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« La mémoire du Geste », « Hommage à Marey »

Le Musée Rétif, de Mireille et Philippe Rétif, vient de frapper un grand coup dans le ciel culturel des Alpes-Maritimes avec son exposition « La mémoire du geste, Hommage à Marey », et le choix de Claude Guibert comme commissaire annonce d’emblée le souci de mettre en visibilité des liens entre des artistes, leur place dans l’Histoire de l’Art, la pertinence de leurs discours croisés.

Car Claude Guibert, critique d’art, cinéaste d’art, dans son optique de montrer que « peinture, photographie, cinéma, vidéo, télévision participent d’une aventure qui établit notre relation au monde et prend sa part dans l’histoire de notre époque », fut déjà le promoteur de plusieurs montages allant dans ce sens, à Fécamp et Orléans, avec Erro, Fromanger, Klasen, Monory, Schlosser, et déjà Guyomard, Le Cloarec, Vélickovic, événements se situant dans le projet plus vaste (« Les Conquérants de l’illusion ») de mettre des peintres contemporains en contact avec des pionniers de l’image fixe et animée, soit Barre, Brandon, Clerté, Fromanger, Guyomard, le Cloarec, Philippeaux, Rivière, Schlosser, Velickovic rendant hommage dans l’ordre à Nièpce, Méliès, Reynaud, Ducos de Hauron, Leprince, Nadar, Cohl, Daguerre, les frères Lumière, Marey.

L’apparition de la photographie intéressa les peintres, Delacroix, Bonnard, Vuillard, etc. et Degas dont on dit que la pratique de la photo lui permit, dès 1872, de changer le rapport entre regardant et regardé, de « renouveler la vision de la modernité en multipliant les effets de surprise, sachant trouver l’angle qui donne à voir autrement » (Jean-Luc Daval).
Ce n’est qu’en décembre 1878 que Muybridge parviendra à la première décomposition du mouvement d’un cheval au galop, en 1882 que Marey inventera le fusil photographique et la chronophotographie. La décomposition en plans fixes deviendra le cinéma lorsque la vitesse de projection permettra à l’œil de créer un mouvement qui n’est pas enregistrable en tant que tel, seules ses traces sont accessibles.
Comme le rappela Jean-Luc Godard : « le cinéma, c’est 24 images/secondes ».

De son côté Chris Marker démontra la responsabilité de l’œil avec son film « La jetée », succession de plans fixes que le spectateur anime lui-même. La question du mouvement ne sera pas laissée au cinéma, dès 1912 les peintres Marcel Duchamp et Giacoma Balla s’en empareront de manière fondatrice. Et les plasticiens ne cesseront de s’y confronter, même avec le dripping par exemple où les taches produites in-forment sur l’action, taches comme mémoire permettant une remontée à la source du geste.
Ce qui est admirable c’est la diversité des recherches, des vocabulaires, et ici de ces trois artistes qui nous offrent chacun un « rapport » unique de corps humains ou animaux à leur propre matière, leur image, leur structure, leur devenir.

Gérard Guyomard

Gérard Guyomard comme une sorte d’anthropologue des trajets et objets familiers, par la superposition les renvoyant à leur énigme de hiéroglyphes, entre autres lorsqu’il croque les silhouettes vomies de la « bouche » du Métro Télégraphe (télégraphe = écriture du mouvement !), et pourquoi pas bouche de métro comme nature urbaine ? Mais si la notion d’objectif, polysémique, sert à créer un cadre, comme le dit Peter Klasen (« Photographier … est une investigation du réel à travers l’objectif. Le gros plan limite notre champ de vision et focalise notre attention), le cadre chez Guyomard est objectivement un lieu d’irruption aléatoire, toute figure anonyme devenant fil à tisser dans une profondeur/troisième dimension, chaos illusoire où le regard, suivant la pelote, la désembrouille, et décrypte une structure libre dans des entrelacs assez proches de la « Course de l’homme en costume noir à lignes et points blancs, chronophotographie géométrique partielle » de Marey, simple combinaison de lignes de forces. Si la nature morte est une « still life », Guyomard démontre qu’elle n’est qu’une éclaircie entre deux tempêtes. Dans l’espace qu’il peaufine, le chaos nietzschéen accoucherait-il d’une étoile dans la mesure où tout ce qui s’engrange s’effacerait mais ne s’oublierait pas ?

