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Cannes : Exposition Ladislas Kijno

L’exposition de Ladislas Kijno "les grandes œuvres" se tiendra jusqu’au 29 avril au Centre d’Art la Malmaison à Cannes.

Peintre de l’insoumission, Ladislas Kijno exprime son combat dans l’énergie, la
démesure, la sensibilité extrême de son œuvre polymatérialiste. Artiste de la diversité, avec pour seule constante la rondeur des formes, il révèle la multiplicité des mondes et de la matière, de ces transmissions secrètes et contradictoires, ces courants ascendants, ce va-et-vient constant qui interdisent de rester dans l’objet. Homme des remises en cause et des ruptures de style, refusant de rester prisonnier d’un truc, il décline sa poétique rebelle, ses doutes, ses émotions à l’aune de chaque instant de son époque. Cette seconde moitié de siècle, qui confère aux artistes le statut de nains sur les épaules de géants, eu égard à ceux qui ont magnifié la précédente, Kijno en assume le lourd héritage et en relève le défi. Sagace, il redresse ses propres faiblesses. Lucide, il veut mesurer cette destruction progressive qui oxyde son corps. Qu’il soit individu ou citoyen du monde, Kijno ne se résout jamais. À travers son art, à travers la musique et la poésie, mais aussi l’engagement social et politique, ou encore l’aventure spatiale, l’homme reste sa grande affaire, auquel, célèbre ou anonyme, il multiplie les hommages aux titres explicites. Bien inscrit dans le XXe siècle et ses soubresauts, il n’en succombe pas moins aux mystères de Lascaux, aux rites de l’île de Pâques ou aux métissages de Tahiti, lorsque l’île vient à lui fredonner Gauguin. C’est cet homme du maquis, ce franc-tireur, cet explorateur de la métaphysique, déclencheur de polémiques et orphelin des lendemains qui chantent, que le centre d’art La Malmaison expose, plus de soixante chefs-d’œuvre. Les papiers froissés, les coulures d’acrylique, le feu, les pulvérisations et les bombages, la couleur flamboyante témoignent, de recherches sérielles en cycles allégoriques, du travail profond et inventif de Ladislas Kijno, artiste du mouvement, humaniste précurseur et militant.

