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Michel Gaudet « Art for the world »

Hommage à Michel Gaudet

Michel Gaudet aura 90 ans l’année prochaine, il a été l’un des principaux acteurs de la vie culturelle des Alpes-Maritimes depuis si longtemps qu’il en est même une « institution ». Fils de peintre, peintre lui-même, critique d’art, écrivain, conférencier, président de la Maison des Artistes de Cagnes, organisateur d’expositions, chroniqueur du Patriote et des Lettres françaises, il a fait profiter le monde de l’art de sa connaissance fouillée de la peinture. Ses éclairages sur les œuvres d’autrui ont certainement été des trésors pour les personnes concernées, et son propre travail est traversé d’un savoir accompli, de manière implicite comme il se doit. Son œuvre mérite aujourd’hui une place de choix.

Michel Gaudet et sa mère Zon (La Bohème ensoleillée, Ed. Demaistre)

Michel Gaudet, je l’ai exposé dans ma galerie de Saint-Paul, jusqu’à son exposition personnelle en 1995, intitulée « Variations Saturniennes ». Je l’avais invité à choisir le Noir comme thème, cela a donné des tableaux particulièrement réussis. En 2000 il était bien sûr présent dans mon exposition « Paradoxe d’Alexandre » au CIAC, dans le catalogue j’ai dit de lui : « Michel Gaudet, dont les derniers travaux semblent réconcilier avec bonheur la forme allusive, le geste libre, et la fermeté des structures, de l’écriture. Il est presque trop doué ! » En en 2004, au CIAC, Frédéric Altmann lui organisa une rétrospective intitulée « Tout est silence et je rêve encore… ». Fin 2009, le titre « Vissi d’Arte » de son exposition au Château-musée Grimaldi du Haut-de-Cagnes dit définitivement sa passion pour l’art.

Les sœurs Maillot : Zon (Louise, la mère de Michel), Claire et Henriette (ses tantes), et Michel enfant (Catalogue du CIAC)

Ces quelques évocations sont ridicules de concision pour résumer une vie débordante de recherches, de métamorphoses… On a beaucoup écrit sur Michel, il a beaucoup écrit… sur les autres… et une autobiographie exhaustive serait maintenant urgente…
Au cours de nos dernières rencontres, Michel Gaudet a montré son désir de raconter des choses inédites, comme l’histoire du petit tableau de Renoir dans la boîte de chocolats. Le récit du rêve prémonitoire de Gabrielle, modèle de Renoir, il l’avait déjà fait paraître dans « Le Patriote »… Nous avons donc filmé Michel chez lui, dans son appartement de la Place Sainte Luce, à Cagnes, et donnons ici de brefs extraits de ces conversations. Le public est toujours intéressé par le fait que dans son enfance Michel Gaudet a joué avec l’arrière-petit-fils de Pierre-Auguste Renoir, Paul (fils de Claude et Paulette Renoir), dit « La Grougne »… « Les jeudis et dimanches, on saute d’un olivier à l’autre comme des singes »…. Deux ans plus tard Michel fréquente le jeune Yves Klein et ses parents Fred Klein et Marie Raymond. Michel dit que cette amitié profonde durera jusqu’à la mort prématurée d’Yves en 1962.
Le monde magique de Cagnes, Michel l’a conté en 2001 dans la « La vie du Haut-de-cagnes (1930-1980) La bohème ensoleillée », aux Editions Demaistre (Mémoire directe). Je disais qu’une autobiographie serait nécessaire pour compléter les éléments qui existent çà et là (dont une biographie de France Delville dans le catalogue de l’exposition du CIAC), et, le 25 avril 2004, Michel a entrepris cette tâche. Elle est en cours, et, à ma grande surprise, il m’a permis d’en publier ici des extraits. Inédits, donc. Les voici :

Michel Gaudet à sa machine à écrire (Catalogue du CIAC)