Présence-absence comme dans un tromboscope, flux roulant ses représentations, évitant l’anecdote du fait de sa rapidité ? Partout et nulle part, everywhere nowhere en écho au nowhere anywhere de Peter Klasen (2005) lorsqu’il montra, dans l’après-coup, les photographies prises par lui comme matrices de ses tableaux. « Transparence des choses » dit plutôt Vladimir Nabokov lorsqu’il décrit des lieux à des époques différentes, les empile, ce qui semble la problématique des « Revenantes » de Gérard Guyomard. La pratique de la restauration donna-t-il à celui-ci le goût du palimpseste, des temps imbriqués intriquant les matières ?

Le Cloarec

Une autre manière forte d’interroger l’espace-temps est celle de Le Cloarec qui bricola le pixel avant même l’apparition de l’image numérique. Brunelleschi, l’inventeur de la perspective, était à la fois mathématicien et orfèvre.

Et Cézanne, que Le Cloarec désigne comme l’un de ses maîtres, voulut traiter la géologie par le cylindre, la sphère, le cône, sachant que le lisse apparent du terrain dérobe au regard une grande variété de débris. Et si notre peintre fut interpellé par l’abstraction sans vouloir l’épouser, la fragmentation de la « Montagne Sainte Victoire vue des Lauves », là où Cézanne invente l’art géométrique, n’a pu que le nourrir, l’invitant à la pousser plus loin, cette fragmentation, ce ne sera plus un effet de facettes impressionnistes vibrantes, mais un assemblage de points, croix, flèches, lettres, chiffres, triangles, filaments qui, dans leur marquage d’une identité, rappellent les peintures corporelles des Amazoniens, mais à l’inverse : l’identité est ici perdue, ouverte sur tous les possibles. Effets renforcés par le fait que ce filament sert à désigner le chromosome. Dans la mesure où c’est l’humain qui a créé le numérique - extension des capacités de son propre cerveau - les visages et les corps scarifiés à la pointe du signe ne cessent pas pour autant de parler d’une vie à la recherche d’elle-même. On est dans la magie au sens de Marc Le Bot (« Images, magies »), qui écrivit : « De tout morceau de nature, l’art du peintre fait une nature-morte ; de tout corps que ses couleurs transfigurent, il fait un corps étranger. Cette mort et cette étrangeté, si elles détruisent le sens commun que nous donnons aux choses, les font naître, devant nos yeux, à une autre vie : sans la violence qu’elles exercent sur notre vue, nous resterions indifférents à cela même qui nous est le plus familier », ce que Le Cloarec appelle peut-être « disloquer la figure pour la rendre aux particules ».

Mais quand il parle de portraits paroxystiques, « La Madone corpusculaire » de Dali (1952) surgit, tandis que « La persistance de la mémoire » (1931) fait écho à « La mémoire du geste ». Le même Dali, en 1973, déclare : « Ma peinture n’est autre que la photographie en couleurs et à la main d’images super-fines extra-picturales de l’irrationalité concrète ». Rien de mystique apparemment chez le Cloarec, ses visages et corps incitent plutôt à emprunter le terme de Deleuze appliqué à Bacon , corps sans organes, mais aussi la réflexion d’Heisenberg : « Les problèmes du langage ici sont réellement sérieux. Nous souhaitons parler de la structure des atomes… mais nous ne pouvons pas en parler en langage ordinaire ». Le Cloarec a bien forgé une langue pour parler de l’étrangèreté du visage lorsque passent ensemble sur celui-ci la vie et la mort, pour parler du corps comme débordement de sensations, de la dimension de planète du corps, dimension de feu central, à la fois lave et sismographe, dimension de comète, d’échappement à toute saisie.
Et ce langage, c’est la peinture.

