Strip poker avec Ben !
Ben nous balade dans son jardin extraordinaire. Côté cours, on passe devant la façade de sa maison de Saint Pancrace intégralement recouverte d’œuvres. « Quand l’une d’elles tombe je la remplace par une autre ». Ici un volet ouvert attire l’attention. « Femme nue » est écrit à la peinture et une flèche pointe sur ce qui est en fait la salle de bain d’Annie, son épouse. Le chat rapplique la queue taquine, mais « maman réincarnée » - c’est comme ça que Ben l’appelle - ne semble pas disposer à pendre la pose. On fera sans lui. Un immense nain de jardin nous observe, une machine impossible de Caminiti qui fait penser à la broyeuse de la colonie pénitentiaire de Kafka, un crocodile plus grand que la piscine sur laquelle il est posé. Clic Clac, la balade continue ! « À partir d’ici c’est le territoire de ma femme ». C’est net, la nature a repris ses droits sur la « Benmania ». On passe tout de même devant un immense cheval blanc cabré (Le même en noir est à l’entrée de la propriété) : « Je les ai troqués avec un brocanteur. Ce serait bien de mettre une femme nue dessus, non ? ». Nous voilà sur le Deck, avec vue sur la vallée, de son nouveau loft entrepôt construit pour endiguer l’invasion des œuvres. À l’intérieur le même foutoir organisé. Une toile de Jacqueline Gainon « période Van Dongen » trône au dessus de l’escalier qui mène au sous-sol où le « retour » de sa rétrospective lyonnaise se repose après l’effort d’un « strip-tease intégral ».
Près de 1200 œuvres emballées dont un piano Fluxus, toutes ses séries d’écritures sous blister alignées en rang d’oignons. Eva sa fille et Ludo, son assistant se battent tous les jours dans ce disque dur pour sauvegarder le flux créatif du maestro. Retour à la maison. On s’installe sous la tonnelle. Annie sert à boire et s’assoit avec nous. « Je lis très mal avec mes yeux fatigués mais Annie me lit ce que tu fais et ça me plait ! ». Super, ça commence bien. Pourvu que ça dure ! Et s’il me flattait à toutes fins utiles. Je commence en douceur…
Tu as fait le tour de l’art, touché à tout, même été journaliste pour une revue d’art…
Ben : En fait je ne me suis jamais arrêté d’écrire, c’est une démangeaison, je m’exprime en parlant avec une toile, une performance, une newsletter, il faut absolument que j’expulse ce qui me turlupine sinon, je me sens frustré.
Ben à la scène est-il si éloigné que Ben à la ville ?
Ben : Finalement on a une image de moi assez correcte, si j’ai envie de parler de sexe, d’art ou de politique, j’en parle. Si j’ai envie d’attaquer, j’attaque. Mais je constate qu’avant j’étais plus méchant, je donnais des un sur dix facilement maintenant quand je donne un trois sur dix je suis malheureux.
Une forme de sagesse avec l’âge ?
Ben : Je me suis rendu compte que c’est difficile de juger, il faut abandonner la notion de jugement. L’autre jour je me suis surpris, j’ai acheté deux tableaux d’un artiste niçois qui peignait des mimosas et exposait au jardin Albert 1er. Il avait une galerie près de l’Hôtel Plazza. Des centaines de toiles. Que des mimosas. À l’époque j’aurais dit que ce type était le niveau le plus bas de l’art, aujourd’hui je me dis que c’est de l’art niçois (Rires)…dans ma jeunesse j’avais poussé la porte de sa galerie, je lui ai dit « je voudrais exposer chez vous mais moi je fais des bananes », il m’a répondu « ce n’est pas possible je fais que des mimosas » (rires)
Ta vision de l’art a changé ?
Ben : Surtout mon regard critique. Avant, Jean Mas, personne ne voulait le prendre au sérieux y compris moi-même. Aujourd’hui je me rends compte que dans l’histoire de l’art à Nice, il fonctionne, je suis plus ouvert !
Tu ne penses pas que les courants étant avant plus circonscrits, les attitudes étaient beaucoup plus radicales ?
Ben : À partir des années 80 les mouvements ont fondu comme neige au soleil, pourquoi ? C’est une question que je me pose. Je pense qu’avec le mondialisme, l’arrivée des Chinois, on a commencé à accepter la diversité culturelle à la fois au niveau des peuples mais aussi au niveau des artistes.
L’individualisme n’a-t-il pas participé aussi à cette perte d’identité collective ?
