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CHAPITRE 49 (part IV) : Arden Quin autour de la Biennale de Cuba

Suite de la chronique de France Delville consacrée cette semaine à Carmelo Arden Quin...

A la suite immédiate du cycle “Madi maintenant/Madi adesso » a lieu une Rétrospective Arden Quin (10 mai- 23 juin 1985) à la Galerie des Ponchettes à Nice. Dans le catalogue de l’exposition, Arden Quin écrit, tout à fait dans le style de sa saga poétique, mais ce n’est qu’aujourd’hui, en mettant côte à côte ses Manifestes et ses poèmes que l’on peut saisir le lien permanent entre son œuvre et une l’éthique. L’œuvre d’Arden Quin comme mise en œuvre d’une éthique :
"C’est finalement une prétendue fin de partie qui fait la différence, avec ses remerciements, ses vociférations, et les jets de pierres des spectateurs postés de l’autre côté de la rue. Le peintre n’a pas à s’excuser, à venir calmer l’agitation des soi disant esprits. Tout au contraire, s’il doit intervenir c’est à fin d’alimenter davantage l’émeute, la menant à la limite du supportable, en se ruant à son tour sur le parvis avec ses couleurs et sa géométrie incisée. Alors, émeute égale événement. La limite du supportable. Car il faut bien s’arrêter au bord de l’abîme, non de peur d’y sombrer, mais pour éviter la répétition de la tragédie biologique, après le coup d’œil qui mesure les profondeurs. Etre le médiateur entre le vide et la plaine ; rebrousser chemin et élever les constructions espérées ; faire aller la cité".

“Madique I » Huile/panneau (2001)
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A l’évidence, cet homme là n’a ni l’intention, ni la possibilité de cesser le combat. Il ne peut pas démériter. Et pour cause. Matière et dialectique, et sigle contenu dans le nom, font commandement, sont indices d’une persistance voulue. Le fouillis est mis en demeure de se structurer. (Arden Quin – Nice, 14 avril 1985).

Dans le même catalogue Pierre Falicon publie un texte à cet égard (liens entre une philosophie et une mise en acte de soucis picturaux) extrêmement subtil, mettant en avant particulièrement la notion d’indétermination, travaillée comme on le sait par Bernar Venet dont une œuvre est aujourd’hui installée devant les Ponchettes : l’aspect « réseau » de l’art se révèle à chaque pas (dans la ville). « L’Art est par conséquent une image inachevée et définie, mais apte à rendre au moyen d’éléments cinétiques ce processus ». (Naum Gabo, Manifeste du constructivisme, 1924).
Ce que manifeste au plus haut point l’œuvre d’Arden Quin est un élan vital. Le dynamisme qui nourrit son projet est aussi ce qui en résulte. Le mouvement qui caractérise la vie ou la symbolise est dès le départ au cœur du problème esthétique d’Arden Quin. Le deuxième problème auquel il s’affronte est inhérent au mou¬vement dans son énonciation paradoxale : créer un ordre hasardeux. Le hasard étant par essence du domaine de l’événement c’est « ce qui arrive » à l’état pur. Dès ce moment là, l’œuvre est toujours en partie indéterminée.

“Composition circulaire” Huile/panneau, plexiglas et métal (1985)
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Elle propose un rapport de couleurs, d’éléments simplifiés, afin qu’ils puissent jouer du moins au plus complexe. Ce rapport est plutôt un noyau de matière en expansion semblant échapper à la dialectique de l’entropie : œuvre ouverte bien entendu. Les recherches d’Arden Quin dans ce domaine ont ouvert des perspectives majeures. A partir de ses découvertes sur les coplanals – œuvres proposant une ambiguïté et une indétermination des plans, créant le mouvement il aboutit derechef aux œuvres mobiles par l’invention de sculptures utilisant le mouvement mécanique. La leçon sera entendue.

“Composition” Huile/panneau et tiges plastiques (1992)
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L’œuvre d’Arden Quin redonne du jeu à nos repères spatio-temporels empreints d’un cartésianisme édulcoré. Le réseau de relations nouvelles qu’elle suscite a un caractère éminemment poétique. Au sens ou poiésis veut dire faire, fabriquer avec comme perspective l’horizon des possibilités. Les ramifications de son œuvre inventent des confluences inattendues sur son chemin. Et cependant quoi d’étonnant qu’il puisse rencontrer sur sa route des artistes comme Dolla, Saytour, qui eux aussi tentent de faire évader la peinture de son cadre. Ce fut aussi l’un de ses nombreux apports à notre sensibilité. Dès 1946, le cadre intégré à l’œuvre devient forme, espace à part entière. La mise à l’œuvre du cadre entraîne une autre question, celle du dedans et du dehors. Avec Arden Quin l’œuvre ne sort pas du cadre, elle envahit l’espace et le modifie. La question alors devient infinie. Dès cet instant opératoire où se tient l’œuvre, où se tient sa circonscription ? L’œuvre est devant nous mais elle est surtout dans l’espace comme un poisson dans l’eau. Du même coup notre regard s’élargit de son car¬can usuel ou plutôt nous prenons conscience que comprendre une œuvre ce n’est pas l’objectiver, ce qui ressort plus ou moins de la taxidermie, mais essayer de comprendre ce qu’elle rend visible, ainsi que le disait Klee : « Elle est l’épure d’une génèse des choses ». (Merleau Ponty, in « L’œil et l’Esprit »).