Vladimir Velickovic


Vie et mort sont aussi l’ambivalence à l’œuvre chez Vladimir Velickovic, mais cette fois à partir d’une puissance qui va rencontrer l’impuissance. Beauté grecque et torture. Partir de ce corps d’athlète et le défaire, le faire chuter, basculer, mordre, le faire se décomposer, le faire hurler, souffrir, s’empêtrer, gicler, se ridiculiser, l’humilier, le démembrer, l’ensanglanter, est vraiment la bonne manière de « laisser une cicatrice » dans la mémoire du spectateur. Même comme emblème des Jeux Olympiques de Barcelone en 1992, le corps triomphant n’est qu’une image, et ce dos dont l’ambiguïté permet aux idéalistes du Marathon un rêve de course convoque au contraire un flash clandestin de fuite, cette fuite éperdue qui habite toute la mythologie empreinte de destruction d’un homme yougoslave à l’histoire traumatisée. A l’interrogation « Qu’est-ce qu’un artiste tragique ? », dans « Arts » (1982) Jean-Luc Chalumeau répond : « Les figures décapitées de Velickovic, dans l’aveuglement de la lumière irréelle qui frappe les parois sourdement noires des cellules et des fosses, témoignent d’un temps qui ne s’étonnerait plus de devoir poser encore la même question sans l’exigence scandalisée de l’art. Il n’y a pas plus de trois ou quatre peintres authentiquement tragiques au monde aujourd’hui : Velickovic est de ceux-là, qui ne prétend pas résoudre le mystère du mal, mais qui a la force de trouver, à l’intérieur de la peinture, les moyens de poser le problème et de l’approfondir ».
Sur les murs sombres du Musée Rétif, les corps géants de Velickovic giclant dans des poursuites éperdues, sans recours, attendent les frères humains de la Ballade des Pendus de Villon, et les cœurs les plus endurcis seront obligés de s’ouvrir, par la grâce de ce dont parlait Nicolas de Staël : « On peint à mille vibrations le coup reçu ». Se laisser prendre, c’est la grâce que l’on souhaite à tout visiteur de cette exposition. Comme l’écrivait Marc Le Bot à propos de Velickovic dans le n°69 (1978) d’Opus International : « Mais tel est le destin des images que sans fin, dans cet espace symbolique et utopique du pictural, des destins d’hommes viendront se prendre. Ils s’y prendront le temps que leurs yeux le traversent, y séjournent, y fassent retour. Ils y joueront leur propre devenir dans l’imaginaire. Ainsi se nouent les destins d’images et les destins de regards. La peinture oriente, dévie, réfracte les regards qui se posent sur elle. Elle les anime ». Et lorsque Velickovic parle d’une dispersion des lieux, disant : « Il y a une trajectoire de la naissance à la mort et dans cette progression je fais des découpages », Le Bot commente : … car il n’y a pas un seul lieu du corps en mouvement. Il y en a plusieurs, plusieurs lieux pour plusieurs corps. De cette pluralité des corps, personne ne sait plus parler, si ce n’est l’art ». En 1982, Velickovic confia à Henry Le Chénier, autre magnifique peintre du corps pluriel, à l’occasion d’une exposition que celui-ci organisa à Aix-en-Provence avec Arroyo, Klasen, Velickovic : « Chaque peinture est une exigence, un engagement, pour établir une possibilité d’échanges, dont l’intensité, avec la qualité de l’image, se joue. Plus tu te donnes, plus tu as de chance de trouver un écho, un regard ». Cette gigantesque exposition au Musée Rétif est un parcours éminemment sensible dans les eaux scintillantes de la destinée humaine.

- Informations pratiques :

- Musée Rétif
1670, Avenue Rhin et Danube
Route de Grasse
06140 Vence
- Tel : 00 33 (0)4 93 58 44 20
- Fax : 00 33 (0)4 93 58 70 30
- Mail : [email protected]
- Site : www. museeretif.com

- La mémoire du Geste
Hommage à Marey
Guyomard, Le Cloarec, Velickovic
- Du 2 mars au 30 mai 2010
- Le Musée Rétif est ouvert tous les jours sauf le lundi, de 10h à 18h sans interruption

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