© André Villers

Kijno / Les Grandes Œuvres

Á l’approche des temps modernes…

Pour déterminer la valeur intrinsèque d’une œuvre et lui conférer objectivement un statut, on utilise depuis le XXe siècle des critères issus d’une réflexion critique, philosophique, esthétique et circonstancielle. En dépit des éléments provenant de données historicistes ou de la critique d’art, l’opinion d’un
public averti a également, de manière plus naturelle, son rôle à jouer. De nos jours, ces amateurs éclairés expriment leurs divergences dans un climat favorisé par une richesse créative où l’information est confrontée à la diversité d’un contexte mondialisé. Leur opinion s’étaye désormais en parcourant les
grandes expositions muséographiques, les manifestations et foire internationales pour lesquelles ils n’hésitent plus à se déplacer. Les musées, galeries d’art, biennales, tous ces lieux qui prodiguent la connaissance et où s’opposent les expérimentations, restent des forums de prédilection à la mise en valeur de l’œuvre d’art. La Biennale de Venise qui depuis sa création ne
désemplit pas « d’aventures », est l’un des lieux de confrontation où la consécration naît parfois de la désapprobation des publics ; en revanche elle entraîne un mouvement perpétuel au centre duquel le débat s’impose.
L’information également relayée par les médias spécialisés - revues et livres d’art, télévision, réseaux sociaux d’internet et résultats médiatisés sur un marché de l’art tourné vers l’international - a priori libère toutes formes de créativité émergeantes. Ces nouvelles constantes sur la création nous orientent vers des territoires de pensées inexplorées, nous livrant une approche immédiate sur l’évolution des individualités qui marqueront l’esprit d’invention de notre siècle à l’écoute de la mondialisation. De ce point de vue exhaustif résultent des analyses judicieuses, avantagées par une démultiplication de moyens évoluant aussi dans une société où les mœurs et le goût sont en constante mutation. Ce contexte singulier prend forme et se met en place grâce à l’initiative des hommes et à leur évolution humaniste. C’est ainsi que par une ouverture des peuples à la connaissance, un droit universel à la culture s’est imposé au monde contemporain, dans les grandes démocraties. Dans nos sociétés occidentales, dès le XIIe siècle, aux prémices de la Renaissance italienne, l’histoire participe à l’éclosion des grandes collections. C’est à Florence que l’Europe, sous l’influence de l’opulence et de la puissance religieuse de
la ville, s’initie à cette aventure idéalisée. Au cours de cette période, l’art de la représentation en peinture, en sculpture ou en architecture est au service de l’église. Les artistes exaltent les sujets bibliques par une approche imaginaire et par la mise en pratique de la perspective qui leur sert à modifier le réel pour
aller vers un monde insolite qui retient le mystère de la vie. Dès lors, dans les lieux picturaux, se conçoit autour des grands sujets qui animent la chrétienté une transfiguration qui permet d’aborder par une psychologie nouvelle, l’art du portrait ainsi que les thématiques qui augurent les scènes de genre. L’expressivité inventée se différencie à l’infini dans un monde où l’illusionnisme envahissant s’étend au cours des siècles à travers l’évolution de la représentation. Il en ira de même jusqu’à la première moitié du XIXe siècle quand de nouvelles stratégies sociologiques s’imposeront au cœur des républiques qui se succèdent. Á l’apogée de la Renaissance, l’inventivité crée un
état d’esprit métaphysique reliant la réalité du temps dans un mystère intériorisé ; l’image montre une transfiguration du sujet allant de l’austérité à la naissance d’un érotisme à fleur de peau. L’idée pointe au hasard d’une composition où des personnages en situation sont vêtus d’habits légers et lumineux. Le tissu richement orné de motifs en arabesques et de formes
symboliques, épouse avec retenue le corps de la femme. D’une subtile texture, la lumière posée en filigrane suggère la nudité par des voiles de soie effleurant les extrémités des membres, ce qui laisse imaginer une chair d’une blancheur laiteuse, indice délicat de la sensualité du modèle. De la théâtralité de l’espace, dans le tableau, déborde un sens qui honore la beauté des choses. Ces sensations nouvelles donnent à l’histoire de la représentation tout l’élan qui accompagne l’évolution des mœurs au cours d’une civilisation parfois hasardeuse. C’est en traitant les grands sujets profanes et par l’explosion des avantgardes au XXe siècle, que la notion d’œuvre prend tout son sens. La révolution française de 1789 est l’étape fondamentale et citoyenne qui mettra en marche de nouvelles règles autour des libertés individuelles et permettra l’accès des peuples à la connaissance. Dès 1793, c’est dans toute l’Europe que les collections royales se dévoilent au grand jour. En France, dans un premier temps, les ouvertures de musées se répandront dans la capitale et ses alentours, comme le Louvre dans l’ancien palais royal ; puis plus tard, ce sera en province autour de l’afflux d’œuvres réquisitionnées au sein des grandes