Ben : L’opportunisme sûrement. On veut tous exposer, être montrés à tout prix donc on accepte plus facilement certains compromis. Des expositions se font aujourd’hui qui avant n’auraient pas été envisageables. Comment Ben arrive à Nice ? J’ai beaucoup voyagé avec ma mère après son divorce : Égypte Turquie Grèce... Je suis venu à Nice en 1949 j’ai beaucoup hésité entre Paris et Nice mais nous nous sommes établis ici parce que l’air de la mer était bon pour ma sinusite. L’autre raison c’est qu’ayant vécu à Naples, Alexandrie, Athènes je n’ai jamais pu quitter la Méditerranée, j’ai besoin de la mer.
La pratique artistique t’est venue comment ?
Ben : C’est de famille, du côté paternel mon arrière grand-père et grand-père étaient des peintres officiels suisses : un petit tableau de mon grand-père qui s’appelait comme moi Benjamin Vautier vaut cinq fois plus qu’un Ben. Mon père croyait savoir ce qui était beau à table on parlait de Picasso, pour ou contre.
Ta boutique est connue dans le monde, mais il y a eu un Ben avant
Ben : À Nice j’ai commencé par travailler en 1956 à la librairie au Nain Bleu sur l’avenue Jean Médecin en face du Patriote, au rayon des livres d’art. Puis j’ai ouvert une première boutique rue George Ville où je vendais des journaux, ensuite j’ai acheté rue de l’Escarène. En 1958 j’ai commencé à y faire des expos à l’étage sur 15 m2 et en bas je vendais des disques.
Ta première création ?
Ben : Après le rond, le carré, je recherchais une forme géométrique nouvelle, j’ai trouvé la banane et réalisé une série de tableaux sur ce thème. Mais Yves Klein et Armand sont passés à la boutique et m’ont dit les bananes c’est fini, le monochrome c’est plus fort ! On a une couleur, toi une paire
(Rires). C’est comme ça que je suis rentré dans l’esprit du nouveau réalisme, de l’après Duchamp. J’ai tout signé, des trous, Dieu, des coups de pieds au cul, on pouvait s’approprier le monde, c’était un peu avant le manifeste de Restany « A quarante degré sous dada », où il est dit que l’oeuvre des nouveaux réalistes est de prendre quelque chose dans le monde et de le ramener dans l’art.
Comment le nouveau réalisme a fait flores ?
Ben : À Nice qui était un lieu de bouillonnement plus qu’à Paris, tout s’est passé dans les bistrots - le Provence, le café de Turin -, et
mon magasin. Les groupes s’affrontaient, les figuratifs, les Nouveaux Réalistes, l’objet état, les Supports Surface, la transformation de la matière état et Fluxus la vie état. Quand on fermait le soir, on allait à l’Eden bar on discutait art, un jour Malaval nous avait traité de fumistes parce que l’on ne savait pas dessiner. Puis après lui il a fait les aliments blancs ?
Et toi, quelle était ta position ?
Ben : Moi j’ai toujours dit ce qui compte c’est ce qui est nouveau, on pouvait exposer chez moi puis on débattait le pour et le contre, tous sont venus à la boutique. À tel point que le directeur de l’école d’art de Nice a interdit à ses élèves de franchir ma porte. Vialat qui était prof a même été viré pour avoir pris ma défense. J’étais un vrai danger, je disais tout est art. Tu peux prendre un verre d’eau et le boire c’est de l’art alors que les élèves apprenaient à dessiner et peindre.
Le cinéma tu y es très attaché ?
Ben : J’aimerais beaucoup faire un film. Même la nuit je rêve de cinéma. J’ai l’impression que je pourrais dire des choses que je ne peux pas dire en peinture. Pour le moment je me sens incapable de maitriser la technique.
J’ai fait une tentative pour Catherine Issert « le non film », l’histoire de quelqu’un qui n’arrive pas à faire son film comme dans Huit et demi de Fellini. Je déteste la fiction pure je préfère la mélanger à la réalité. Je vais peut-être faire un docu-reportage « L’Occitanie ke sa ko » ; demander à 200
personnes dans la rue « qu’est-ce que l’Occitanie, est-ce que ça existe ? ».
D’où vient cet engagement pour les cultures minoritaires ?
Ben : Je suis né à Naples, mon père était suisse, ma mère occitane à moitié, sa famille étant juive d’Antibes, ma grand-mère maternelle était Irlandaise. Donc je suis italien avec du sang irlandais, occitan et suisse. Mais tout est parti d’une discussion avec François Fotan fondateur du Parti nationaliste occitan et plus tard avec Le Clézio. Moi j’étais plutôt Stalinien, universaliste : On doit tous porter les mêmes vestes et pantalons, croire à une seule vérité. Fontan m’a dit les esquimaux ont plus de cent mots pour dire neige et les Dogon pas un seul. J’ai compris l’importance de la diversité. Là où il y a un peuple il y a une langue et une culture. Elles peuvent disparaître avec les guerres, le colonialisme, l’impérialisme, se bouffer l’un l’autre, mais moi je préfère être du coté de ceux qui sont pour préserver les
différences. Ici c’est l’occitan je défends l’idée que l’on puisse la pratiquer si on le souhaite. Qui a dit que l’art contemporain était réservé à un club d’une dizaine d’ethnies dominantes ? C’est une erreur, je crois à un monde de la diversité comme Levi-Strauss.