Art for the world

Dimanche 25 avril 2004. Je commence ce journal. Dirai-je Journal ? Relation ? Souvenirs ? Livre ? Je ne sais. Peut-être un peu tout… Le fait est que j’ai envie d’écrire et… naturellement d’être lu. Je suis beaucoup trop extraverti pour ouvrir une rubrique secrète destinée à mon seul usage. Les professions que j’ai exercées ou les activités qui firent et font ma vie, s’orientent nécessairement en direction d’autrui. J’ai horreur de la solitude. Je fus acteur, journaliste, conférencier et surtout peintre. Un article se lit, un rôle se déclame et un tableau se montre. De plus, afin de gagner ma vie, et pour m’adonner à la peinture librement, je fus professeur, autre métier où la pédagogie entraîne un don de soi apparent, indispensable si l’on veut conquérir ses élèves. Bref, le désir d’être lu m’incite dans le dernier parcours de mon existence, puisque j’aurai quatre-vingt ans cette année, à livrer des réflexions, des souvenirs, voire à inventer inconsciemment, car je ne pense pas que l’on puisse assumer une franchise sans défaut, en raison de l’âge, des évolutions de la mémoire et du jugement. J’essaierai, en revanche, d’assumer des responsabilités d’auteur si l’on peut s’exprimer ainsi, car dans un monde façonné par des générations et leurs modes de pensée, il n’est pas toujours bon d’avouer ses prises de position, optique personnelle ou avis critique. « Ferez-vous œuvre nouvelle, direz-vous, à votre âge aurez-vous l’audace de votre décision ? Savez-vous écrire ? » Ma réponse sera dans l’air du temps de cette entreprise… J’ai écrit personnellement, ou en participation, une trentaine de livres d’art, des dizaines de préfaces pour des catalogues et, à raison d’un article par semaine, depuis 1962 plus de deux mille publications journalistiques et un ouvrage de souvenirs sur Cagnes. Maintenant pourquoi ce préambule s’intitule-t-il « Art for The World » ? Parce que j’ai cherché une chemise pour classer ces propos et que la couverture magnifique d’une exposition monégasque m’a offert ce titre.

Raymond Gaudet, le père de Michel Gaudet (Catalogue du CIAC)

La machine à écrire

Etant professeur et peintre, je fus sollicité à l’âge de trente-huit ans par Paul Bénati, journaliste au Patriote, pour le remplacer pendant un mois et assumer une chronique par jour. Il s’agissait de mondanités, de faits divers et d’une quarantaine de lignes de mon cru. Naturellement, j’écrivis sur la peinture, ce qui par la suite justifia mon engagement définitif comme critique d’art. On imagine mal le tourment que m’infligea cette contrainte. Certes l’orthographe et la correction allaient de soi, mais quel style alambiqué, quelle lourdeur désespérante devais-je combattre pour présenter un feuillet lisible ! Je dus travailler au moins six mois pour commencer à émerger et, de nos jours encore, il me semble indispensable de relire plusieurs fois le moindre texte pour débusquer l’erreur ou la maladresse. Ajoutons à ce handicap l’ignorance de la machine à écrire…

Raymond Gaudet à la palette (La Bohème ensoleillée, Ed. Demaistre)

Pendant plus de trois mois, je m’astreignis chaque jour à habituer mes doigts à une portative Japy où selon une méthode Assimil je m’efforçais de taper : « Le gendarme gourmande le garçon grognon pour qu’il gagne une galette ». Ou encore : « L’enfant de chœur cherche dans un chef-d’œuvre de Chagall un chérubin charmant… ». Je ne sais si la galette fut mangée ou le chérubin découvert, mais il n’est pas douteux que la méthode fut efficace et qu’elle me permit une communication avec le lecteur que mon écriture détestable n’eût jamais autorisée. Il appartint à ma mère de me donner mes premières leçons d’écriture et ce pendant l’hiver 1928-1929, dans l’immense maison familiale de Tèche ou Beaulieu sur Isère, entre Saint Marcellin et Vinay, en face du Vercors.
Nous y séjournions les mois d’été, invités régulièrement par mes grands-parents paternels, et y retrouvions avec eux ma tante Marie-Thérèse, mon oncle Xavier et ma tante Geneviève. Cette année-là mon père, artiste peintre, reçut commande d’un décor pour le cinéma de Vinay et nous demeurâmes dans le froid dauphinois.
Ma mère me donnait donc, tous les après-midi, une leçon d’écriture et peut-être de lecture. Nous étions trois élèves : un pantin mécanique, au moteur cassé, nommé ( ?) Cyno, le chien Truffe, et moi-même. Cyno perturbait la classe parce que je dérivais sur lui ; l’élève Truffe, de quatre ans mon aîné, s’accordait un droit d’ancienneté et dormait, et moi je commençais à écrire, mal et très illisiblement.
Le couple que constituèrent mon père et ma mère échappa à ses origines. Je veux dire que, de part et d’autre, ces racines possédaient des éléments communs : une bourgeoisie ancestrale à trois ou quatre générations, et un sens de la probité absolument naturel. D’un côté une famille d’officiers, de l’autre une ascendance d’hommes de loi, avoués ou juges. Un architecte célèbre et une famille d’hôteliers complétèrent les militaires. Un patrimoine cimentier enrichit les magistrats. Moi qui suis communiste, je ne possède depuis la Révolution aucun ancêtre ouvrier ou simple paysan, à l’exception de mon trisaïeul, le grand-père Breynat, ancien avoué qui mourut centenaire et possédait sept fermages en Dauphiné…
De ces lignées spécifiquement bourgeoises naquirent et se rencontrèrent deux êtres d’allure et d’existence bohèmes, mon père et ma mère. Le premier étant essentiellement peintre et sa compagne « femme de peintre », à Cagnes-sur-Mer, ce qui est particulièrement significatif dans ce village des années 20 aux années 70.
Si les ciments de la Porte de France, près de Grenoble, permirent à mon père de recevoir une éducation soignée dans les divers établissements religieux de la région, ils ne lui inculquèrent aucun respect de la finance ni du droit. Contraint familialement de subir des études, il supporta trois ans de première année de droit à Grenoble, puis deux ans de seconde année à Paris où, pour compléter les maigres mensualités versées par ses parents à leur récalcitrant de fils, il proposait ses talents de caricaturiste aux clients des grands cafés. La guerre de 14, heureusement (si l’on peut s’exprimer ainsi), mit fin à ce conflit de vocation.
Mobilisé immédiatement, et blessé au premier mois du conflit, il se retrouva pour cinq ans dans un camp de prisonniers où, grâce à la tolérance d’un commandant allemand cultivé, il put, avec d’autres peintres, consacrer ces loisirs forcés à la peinture, dans un baraquement-atelier où la guerre ne fut pas trop dure. Il en revint cependant tellement affaibli que sa famille ne le reconnut pas à l’arrivée du train à Grenoble et, à l’invitation d’un oncle, Joseph Gaudet, lui-même peintre, musicien et homme d’esprit, qui habitait Menton, il se rendit sur la Côte pour se refaire une santé. C’est là qu’il rencontra ma mère.

