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Rêverie pour le futur - Quatre artistes contemporains autour de Jean Raine

Jean Raine est écrivain, poète et peintre, membre historique du groupe Cobra, ami de Marcel Broothaers et d’Alechinsky avec qui il partage un graphisme libre, spontané, inspir ? des surréalistes.
À partir de 1962, il peint par séries, en transe, son "cerveau dans la main", des encres aux traits foisonnants où des formes récurrentes surgissent : yeux, becs, échelles, rails, méduses, mouvements tournants, spires. Un chaos coloré, vibrant, organique et minéral à la fois qui semble halluciné, mais qui est en fait tenu, organisé. Sa signature, très présente, s’inscrit dans ce fourmillement de traits, participant à cette tension explosive maîtrisée. Ses œuvres ont des vrais titres, recherchés, poétiques : "la crosse aux chimères", "Adam moins qu’habillé", "Marge aux écluses", etc. Il a même publié des recueils de ses titres.

Jean Raine au travail dans son atelier, non daté
© DR

En 1983, suite à une commande de la ville de Genève pour commémorer la paix, Raine réalise une lithographie qui fera l’objet de la superbe série présentée pour la première fois dans la grande salle du Château de Carros.
Les feuilles de passe, les ratés, de cette lithographie ont été retravaillées, recouvertes de signes, de graffitis, de taches aux tonalités différentes, ajoutant encore du chaos à l’image terrible de la lithographie originale (on y distingue des immeubles qui s’effondrent sous un ciel dévasté zébré d’une croix gammée).
Artiste multiforme excessif, hyperactif (écrivain, poète, homme de cinéma), Jean Raine, est décédé en 1986. Des hommages lui ont été rendus, notamment lors d’une rétrospective de ses œuvres à Lyon où Michael Lonsdale a lu un de ses poèmes.

Jean Raine, "Eloge pour un suicide", de la série "10 mai 40 à l’aube", acrylique sur lithographie marouflé sur toile, 80x122cm, 1983
Jean Raine, "Client de Prisunic", encre sur papier, 22x28cm, 1980

Marcel Bataillard, commissaire de cette exposition, a organisé la "rencontre" des œuvres de Raine avec celles d’artistes actuels. Il a puisé dans les travaux de quatre d’entre eux des œuvres qui, confrontées à celles de Raine, donnent naissance à un dialogue riche de rapprochements inattendus et de proximités remarquables.

Henri Roger, le musicien, seul artiste qui a créé une œuvre spécialement pour cette exposition, a utilisé un vieil enregistrement de la voix de Raine discourant sur les hallucinogènes sur lequel il a superposé des bruits actuels de restaurants (brouhaha de conversation, bruits de vaisselle, de couverts qui se cognent).
Restauration des sons et sons de restaurant, avec par moments, des grands bruits de vaisselle comme autant de traits violents posés sur un fond sonore foisonnant, une image acoustique des ambiances visuelles de Raine.

Oan Kim, de la série "Je suis le chien Pitié", photo n&b, 2009

Dans les photographies d’Oan Kim, Marcel Bataillard a aussi trouvé des résonances étranges aux peintures de Jean Raine.
Ces photos noir et blanc, prises dans la rue et retravaillées en studio, montrent un univers en deux dimensions où des graphismes, des graffitis et des formes anthropomorphes semblent émerger de paysages de désolation.
De sa formation de musicien, Kim en a retiré une recherche de l’harmonie des compositions, des temps forts et des variations. Chacune de ses photos peut être lue comme une partition où des formes presque abstraites s’inscrivent dans un espace indéfini.

David Christoffel, "1001 raisons de se taire", extrait de la vidéo, 2010

La Vidéo de David Christoffell le montre en train de boire le thé, de manger, de réfléchir pendant que des phrases s’inscrivent sur l’écran. Ses textes courts poético-philosophiques qu’il appelle : "raisons" (il y en a 1001 : "rester ouvert à de plus amples mesquineries", "laisser s’épanouir la grâce des autres", etc.), apparaissent comme autant de constats poétiques du temps qui passe. Les mots se lisent, confrontés au silence et à une vie qui se regarde vivre.
Une autre vidéo floue montre deux personnes devisant sur le “n’importe quoi”.

 : Jérémie Bennequin : "Estompage n°331" (détail), photo Karima Moussaoui, 2011

Le travail de Jérémie Bennequin consiste à effacer les pages de livres choisis (La Recherche du temps perdu, de Proust, ou "Un coup de dés jamais n’abolit a le hasard" de Mallarmé), à la gomme, doucement, grattant la fine couche d’encre et les fibres ténues de papier qui lui sont attachés.
La page pâlit, comme le temps érode les inscriptions d’une tombe. On distingue encore des mots, des lettres, mais tout prend une couleur passée (comme on le dit du temps).
Il conserve les résidus de ses effacements qui prennent une couleur et une texture de cendres. Il en remplit des petites fioles où seront enfermés à jamais les mots perdus du livre. Une étiquette accolée indique de quel ouvrage, de quelle page ils ont été détachés.
Un travail conceptuel, très poétique, soigneux, qui prend son temps. Il dé-écrit, défait ce qui donnait le sens, laisse juste quelques mots qui composent peut-être un poème à lire mot par mot, page par page. Un hommage aux écrits de Jean Raine.

Dans le cadre superbe du château de Carros, Marcel Bataillard et Frédéric nous communiquent le plaisir qu’ils ont pris à la mise en scène de cette originale exposition.

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