“Jaune-bleu » Huile/panneau (1992)
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De genèse à jeunesse il y a le temps d’une génération : celle des commencements qui est le domaine de toute grande œuvre. C’est cette origine que nous redonne Arden Quin dans sa geste, après bien d’autres, à ne se placer que dans la lumière des Grecs : Pantai rei, tout coule, dit et redit Héraclite. Ce que nous apporte Arden Quin c’est un rythme nou¬veau au sens grec de donner une forme à ce qui s’écoule. Désormais, grâce à lui ce rythme fait partie de notre univers tout autant que celui ci se continue éternellement dans son ordre hasardeux ». (Pierre Falicon, Nice 20/4/1985) (Extrait)

Et Jean-Michel Anquez, capable d’apprendre en quelques jours un dialecte de tribus de forêts vierges, situe lui aussi très fortement Carmelo Arden Quin dans une métaphysique occidentale. Sous le titre « Le temps fait surface », il écrit (extrait), et, avec en exergue, immédiatement, une sentence d’Opplimos : « Le présent est vivement désiré » :
« Présenter Carmelo Arden Quin est impossible sans courir. Sans courir le risque de passer à côté de son œuvre. « Ne pas rester sans bouger, en arrière, pendant que la terre et le soleil tour-nent, que la nuit et le jour tournent, aller de l’avant toujours, même courir, courir ». La phrase a de l’allant, mais est il une phrase qui ne soit déplacement, qui ne vise à conserver l’égalité des figures ? C’est l’effet du langage de différer de la chose, et de différer dans le temps. Hormis en boxe, pas un « direct » qui ne soit abus de langage, qui ne soit essentiellement différé. On a beau dire, c’est toujours de, ou sur, et la présence, c’est innommable qu’elle est, innommable qu’elle soit. Partant de reconnaître alors en Arden Quin une figure de l’art contemporain, paradoxal de se le représenter, de se le figurer campé sur ses positions : « en un mot, concrétiser le mouvement ».
C’est là tout l’objet de son œuvre. Rendre, si futuriste que cela paraisse, rendre tangible tout changement de position dans l’espace en fonction du temps. Non que le mouvement ne soit ni tangible ni possible, ceci étant, mais de l’imprimer, de le communiquer, de le transmettre, telle devait être la dimension du plan : l’espace du projet, non le projet de l’espace. C’est couru, se donner du mouvement, c’est se donner le temps, et si le temps est à l’œuvre, s’il lui est inhérent, l’œuvre, elle, n’en est pas moins, à s’y inscrire, de tout temps c’est logique, chrono-logique ». (Jean Michel ANQUEZ, De Paris à Nice en T.G.V. Les citations sont extraites des manifestes MADI de 1946 et 1948) (Extrait)

“Composition” Huile/panneau et plexiglas (1986)
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Quant à Claude Fournet, responsable de l’exposition, il marqua l’énigme de la bipolarité d’Arden Quin, entre Amérique du Sud et Europe, ce à quoi je reviendra dans la dernière partie du chapitre : « Formalisme d’Arden Quin : il semble que l’artiste (qui a dû être et qui reste fondamentalement « architecte ») ait très vite reconnu que c’est à la forme que l’homme avait à donner un sens, qu’il ne s’agit pas de l’inventer mais de transmettre ou de communiquer à travers des trames préexistantes un pouvoir de représentation de ce qui communique ou se transmet ainsi. Par ailleurs une œuvre étrangement close sur elle-même et qui n’implique qu’elle même : qui possède ainsi un pouvoir d’exotisme qu’on irait plus difficilement chercher dans les autres mouvements abstraits géométriques. On n’oubliera pas, disant cela, que Carmelo Arden Quin est né et a vécu en Amérique du Sud, dans un espace qui correspond très peu aux développements des espaces européens et qui semble également étranger à l’espace de l’Amérique du Nord. Il semble enfin que nous ayons beaucoup à atten¬dre de cette dimension sud américaine, plus vaste encore, plus perdue dans ses limites. Les « tableaux » d’Arden Quin sont de dimensions restreintes. Mais qu’on y prenne garde : ils sont sans dimension. Ils ressemblent à des maquettes impossibles. On ne sait rien de ce qui s’y dit de l’espace projectif, tous les chemins semblant mener jusque-là. Un espace aussi qui se construit au-delà de toutes les frontières et qui se focalise en un lieu (le tableau relief) qui lui même est à traverser de toute part : telle semble la liberté que tente de jouer Arden Quin, liberté esthétique au plus haut sens du mot, celui d’un manque complet d’entraves ». (Claude FOURNET, Conservateur des Musées classés, Directeur des Musées de Nice) (Extrait).
Durant cette rétrospective, à la Galerie Alexandre de la Salle, Saint-Paul, avait lieu la « Programmation du Plastique n°2 »

A suivre...

Relire la première partie de la chronique de France Delville de cette semaine

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