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LITTERATURE : Kennedy, Stephen King et le retour de l’Uchronie

L’uchronie est un genre littéraire qui s’était
fait un peu oublier. Que serait le monde si
tel événement historique avait tourné autrement
 ? Si Napoléon avait gagné à Waterloo
 ? Si Hitler avait prévu le débarquement
en Normandie ? Et le nez de Cléopâtre ?

Contre son gré votre chroniqueur se sent
obligé de vous emmener une fois de plus
en Amérique, pour un drôle d’échantillon
littéraire qui nous est tombé ce mois-ci sans
crier gare.

Stephen King est un auteur de bestsellers
mondiaux qui tournent en général autour
du surnaturel et de l’horreur. D’ordinaire,
ces objets de consommation courante ne
donnent pas lieu à chronique tellement ils
sont prévisibles. Le King de l’année nous
vient avec un pavé de près de mille pages
au titre à la Murakami : « 22/11/63 ». La
date de l’assassinat de Kennedy. Et redonne
ses lettres de noblesse à ce genre littéraire
qu’il renouvelle de fond en comble.

La chose aurait eu tout pour déplaire. L’auteur,
déjà : sulfureux, grandiloquent, tirant
en général de grosses ficelles à vocation purement
commerciales. Le poids du livre (mais
un rapport quantité/prix tout à fait mirobolant).
Et Kennedy n’est pas un sujet tellement
à la mode aujourd’hui... Vous pouvez donc
vous étonner de trouver sur cet ouvrage a
priori très suspect une chronique littéraire,
qui plus est enthousiaste.

Reprenons l’argument : 2011. Jake Epping,
jeune professeur au lycée de Lisbon Falls
dans le Maine, se voit investi d’une étrange
mission par son ami Al, patron du Diner local,
atteint d’un cancer. Une « fissure dans le
temps » au fond de son restaurant permet de
se transporter en 1958 et Al cherche depuis
à trouver un moyen d’empêcher l’assassinat
de Kennedy. Sur le point de mourir, il
demande à Jake de reprendre le flambeau.
Et Jake va se trouver plongé dans les années
60, celles d’Elvis, de JFK, des grosses cylindrées,
d’un solitaire un peu dérangé nommé
Lee Harvey Oswald, et d’une jolie bibliothécaire
qui va devenir l’amour de sa vie. Il
va aussi découvrir qu’altérer l’Histoire peut
avoir de lourdes conséquences, évidemment.
Et voici la surprise. Stephen King nous fournit
une formidable reconstitution des années
60, s’appuyant sur un travail de documentation
qu’on suppose colossal, vue la minutie
de la reconstitution. Et King s’engouffre
dans la spécialité des plus grands auteurs
américains de notre temps : cette manière
d’embrasser en un seul roman la totalité de
la culture populaire américaine, laissant le
lecteur essouflé et sans voix.

Le livre vous reste collé aux mains, pire
qu’un thriller dont les structures avérées vous
découragent d’avance de deviner et vous
poussent à aller à la fin au plus vite pour
savoir enfin. Ici, au contraire, on se délecte
de chaque page, tout fourmille de détails
passionnants et la structure du roman est
d’un tel brio qu’on ne se sent ni embrouillé
ni guidé. On se laisse aller à ce qui peut
sembler la fantaisie de l’auteur mais qui est,
en réalité une démonstration de maîtrise narrative
sans grand pareil.

Un train peut en cacher un autre et ici, un
préjugé pourrait vous détourner d’un livre
qui fera date. La taille ne doit pas vous effrayer,
et si vous mettez ce livre dans la catégorie
« lectures de plage », grand bien vous
fasse, pour peu que vous ayez le courage
d’attendre jusque-là !

Stephen King, 22/11/63, roman, 936 pages,
25,90 €, Albin Michel éditeur, traduit par
Nadine Gassié.

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