Aquarelle de Raymond Gaudet, étude pour « Le Concile de Vence ou la querelle des Chapelles » : Matisse achève la chapelle de Vence, Chagall et Picasso piaffent d’impatience pour avoir la leur à décorer. Michel Gaudet ironise sur Picasso, l’apôtre de la paix. (La Bohème ensoleillée, Ed. Demaistre)

Celle-ci, âgée de vingt-sept ans, avait accompagné ses parents à Nice où ma grand-mère dirigeait un hôtel rue Massenet, près de la Promenade des Anglais. Mon grand-père, le Colonel Maillot avait fait sa connaissance à l’Hôtel d’Angleterre à Annecy où il était jeune officier. Construit par mon arrière-grand-père, l’architecte Marius Vallin, et géré par son épouse, cet hôtel était célèbre, et ma grand-mère y avait acquis des qualités hôtelières. Elle suivit néanmoins son mari dans sa carrière militaire et, à la déclaration de la guerre de 14, résidait à Grenoble. Ancien colonel du 140ème Régiment d’Infanterie, Henri Maillot venait d’y prendre sa retraite. Rappelé immédiatement, il partit pour le front, tandis qu’elle devint infirmière-major à l’hôpital militaire. Ses filles, Paule et Zon, ma mère, l’y suivirent.
En réalité, la conjugaison de deux souhaits était à l’origine de l’installation à Nice du Colonel Maillot et de son épouse après la guerre. L’administration d’un hôtel pour ma grand-mère, un besoin de soleil et la proximité des jeux de Monaco pour mon grand-père… Si ce dernier appréciait les trains de l’après-midi qui lui permettaient d’aller suivre allègrement les aléas de la boule, ma grand-mère régnait sur ses filles, une domesticité, italienne à l’époque, et des clients peu ordinaires. La Pension Bachelier était connue pour l’originalité de sa clientèle : des Russes immigrés, des Anglais hivernaux et… des coureurs automobiles qu’attirait le Grand Prix de Monte-Carlo. Enfant, j’y ai connu Chiron, Nuvolari, Carraciola, Etancelin, tous amenés là par un richissime coureur : de Bondelli, dont la ravissante épouse Gisèle m’apparaissait comme une fée sortie directement des livres.
Pour revenir à la rencontre de mes parents, il convient de dire qu’ayant fait son service à Grenoble, et donc sous les ordres de mon grand-père, mon père, caporal fourrier, avait aperçu plusieurs fois ma mère quand il apportait le courrier au domicile de son colonel. Ayant eu connaissance de l’installation de la famille à Nice, il vint faire sa cour et le mariage eut lieu en 1920.

(A suivre)

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