L’Occitanie a-t-elle été déjà assimilée ou est-ce sa renaissance ?
Ben : C’est la question. En ce moment mon travail est partagé en trois tiers : les cultures ethniques, l’avant-garde et le cinéma avec lequel j’ai envie de parler des deux autres sujets Tout est lié. La nouveauté c’est primordial, un peuple meurt quand il reste bloqué, sur son folklore, ses traditions. À Nice le renouveau occitan vient de gens comme Louis Pastorelli, Maurice Maubert, Thierry Lagalla, Jean Luc Sauvaigo...
Et l’Occitanie en 1960 ?
Ben : À l’époque du Nouveau réalisme c’était impossible Arman ou Klein étaient obnubilés par une seule chose : Paris, New York ! ( Il crie)
Que penses-tu de Nice aujourd’hui ?
Ben : Le MAMAC je lui ai donné un 2/10 il peut mieux faire, il doit s’ouvrir davantage aux collectionneurs, pas seulement à Bernard Massini, mais aussi à d’autres comme Michaux, Giovanelli, pour stimuler les collectionneurs et remettre Nice dans le circuit. C’est ce qui manque. Des associations comme Botox font avec leurs moyens ce qu’elles peuvent !
Les Abattoirs ?
Ben : J’ai peur des institutions publiques, gouvernementales qui, voulant faire de la culture, font une mayonnaise où l’artiste disparaît au profit du politique. J’ai été très déçu du projet de la Halle Spada, je m’attendais à ce que ce vaste espace soit donné aux artistes et je les retrouve dans des cages à lapins avec un gardien et des horaires de bureau.
C’est un échec. Les Abattoirs c’est l’arlésienne, on en parle mais rien ne se passe vraiment, je crains que ce projet prenne le même chemin.
Par manque d’argent ?
Ben : Il n’est pas indispensable de dépenser des fortunes, à New York dans les années 60, tout a été fait par les artistes dans les cafés, les lofts dowtown des friches. Mais c’est vrai que c’était une autre époque le
monde a changé depuis. Les artistes sont plus individualistes ? J’aimerais bien qu’ils le soient, qu’ils se battent. Ils attendent trop l’aide. Je me suis
engueulé avec un des envoyés culturels du gouvernement à l’Espace de l’Art Concret quand je lui ai dit que j’étais d’accord pour faire des économies que l’État diminue l’aide de 40 %. Il m’a traité de poujadiste. Il ne m’a pas compris. Je pense que si l’art redevient clandestin il y aura peut-être de la vraie création. Dada n’a jamais demandé des subventions.
Où est passée la contre-culture en 2010 ?
Ben : La contre-culture est morte en 1980, mais elle revient avec le septième art, des films, depuis le film Tarnation fait avec quatre bouts de ficelles et une petite caméra vidéo. Le cinéma qui était l’art le plus cher est aujourd’hui le plus accessible, on peut tourner avec son APN ou une mini caméra numérique (Tout fier, il me montre sa dernière). Tu sembles touché par l’immédiateté.
Ton concept de tableaux écriture est né dans cet esprit ?
Ben : Je voulais que les gens puissent comprendre rapidement. Au début c’était une écriture bâton mais c’était compliqué il fallait les faire réaliser par un peintre en lettres. Alors j’ai écrit moi-même. Mais je n’aime pas quand on parle de mon graphisme, pour moi l’essentiel c’est que le sens passe.
Le concept a été inventé par Ben ?
Ben Non malheureusement. Man Ray l’avait déjà utilisé. En 1956 Jasper Johns a fait en même temps que moi intervenir l’écriture. C’est Arman qui m’en a parlé je venais de faire une écriture avec Coca-cola. Les chinois bien avant s’en étaient servis dans l’art. J’ai pris l’écriture comme cheval de bataille mais je n’ai pas pu me l’approprier.
C’est comme si tu voulais garder le feu, c’est un truc universel.
Tu en as fait en couleurs mais le noir et blanc domine, pourquoi ?
Ben : Je suis daltonien, je ne vois pas la différence entre marron et vert, les différences entre les bleus.
Quid du bleu de Klein ?