collections princières et de l’église. De cette période troublée de l’histoire, émane comme un parfum de liberté, un élan, et une volonté républicaine respectueuse des peuples et venant comme en témoignage de l’aventure humaine engagée les siècles précédents. Á l’approche des temps modernes et à la suite de l’innovante recherche des peintres impressionnistes qui réinventent dans le tableau la lumière spectrale du soleil, c’est autour des interrogations posées par Cézanne sur la luminosité et sa transgression sur le paysage, que s’amorce une ère nouvelle. Dans un second temps et dès 1905, c’est la conception autour du fauvisme qui s’impose avec éclat. Ses protagonistes, Matisse, Vlaminck, Derain, Braque et quelques autres, plantent leurs idées révolutionnaires autour d’un sujet pris sur le vif. Les fauves s’insurgent contre les impressionnistes qu’ils trouvent reclus dans leur expression, ils proposent une ouverture en s’impliquant directement sur la planéité du support à peindre.
L’évocation qu’ils présentent est justifiée par une simplification des signes et par des plages de couleurs pures, étalées dans une touche large et expressive. La stylistique résultant d’un geste spontané traduit dans sa cohérence les émotions du peintre. À la suite du fauvisme et en regard de l’histoire, c’est par une action métaphysique éprouvée au centre d’une révolution picturale que Picasso et Braque inventent le cubisme. Précurseur de l’art abstrait par sa détermination à se substituer à la représentation d’un système illusionniste, et dominé par la perspective, le cubisme donne à voir ce que l’on sait de la nature des choses et non ce que l’on en découvre optiquement. Dès cet instant, la représentation est engagée dans un défi qui provient d’un acte sociologique et qui s’invite au
sein des avant-gardes. Dans ce moment de fulgurance, autour d’une société innovante et qui recherche son humanité, s’installe avec détermination toute la singularité qui définit le XXe siècle. Les mouvements vont se succéder, de l’art abstrait qui tend à prouver par ses recherches l’improbabilité du réel au mouvement dada qui, lui, conteste les fondements de la civilisation. Á son tour, l’aventure du surréalisme se nourrit des idées dadaïstes mais sublime l’inconscient par une confiance donnée au rêve. En improvisant des attitudes révolutionnaires qui transitent par une conscience collective, entre les hommes
et les femmes, à l’évidence un monde libre s’envisage. Dans ce climat d’exception, autour d’une société qui s’émancipe, c’est dans l’inattendu que se prépare en Europe une crise où la cruauté l’emportera. Ses peuples trahis subiront dans l’indifférence et avec démesure une violence, résultat de deux grands conflits mondiaux et c’est dans ce contexte aléatoire et conflictuel que naît à Varsovie Ladislas Kijno. Józef le père est polonais, jeune musicien violoniste ; il est sensible et ouvert aux idées révolutionnaires qu’il pratique et qui le conduiront, lors de l’insurrection de 1905, à une déportation en Sibérie. Plus tard il s’évadera de Russie et au terme d’un long périple rejoindra la Belgique. Claire, la mère de Ladislas est française, elle est née près de Béthune à Barlin. Claire et Józef se rencontrent et s’unissent en 1908. Plus tard sous la pression de Józef en quête d’idéal, le couple quitte la région pour un périple qui les emmènera de l’Angleterre au Canada. Aux prémices de la guerre de 1914-1918, le couple alors au Québec, effectue un retour éclair vers la France.
Plus tard, toujours sous l’influence de Józef, le couple rejoint la Pologne où l’indépendance du pays est proclamée. C’est donc au milieu d’un climat délétère où règne l’incertitude que Ladislas Kijno vient au monde en 1921. De son exil en France, dès 1925, Ladislas Kijno garde d’obscures blessures. C’est au plus profond de son âme entravée que ce jeune garçon éprouve un désir de révolte et une force qui l’aident à mener à terme un combat de libérateur de conscience. Ce personnage de roman, d’une eccéité partagée entre ses origines multiculturelles et, à dessein, une situation qui forge son esprit d’une mystique insondable, s’accomplit par la pensée au cours d’un voyage métaphysique qui transcende son imaginaire en une créativité arrogante et déterminée. Une créativité qui s’illustre par des compositions informelles et un matiérisme d’une modernité des plus singulières. Depuis ses origines où il puise sa force, son humanité s’apprête à recevoir l’épreuve du temps. De l’Europe centrale dont il garde l’héritage slave et la mystique chrétienne, sa foi ne retiendra que l’idée d’un dieu constructeur et universel ouvert sur les religions qui encerclent la pensée. Sa réflexion est infiltrée d’une philosophie insufflée par les abords
de l’Orient et les nombreuses interrogations sur la souffrance existentielle de l’Occident. Comme beaucoup d’hommes et de femmes de sa génération, le destin de Kijno sera marqué et dépendant des grands conflits mondiaux et du grand défi lancé aux intellectuels qui construiront, au risque de se perdre, la
