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« En ce temps-là, l’Ecole de Nice… »

« A quarante degrés au-dessus de Dada »

Autant que pour les membres de Fluxus, Dada a été important pour les Nouveaux Réalistes, puisqu’en 1961 le « Deuxième Manifeste du Nouveau Réalisme » de Pierre Restany, s’intitule « A quarante degrés au-dessus de Dada », dont voici un extrait :
Les nouveaux réalistes considèrent le Monde comme un Tableau, le Grand Œuvre fondamental dont ils s’approprient des fragments dotés d’universelle signifiance. Ils nous donnent à voir le réel dans des aspects de sa totalité expressive. Et par le truchement de ces images spécifiques, c’est la réalité sociologique toute entière, le bien commun de l’activité des hommes, la grande république de nos échanges sociaux, de notre commerce en société qui est assigné à comparaître. Dans le contexte actuel, les ready-made de Marcel Duchamp (et aussi les objets à fonctionnement de Camille Bryen) prennent un sens nouveau. Ils traduisent le droit à l’expression directe de tout un secteur organique de l’activité moderne, celui de la ville, de la rue, de l’usine, de la production en série. Ce baptême artistique de l’objet usuel constitue désormais le "fait Dada" par excellence. Après le NON et le ZERO, voici une troisième position du mythe : le geste anti-art de Marcel Duchamp se charge de positivité. L’esprit Dada s’identifie à un mode d’appropriation de la réalité extérieure du monde moderne. Le ready-made n’est plus le comble de la négativité ou de la polémique, mais l’élément de base d’un nouveau répertoire expressif. Tel est le nouveau réalisme : une façon plutôt directe de remettre les pieds sur terre, mais à 40° au-dessus du zéro de Dada, et à ce niveau précis où l’homme, s’il parvient à se réintégrer au réel, l’identifie à sa propre transcendance, qui est émotion, sentiment et finalement poésie, encore... (Pierre Restany)

Happening au Musée Rétif en juin 2013

Dada est-il encore vivant ?

Mais alors qu’a raconté ce jeune homme, Gaëtan Bruel, sous le titre « Dada est-il encore vivant ? »
Introduction : « Quelle est la température de Dada ? Est il mort ? » écrivait en 1920 Théo Van Doesburg au dadaïste Tristan Tzara. Aujourd’hui, alors que cette question continue de se poser, que répondre ? En effet, si Dada est officiellement mort en 1924, l’esprit dadaïste, prétendument réactivé par l’exposition « DADA » qui vient d’avoir lieu au Centre Pompidou, a le vent en poupe. « Dada est partout » proclament depuis quelques mois les journalistes qui n’hésitent pas à affirmer que « mode, design, gastronomie ou tourisme » sont aujourd’hui les enfants de Dada. À les entendre, porter un chapeau insolite, avoir dit « non » à la Constitution européenne, c’est déjà être dadaïste. Si l’on peut se réjouir de l’engouement suscité par Dada, il faut cependant s’interroger : cette interprétation de Dada, dilettante et mondaine, ne trahit elle pas l’esprit originel de l’avant garde dadaïste ? Qu’en est il réellement de Dada aujourd’hui ? Dada est il encore vivant ?

Happening au Musée Rétif en juin 2013

La réflexion que nous donnons à lire ici, si elle part, comme on l’a vu, d’un questionnement culturel, entend avant tout interroger l’art d’aujourd’hui. Pour tenter de répondre dans cette perspective à notre problématique, nous avons fondé notre réflexion sur l’étude de la dernière performance en date de l’artiste contemporain Pierre Pinoncelli (né en 1930). Avant toute chose, rappelons les faits.
Mercredi 4 janvier 2006, Pierre Pinoncelli se rend à l’exposition « DADA » et s’en prend à une œuvre de Marcel Duchamp, « Fontaine », cet urinoir sacré œuvre d’art par le maître dadaïste en 1917 : il inscrit sur l’urinoir les quatre lettres de « DADA » avant de l’ébrécher à l’aide d’un marteau. Voilà pour le rappel des faits. Il ne s’agit pas pour nous de refaire le procès qui, suite à la plainte du Centre Pompidou et du Ministère de la Culture, a condamné Pinoncelli ; l’objet de notre réflexion n’est pas de questionner la légalité, mais bien la légitimité artistique de l’intervention de Pinoncelli. Autrement dit, quelle valeur, du point de vue de l’histoire des arts, attribuer à son acte ? Avant toute chose, nous allons démontrer que le geste de Pinoncelli n’est en rien une supercherie, un acte de pur vandalisme, qu’il est au contraire artistique, s’identifiant pleinement à l’une des branches de l’art contemporain, la performance ; ensuite, nous nous demanderons si cette performance participe d’un néo dadaïsme, avant de nous rendre compte que si elle en a l’esprit, elle est surtout un hommage à Dada ; enfin, après avoir questionné l’artiste lui même , nous expliquerons en quoi cet acte, plus qu’un hommage, était nécessaire : il fallait sauver Dada du naufrage dans lequel l’avait entraîné l’institution dévoyée.

Happening au Musée Rétif en juin 2013

Le geste de Pinoncelli est-il artistique ?

