pas anodine.
De même que le passage : « De cette propre forme, dont, je suis convaincu, nous sommes tous intimement porteurs ».

Arden Quin « Plastique, Métal amovible »
DR

Arthur Aeschbacher

Est-ce que c’est ce que veut signifier Arthur Aeschbacher par le mot « sensible » ? Dans le même livre il écrit : « Sensible à l’éclatement du triangle, proposition purement MADI. Défi au châssis hors de l’unité-rectangle. Rencontre déterminante avec le peintre Arden Quin. Me voilà, aujourd’hui, un invité Madi, actif en temps irréversible. Un MADI à rompre l’écorce et à ravir l’amande. Le Madi dans l’espace hors du Noir, du sel et du sang.

Aeschbacher « Bouclier d’œuf d’autruche »
DR

Bolivar
Bolivar trouva pour ce livre une nouvelle façon de dire « m’a dit » : « Le Madisme est toujours et chaque fois nouvelle Manière de Dire. M comme mouvement A comme art abstrait D comme dimension I comme invention. Ou : Mot Abstrait Discours Inventé. Ou : Modernité Abstraction Dynamique Internationale. Dans notre démarche, nous tenons compte des acquis de tous les temps en matière d’art, depuis la préhistoire jusqu’à nos jours. Nous ne négligeons aucune de ces données historiques. La madification est une action nouvelle née du fait d’avoir compris l’œuvre comme le lieu où l’on se situe et du fait de se sentir être là où l’on se trouve, c’est à dire, étant vraiment présent, procédant vers le futur. On le sait, l’espace plastique, comme source, comme support, est inépuisable dans le sens qu’il sera toujours ouvert à des nouvelles expériences, à de nouvelles créations. Notre Mission à nous doit être d’Acquérir la Dimension Inventionniste universelle. Nous devons jalonner notre passage de signes madiques Morphologiquement Abstraits Dimensionnellement Incommensurables. Et le jeu de mots revient : Motricité Activité Dynamisme Invention. Nous nous appliquons chaque fois à découvrir une forme nouvelle et à donner à chaque forme nouvelle une valeur originale. Nous nous efforçons de structurer toujours davantage notre langage plastique, évoluant dans le construit et l’universel, avec le sortir du rectangle ; ce qui constitue la règle d’or de notre démarche. Chacun de nous a sa personnalité, son savoir faire, son style propre, et Madi est le lien qui unit nos particularités.

Bolivar « Madi planal »
DR

Salvador Presta : … rajeunissant …

Et Salvador Presta : « Comme cela arrive parfois, quelques-uns d’entre nous se sont éloignés du mouve¬ment tandis que d’autres s’y sont agrégés. Il faut préciser toutefois, en ce qui me concerne, que malgré cette séparation la limphe Madi est restée toujours vivace dans notre œuvre. Entre temps notre sensibilité esthétique s’est affinée au moyen de nouvelles expériences et réflexions au sein d’une silencieuse et conséquente recherche plastique, et, répétons le, jamais détachés des énoncés essentiels de Madi. En outre, nous avons cherché, surtout, à préserver ou à exhumer ces valeurs, en vue de leur survivance, en même temps qu’une subtile tendance plastique, et trouvant en eux la justification éthique de notre propre agir. En promouvant continuellement un langage nouveau, dans les années 50, nous avons fondé le « Constructif Architectural » pour arriver à une symbiose intégrale des arts plastiques : peinture, sculpture, architecture, ce qui constitue le développement logique de Madi.
Bien que des transformations se soient produites sous l’effet de nouveaux choix, nous avons travaillé librement, rajeunissant, rendant actuelles les anciennes recherches structurelles, de sorte que, dans une projection de valeurs strictes, Madi réinventé, puisse progresser toujours dans le temps.

Presta « Sculpture blanche »
DR

Lex Caral

Caral également est présent dans cet ouvrage. Voici ce qu’il déclara dans une interview, le 24 décembre 1995.