Ben : Pour moi c’est n’importe quel bleu, d’ailleurs la force de Klein ce n’est pas son spécial IKB mais c’est avoir été le premier artiste à dire en 1955 le monochrome est une oeuvre art.
Avant lui, Alphonse Allais avait fait « un combat de nègre dans un tunnel » et « un ciel bleu de Provence sans nuage » mais cela n’avait pas été pris au sérieux. Klein a dit je mets un point final à la figuration, à l’abstraction avec une couleur unique. Parlons performances, tu es un des plus actifs dans ce domaine ? J’attends avec impatience l’exposition préparée sur ce sujet par Eric Mangion à la Villa Arson. Je crois que cela a été repoussé d’un an. C’est dommage.
La Côte d’Azur a été creuset dans ce domaine ?
Ben : La performance c’est un grand panier, fourre-tout. Un jour Arman est venu chez moi il était en colère après moi, il a pris un tabouret et l’a cassé. Il m’a dit je te fais une colère. Ses colères c’est une oeuvre ou une performance ? Klein, ses femmes pinceaux et les anthropométries, oeuvres ou performances ? En ce moment, il y a une mode de la performance. Tout a été fait sur la Côte dans ce registre, je regrette juste qu’on ait manqué une rencontre avec les lettristes qui étaient descendus au Festival
de Cannes pour la projection du « Traité de bave et d’éternité » d’Isidore Isou. Plus tard en 1963 j’étais sur la Croisette, je collais des affiches « Tout est cinéma », on me tape sur l’épaule c’était le jeune Guy Débord, il me dit « c’est bien ce que tu fais là ». Nous sommes allés dans un bistrot, nous avons bu un verre puis il s’est levé et m’a dit : nous sommes suivis par la police ! Silence… Qu’est ce qui est arrivé à Guy Débord ? Il s’est suicidé ou il a été assassiné ?
Ça tombe bien que tu évoques ce sujet je voulais justement parler de la parano ...
Ben : (Rires) Comme je ne crois pas à l’information officielle je cherche d’autres explications au point que je me dis parfois, il doit y avoir quelqu’un qui tire les ficelles. Un de mes tableaux c’est « Attention la culture manipule ».
Le système économique, le cinquième pouvoir, le sixième : l’art contemporain ?
Ben :…. Je vois très bien quelqu’un dire aux affaires étrangères, il faut réagir on va envoyer Buren au Japon, Boltanski en Chine.
Avant on envoyait les marines maintenant on envoie les artistes (Rires). En fin
de compte est-ce que c’est l’artiste qui compte ou le pouvoir qui le soutient. Tout d’un coup un artiste accède à la gloire, on lui fait un musée… Qui tire les ficelles de l’art ?
La gloire et Ben on en est où ?
Ben : Je vends en Europe, surtout en Italie et en Allemagne. La galerie Lara Vincy à Paris commence à vendre aux anglo-saxons, les américains aime bien mes phrases en anglais.
Tu as commencé quand à écrire en anglais ?
Ben : J’ai commencé avec le français, mais j’ai quand même fait beaucoup des phrases en anglais surtout à partir de 1964. C’est ma seconde langue maternelle. Mais j’ai un scoop pour toi ma prochaine expo sera uniquement en occitan, même si je sais que je n’en vendrai pas une aux collectionneurs.
Elles seront traduites ?
Ben : Peut-être sur le cartel
Pourquoi ne pas les faire réversibles un coté en occitan, un autre en français ?
Ben : (Rires) Pourquoi pas c’est une idée… (Il réfléchit) Non, ça serait tricher ? Quand on joue au poker il faut savoir tricher, non ?
Tu joues au Poker ?
Ben :Non, mais si je savais tricher j’y jouerais (Rires) Tiens, un dernier, un secret, le super secret : Je n’aime pas Ben !
On aurait dû commencer par ça ! Le bruit court que tu vas ouvrir une galerie
à Nice ?
Ben : Comme le bail qu’avait Bertrand Baraudou à « Espace à vendre » prend fin on a eu envie de faire une galerie à deux. Une exposition sur quatre se fera à partir de ma collection personnelle ou de ce que j’aime. Les autres avec ses artistes.
Vous avez déjà trouvé un lieu ?
Ben : Deux locaux nous intéressent dont un qui est un ancien marchand de meuble entre le port et la place Garibaldi.
On parle aussi d’un Musée pour la collection
Ferrero
Ben : La Fondation de Ferrero, ils vont peut-être la faire là où était la Sous-station. Ferrero, sa collection est un énorme foutoir, il faut la présenter comme telle.
Voilà deux bonnes raisons pour rester à Nice ?
Ben : Oui, on aura une nouvelle dynamique. Il faut réagir par rapport à Marseille capitale de la culture en 2013.