D’emblée, avec les armes de l’historien des arts, il nous faut trancher la polémique : si l’on peut ne pas apprécier le geste de Pinoncelli (comme on pourrait, par exemple, s’indigner d’une toile de Balthus), on doit lui reconnaître le statut d’acte artistique premièrement parce que Pinoncelli est un artiste.
Qui est Pinoncelli ? De son vrai nom Pierre Pinoncely (notons que le recours à un pseudonyme dénote déjà une volonté de s’affirmer en tant qu’artiste), l’homme, né en 1929, fait partie de l’École de Nice aux côtés d’Arman, Yves Klein, Ben, Viallat... Sa pratique artistique se veut double ; d’une part il réalise des œuvres plastiques ; d’autre part il agit au sein de la sphère publique. C’est cette deuxième pratique qui nous intéresse.

Catalogue Galerie Alexandre de la Salle Place « Homme-Tableau » (Peinture, chair et os) 1967


Commencées dans les années soixante, les actions publiques de Pinoncelli sont nombreuses. En 1967, à New York, le visage peint du bleu « YKB », il perturbe le vernissage d’une exposition consacrée à Yves Klein. En 1969, à l’aide d’un pistolet à eau, il asperge Malraux de peinture rouge (un « attentat culturel » selon Pinoncelli). La même année, à Paris, vêtu des bandelettes d’une momie, il déambule parmi les voitures sur le périphérique. En 1970, il entreprend de relier Pékin depuis Nice à bicyclette. En 1975, afin de protester contre le jumelage Nice Le Cap (c’est encore l’époque de l’apartheid), il braque une banque (avec un fusil sans munition) et réclame dix francs. En 1993, il s’en prend une première fois à l’œuvre de Duchamp, Fountain, alors exposée au Carré d’Art de Nîmes : il la compisse puis entreprend de la briser à l’aide d’un marteau. En 1994, à Lyon, il rend hommage à Diogène en emménageant nu dans un tonneau. En 1996, Malraux encore : alors que le cercueil de l’écrivain est transféré au Panthéon, notre homme jette sur le couvercle une poignée de Carambars. En 2002, il se tranche un doigt en hommage à Ingrid Betancourt ... Voilà quelques- unes des soixante dix actions publiques de Pinoncelli. Bien sûr, la quantité ne suffit pas à justifier le statut artistique de ces actes ; et ce n’est pas non plus parce que Pinoncelli se dit artiste, qu’il en est un.

« Toile lacérée par la mort » (1975)


En fait, si Pinoncelli peut dire légitimement qu’il est artiste, c’est qu’il est reconnu comme tel. En effet, ces dernières années les reconnaissances se sont multipliées (invitation à des festivals d’art contemporain, publications ... ) tant et si bien qu’en 2005 une rétrospective lui a été consacrée à Saint Rémy de Provence. Pinoncelli n’est donc pas un inconnu lorsqu’en janvier 2006 il s’en prend à Fountain. Bien sûr, sa qualité d’artiste, seule, ne peut créditer son acte d’une valeur artistique (tout ce que fait un artiste n’est pas forcément art). Cependant, il paraît essentiel de mettre en perspective son acte avec la démarche artistique de Pinoncelli. C’est ainsi que son acte trouve un début de cohérence, puisqu’il s’inscrit dans la continuité d’un travail de plusieurs années. Mais cela n’est encore pas assez pour déterminer si, ici, nous faisons face à un acte artistique ou bien à une simple supercherie.
Si Pinoncelli, comme on vient de le voir, trouve sa place en tant qu’artiste dans l’art d’aujourd’hui, cela grâce à ses actions publiques, c’est parce que lesdites actions sont reconnues (stricto sensu) ; autrement dit, elles répondent à une définition qui les situent dans l’histoire des arts. L’expression « action publique », si elle n’est pas incorrecte, est pauvre de sens, n’ayant aucun écho en arts ; il faut donc lui préférer le terme « performance ». Performance : voilà le mot qui nous brûlait les lèvres ! Essayons de la définir.

La question du happening

Qu’est ce qu’une performance ? Selon le dictionnaire Larousse, c’est un « mode d’expression artistique contemporain qui consiste à produire des gestes, des actes, un événement dont le déroulement temporel constitue l’œuvre ». Précisons cette définition : la performance est un concept qui recouvre une multitude de pratiques artistiques (happening, poésie action, body-art...) qui ont en commun 1- de mettre en cause les supports traditionnels de l’art, 2- d’être inscrites dans un temps donné qui n’est pas éternel. Autrement dit, la performance questionne avec radicalité l’art en bouleversant ses fondements spatiaux (l’œuvre est l’action et non ce qui en résulte) et temporels (l’art n’est plus éternel mais éphémère). La performance, loin d’être anecdotique, frivole, apparaît donc comme l’une des branches les plus révolutionnaires, les plus avant gardistes de l’art d’aujourd’hui.

Catalogue Galerie Alexandre de la Salle, exposition septembre-octobre 1967


Performances, les actions publiques de Pinoncelli, à l’instar de celle de janvier 2006, sont essentiellement des happenings. La distinction, minime en apparence, a son importance puisqu’elle précise la nature de l’acte de Pinoncelli qui n’est donc ni poésie action (performance dont le catalyseur est un texte poétique), ni body art (performance qui tend à éprouver le corps et ses limites)... Dans un texte de 1998, l’artiste définit le happening comme un « acte gratuit (on a rien à vendre)... acte éphémère et volatile dont il ne reste rien... seulement une ou deux taches sur le trottoir, quelques images dans les yeux des enfants et des chiens, et dix lignes dans le journal local ». Voilà qui définit bien l’intervention de Pinoncelli lors de l’exposition « Dada ». (Gaëtan Bruel)

(A suivre)

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