Caral « Acrylique/bois, 1984 »
DR

Caral - Il faut que la verticale soit une verticale et non un arbre qu’on dépouille de ses branches, de ses feuilles, de son écorce, pour aboutir au mât pur. Dans la problématique du véritable art géométrique il y a la volonté de créer une chose qui n’existe pas. Socrate, dans le Philèbe, parle de la beauté de la forme en soi. Création pure. Si on est séduit, fasciné par la proposition MADI, c’est par cette possibilité de créer, enfin, ex nihilo. Et de mettre au monde un enfant sans visage préformé. Le désir profond serait de faire un enfant sans ancêtre. C’est évidemment impossible. Ne serait-ce que par le fait du Mouvement Madi, par exemple, comme lieu symbolique, comme fonds conscientiel et non-conscientiel, où des possibles de formes attendent. Mais c’est tellement à l’état virtuel, complètement ouvert, et la chose faite est à elle-même son prototype.
La problématique Madi ne peut donc être épuisée par Arden Quin seul, et c’est ce qui en fait la richesse. S’il y a des générations successives de Madistes, les Madi historiques, d’Argentine et d’Uruguay, et d’autres générations en Europe, c’est que l’apport du neuf est à l’infini, c’est exponentiel. Et plus cela avance, plus cela va vers ce minimum de relation imposée par le réel. Comme s’il s’agissait d’inventer un réel nouveau. Non pas de commenter le réel, mais d’ajouter du réel au réel.

FD - Réel donc de l’objet créé par l’homme ? Avec cette projection d’objets hypothétiques, machines conceptuelles dont il faut développer les potentialités afin d’aller au bout d’une expérience donnée ? Cela s’appelle donc l’esprit de laboratoire, avec cet épuisement du matériel… d’où la tentation chère à Arden Quin de la sérialité...

Caral - Parce que par la pratique de la sérialité, on peut réussir à faire dire à un premier objet une chose que le second objet va dire davantage, le troisième d’une manière un peu déviée, le quatrième etc. épuiser en quelque sorte sa propre fécondité. Lorsqu’on s’arrête on se dit : peut-être y avait-il encore quelque chose à faire, mais moi je suis arrivé au bout, j’ai fait dire à ce prototype tout ce qu’il pouvait, à travers moi, dire. Quelqu’un d’autre peut reprendre cette « forme », et en partir. Si les artistes Madi se concertaient, chacun pourrait repartir du dernier objet sériel de l’autre ? Les haï-kaïstes du temps jadis n’avaient pas ce sens de la propriété. Un disciple de Basho pouvait faire deux premiers versets d’un haï-kaï sans trouver la chute, un autre le terminait, à qui appartenait-il ? Il devrait y avoir un laboratoire Madi pour qu’à partir des mêmes prémisses se multiplient les variations. On passe bien de fin Haydn à début Mozart, et Mozart influence le vieil Haydn, puis on passe de fin Mozart à Beethoven. Quand on entend la dernière musique de Mozart, Beethoven est à l’horizon. Et La Fontaine reprenant presque in extenso les fables d’Esope. Dans Madi, à partir du moment où l’objet ne s’inscrit plus dans un rectangle mais dans une forme polygonale, que tour à tour le mur et l’œuvre s’imbriquent l’un dans l’autre, la problématique est transformée, le travail de la surface n’est plus le même, il y a cette liberté engendrée par la dialectique, qui est ouverture : la suite à élaborer. La forme extérieure influe directement sur ce qui va se passer à l’intérieur, et réciproquement, c’est déjà un mouvement interne, une circulation qui pourrait être renforcée par ce dialogue entre les peintres. Pourquoi ne pas faire l’œuvre Madi comme collective ?. Avec pour toute signature : « Madi » ?

FD - Ceci expliquerait votre étrange position de retrait, Monsieur Caral. Qui fait écho à votre concept d’objet sans ancêtres.

Caral – Peut-être.