richesse d’un monde nouveau et auxquels il rendra hommage par des portraits d’une transfiguration étonnante. La maladie qui l’atteint, au beau milieu de ses études philosophiques, l’oblige à des soins intensifs en sanatorium. Ce moment de sa vie, où culmine son angoisse face à la mort, aura raison de son avenir car, de ce moment de souffrance et d’incertitude, naîtra un élan libérateur, à l’origine de sa pratique de la peinture. Pour autant il n’abandonnera pas l’étude de la philosophie et de ses principes qui sont, au cœur de son œuvre, le moteur exutoire de sa colère contre l’injustice des hommes. Depuis la fin des années 1940, l’esprit inventif de Kijno progresse sans répit vers des thématiques qui s’expriment dans des récits picturaux informels. Ces territoires cernés, à l’égal
des comètes qui constituent l’univers, s’offrent dans des séries, au travers de processus évolutifs qui rendent compte d’une généreuse et puissante vie intérieure. Les récits qu’il nous livre sont les cris étouffés d’un langage en fusion ; dans chaque parcelle de couleurs proposées, grouille au sein d’une matière infiltrée, un élan essentiel qui retient le vivant. Les papiers froissés qui viendront s’implanter dans l’espace pictural, comme un relief autonome, s’étendent sur la toile sous la pression d’un magma alchimique et en retenue d’un relief où se dessine une géographie mentale. Les interstices inégaux,
formant une stratigraphie, reçoivent par écoulement la couleur d’un dripping ou d’un spray. Les pliures asséchées recèlent dans leurs contractures toute la mémoire de leur construction, qui n’est autre que le symbole reproduit de la transfiguration d’un sentiment arraché au réel. Comme un réseau sanguin qui
la vie. A priori la matière recèle aussi, par son aspect accidenté, l’idée d’une peau-mémoire qui arpente son mystère. Les premières recherches de Kijno, qui marquent les années 1950, sont nées d’un constat simple et de sensations éprouvées à la suite d’un regard porté sur la nature. Imaginons-nous un instant à l’épreuve de la lumière d’un été azuréen et envisageons notre passage furtif à l’ombre d’un figuier qui étale son branchage d’une ossature mouvementée et son large feuillage découpé en de multiples arabesques. Dans l’apaisement et
le silence des ombres, se devine et se décline une multitude d’interférences. N’y voit-on pas des rythmes sensibles et l’articulation de courbes et de contre-courbes en action ? Les sensations éprouvées sont à l’égal des intuitions du peintre pour guider son instinct vers une transfiguration de l’instant qu’il
cerne sur la toile blanche. C’est aussi à la lumière d’Antibes, à laquelle il s’expose le temps d’une villégiature, qu’il découvre de la plage son immensité. Les galets qui la constituent et qu’il s’amuse à observer, soulevés par le ressac de la mer, lui laissent entrevoir dans l’instabilité de l’instant, un jeu de formes
en perpétuel mouvement. Ses perceptions sur la réalité font renaître au centre de ses compositions des formes agencées et structurées d’un aspect sphéroïdal qui évolueront, ensuite, indéfiniment au gré de son imagination. Comme des corps moléculaires autonomes, en suspens dans la monochromie d’un espace, l’immensité de ses inventions plasticiennes se mesure entre le vide et le plein d’une représentation qui ne peut retenir l’idée d’une forme iconique et dans laquelle ses démons semblent s’opposer à un dieu déterminé à en finir. En ces
lieux secrets, son langage s’évanouit dans une relation métaphysique et
spirituelle qui relève du sacré. Les intrusions dérivées du dripping ou de la technique glycéro-spray, par idéation procèdent d’une dialectique qui s’observe depuis les Écritures blanches. Les coulures qui s’entrecroisent d’un tableau à l’autre sont des larmes versées pour oublier la souffrance des peuples, les froissures de papier immortalisent la fragilité du temps qui se prête à une
implosion. La transparence des couleurs infiltrées dans des strates qui
s’oppose à l’apesanteur d’un espace métaphysique, s’accompagne
des fragments qui constituent son histoire. Comme des stèles ou des astéroïdes qui voyagent dans l’espace, au cœur de cette mécanique mentale d’un itinéraire initiatique, c’est aux sources du subconscient que nous pouvons redécouvrir le champ perspectif de la mémoire qui nous guide d’un point à l’autre du sacré au
profane afin de célébrer les forces de l’esprit sur la mort. Au risque de me perdre, dans le tableau que Kijno intitule, Apocalypse de la préhistoire ou les premiers pas de l’homme, nous pourrions extrapoler autour du sujet, sur l’idée qui reviendrait à dire que notre civilisation a vécu sa fin et que l’homme nouveau, inventé aux sources du XXe siècle d’une pensée idéalisée, s’est éteint. Á la veille d’une mort annoncée de notre humanité, dans ces conditions nous pourrions nous convaincre de sa résurrection. En homme libre, le peintre et philosophe Kijno nous livre dans la profondeur d’un temps froissé par les cataclysmes, une œuvre lyrique, méditative sur l’avenir des hommes, et pertinente par son matiérisme convulsif en résistance à l’air du temps

Centre d’art la malmaison - 47 la Croisette - Direction des affaires culturelles - Tél : 04.97.06.44.90

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