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CHAPITRE 49 (part I) : Carmelo Arden Quin à Cuba

Première partie de la chronique de France Delville de cette semaine...

Retrouver comme dans une arche perdue des images de Carmelo Arden Quin vivant, bougeant, se promenant, est un bonheur, même si ce bout de film tourné à Cuba en novembre 1986 à l’occasion de la IIe Biennale où il était invité ressemble à des tentatives techniques de débuts de Cinéma. Je ne savais même pas ce qu’était une caméra et on m’a prêté un appareil qui devait être en super 8, je ne me souviens de rien, sauf que j’ai retrouvé ce film noir et blanc au fond d’une boîte. La caméra ne filmait-elle qu’en noir et blanc ? Ou bien est-ce moi qui ai fait ce choix ? Comme pour imiter les films de Man Ray, ou « La jetée » de Chris Marker », ou les films de Dreyer ? mes préférés ? … Bien sûr je plaisante, mais ça ne peut être que le destin qui a tout combiné pour que Cuba traversée par Arden Quin en 1986 puisse, par l’intermédiaire d’une novice (qui le restera), ressembler aux images de Buenos Aires dans la revue Ailleurs n°8 (pages 32-33), des lieux sombres, très anciens, et correspondant tout à fait au titre « Souvenir d’un rêve » dans le dernier recueil de poésie de Carmelo : « Rituel des cartes de jeu », édité en 2005, cinq ans avant sa mort, et plein de la Mort, de Thanatos, plein d’un nouage nouveau avec la mort « … tout finit dans un noir profond… » (L’étoile en feu), ou « le grelot se fait entendre/qui appelle que l’on vienne voir/quel visiteur se présente ainsi/sans corps ni vêtement ni visage » (Confession).

Buenos Aires, photographie de l’époque dans la revue « Ailleurs » n°8
DR
Montevideo, photographie de l’époque dans la revue « Ailleurs » n°8
DR

Alors quel est ce poème, « Souvenir d’un rêve », qui semble le meilleur pour accompagner Arden Quin et Alexandre de la Salle dans un Cuba en noir et blanc, très noir et très blanc, dans ce film improbable ? Le voici :

quelle est cette cité perdue
entourée de hautes murailles
que l’on voit noyée dans la brume ?
le rouge jaillit des étendards

où sont ils les soucis
des premiers fondateurs
qui voulaient la ville claire et harmonieuse
et les craintes de l’habitant aujourd’hui
tiraillé par le doute et incapable d’enrayer
la décimation de la famille commune ?

l’utilité des jardins est encore en discussion
et cela fait traîner les pieds sous les tables
l’approbation des travaux
est sujette aux différences
d’appréciation et aux mémoires

on ne veut plus de terrains de jeu
on nie que le printemps soit en fleurs
on hésite à fonder l’aréopage
on préfère que le bassin reste à sec
à quoi bon devenir mortel ?
une seule fois on a la vie

Carmelo Arden Quin buvant un café à la Havane
DR

Très peu de la poésie d’Arden Quin a été édité, il reste des manuscrits à révéler au public, certains à traduire en français car ils sont en espagnol. Il reste aussi à éclairer l’hermétisme. Mais qui l’osera, si l’auteur ne l’a pas fait ? Il ne voulait rien éclairer, il livrait, comprenne qui pourra. Cependant, au-delà de la bizarrerie de pratiquement tous ses textes se lit la tentative non pas d’une cosmogonie, mais de la reconstruction d’une Cité. C’est lisible dans Souvenir d’un rêve. Et c’est lisible dans le rêve « Pedro subjectivo », où la construction commence à celle du monde, coïncidant avec la naissance de chaque être. On saura un jour la grandeur de l’œuvre poétique d’Arden Quin, parce qu’elle est une cosmogonie synchronique et diachronique, un décryptage de la vie, de la mort, de la Création, comme il y en a peu. Comme par exemple dans « Clarté première », le texte inaugural du « Rituel des cartes de jeu » :

tout a commencé à l’aube
lorsque le toit du monde s’est ouvert
arbres et feux ont poussé ont fleuri
riches d’un contenu mythique essentiel

je regarde dans mon passé
je fouille dans ma mémoire
et essaie de fixer tout ce qui
dans le temps incessant m’est dû
ardeur et défit font l’enjeu du drame

le futur cela se ramène prompt au présent
le présent cela se ramène vite à l’oubli
la jeunesse ne passe plus sous l’arcade bleue
mais l’âge mûr encore leste arpente toujours
les lieux où l’on joue aux dés accorts aimantés

L’investigation de l’œuvre poétique de Carmelo Arden Quin est un grand œuvre au noir en soi, que j’abandonne provisoirement pour évoquer cette IIe Biennale de la Havane à laquelle il a participé, où nous l’avons accompagné. D’éminents critiques français ont rapporté l’événement, dont Giovanni Joppolo, avec qui nous avons nagé, Edith Aromando (compagne d’Arden Quin à l’époque) et moi, dans une mer cubaine de diamant, les dernières images du clip montrant Edith en train de s’installer sur la plage.

Œuvres d’Arden Quin dans l’exposition de la Biennale
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La Havane, un joyau

Et la séquence cubaine de la vie de Carmelo Arden Quin est rapportée comme il se doit par Shelley Goodman dans sa biographie « When art jumped out of its cage », où elle raconte effectivement qu’Edith, Alexandre et moi étions avec lui à Cuba quand il a retrouvé son vieil ami le peintre roumain et ancien collaborateur de Madi Sandu Darié, et qu’il a été enchanté par l’architecture de la ville, « un joyau », selon ses propres termes. Qu’il a visité l’Ecole des Beaux-Arts, participé à toutes sortes de séminaires, réceptions, spectacles de danses, notant (AQ) qu’à la Biennale, il y avait une foule d’américains du nord ! Ce qui, évidemment, l’a beaucoup amusé, comme un retour de l’Histoire ! Et Shelley de noter très judicieusement qu’à la première Biennale de la Havane, Arden Quin, quoique absent, avait reçu le prix de peinture Joaquin Torres-Garcia pour ses « formes galbées », un honneur particulièrement signifiant pour l’homme dont la vie fut changée par une rencontre avec le « maître urugyayen ».

Carmelo Arden Quin avec Alexandre de la Salle et Edith Aromando à Cuba
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A suivre...

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