Raphaël Monticelli : « L’enfant aux cerfs-volants »

Et il faut évidemment finir sur le très beau texte de Raphaël Monticelli paru dans la revue KANAL en octobre 1984, qui avait pour titre « Carmelo Arden Quin ou L’enfant aux cerfs-volants » :
« Carmelo Arden Quin est une figure exemplaire de l’art de notre temps : depuis près d’un demi siècle il manie la plupart des thèmes majeurs des problématiques actuelles ; dès les années 40, il se préoccupe des transformations que peut subir la forme de la toile (la géométrie de ses limites) dès lors que l’artiste ne peut plus accepter celle, soumise aux nécessités du préétabli, du prévu, pré fabriquée par le commerce, figée, et qu’il accepte les transfor¬mations que peut générer le travail, la réflexion du peintre, la logique inédite du rapport entre ce qui est peint et ce sur quoi ou grâce à quoi c’est peint, qui le « supporte » ou le permet, qui l’entoure, le cerne, ou le définit, inaugurant ainsi une tradition aujourd’hui riche où la toile, le « support », ne sont pas conçus comme des don¬nées de la Peinture, mais comme lieux constamment à faire, à construire, à imaginer, et qui ainsi font, construisent ou créent la peinture, et pour lesquels on créera, entre autres, le terme de « free canvass ». C’est ainsi qu’il donne naissance à ces œuvres, coplanals ou autres, présentées dans les expositions du mouvement MADI avant 1950, où les formes formats entretiennent soudain entre elles des rapports libres, libres en ce sens qu’ils peuvent varier selon les accrochages, dans des lieux qu’elles cernent plus qu’elles n’en sont cer¬nées, ou encore qu’il en vient à prendre en compte l’épaisseur de la toile, ou du tableau, et qu’il abou¬tit, par exemple, à ces œuvres galbées où la surface du tableau, et non plus seulement son pourtour, participent de la composition, affectant ainsi au¬tant la géométrie des surfaces que celle des limites.

Cette réflexion et ces transformations affectent aussi bien d’autres domaines du champ artistique : dans le même temps qu’il produit les coplanals, Carmelo Arden Quin crée de nouveaux espaces d’écriture où les mots entretiennent, entre eux et avec leur support, des rapports analogues à ceux qu’il explore dans les formes de la peinture ; soumis à la logique des transformations, les mots construisant des livres évolutifs ou s’en construisent s’intègrent dans des structures textuelles mobiles, créant, ou, mieux, générant des textes en transformation constante, jouant les uns les autres avec des supports inédits, « livres objets » dira t on dix ans plus tard, sculptures des mots dans l’épais¬seur des pages, dans d’aériennes structures, bois, carton, tissu, objets...

C’est cet amour de la mobilité, cette recherche d’une forme impériale, impérieuse ou totale de l’art, qui conduisirent Arden Quin à être à l’origine du mouvement MADI. De Rio à Paris, de l’immédiat après guerre au début des années cinquante, ce sont les manifestations et les expositions communes à ce genre de groupe, et réunissant des artistes comme Soto, Vardanega ou Asis...
Au delà de ce que la petite histoire nous fournit comme anecdotes, plus que MADI, je veux retenir ARDEN QUIN, rêveur des deux hémisphères, capable, dit il, d’apercevoir, depuis nos horizons, les constellations australes, homme de mots et de formes, enfant des champs d’eucalyptus et de ces cerfs volants, dont il prétend qu’ils sont l’image de toute peinture.

Car ainsi vont nos signes : les vents qui les balaient leur donnent essor. Ainsi vont nos signes : ils ponctuent les cieux où ils se perdent, y nagent ; images de nos regards lancés, les explorent. Longues excroissances de nous, tentacules fragiles, sondes auxquelles nous ne tenons que par des fils qui l’un à l’autre s’enchevêtrent, ou se tissent, et c’est ainsi que nous signons le ciel, que nous nous y échevelons, que dans notre cocon mille fois millénaire nous enserrons la terre, vieille chrysalide hésitante et laborieuse.

L’enfant le sait bien qui court sur le sol pour aider le vent à imprimer sa force contraire à sa main, et c’est dans sa main qu’il sent la force du vent, et, à la course de ses pieds, répond la sensation de ce qui dans sa main s’effile ; l’enfant le sait bien qui se joue ainsi du ciel et du vent. (Raphaël MONTICELLI).
Admirable texte, sur la Plastique, mais sur l’Enfance.

Artiste(s)