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Chapitre 68 (Part II) : Jacques Hassoun et la transmission

Jacques Hassoun et la transmission

A tous ceux qui ignorent…

Si l’« Histoire des Juifs du Nil » élaborée par Jacques Hassoun en 1981 était dédiée « à tous ceux qui ignorent la vie passionnée de cette communauté, mais aussi aux Egyptiens – coptes et musulmans – qui seraient tentés d’oubliés qu’à leurs côtés avaient vécu nombreux ceux que l’on continue à appeler les Juifs d’Égypte, et qui continuent à se désigner comme tels », et si l’histoire de l’Egypte s’est récemment bouleversée sous nos yeux, et s’il est difficile de lire au présent le sens des crises (selon l’exemple fameux de Fabrice del Dongo à Waterloo), il est certainement nécessaire de reprendre les acteurs de l’Histoire un peu plus haut du côté de leur source.
Jacques Hassoun lui-même est né à Alexandrie en octobre 1936 (Chabane 1355, Hechvan 5697 selon les deux calendriers des deux autres monothéismes), et a vécu en France à partir de 1954. Il a consacré plusieurs ouvrages aux Juif d’Egypte, sur un ton d’histoire extrêmement fouillée, sur un ton de lucidité imparable, sur un ton de poésie irrésistible, un ton de tendresse, un ton rarement éthique. Voici son introduction à « L’histoire des juifs du Nil », très cinématographique, aussi :
Montréal : Un homme de 76 ans évoque son père paysan à Méhallah el Kobra.
Milan, août 1956 : Des communistes, des démocrates égyptiens sont réunis autour de Youssef Helmi, le dirigeant du Mouvement de la Paix. Ils préparent un meeting de soutien au colonel Gamal Abdel Nasser qui vient de nationaliser le canal de Suez. Ces exilés politiques sont des Juifs du Caire et d’Alexandrie.

Histoire des juifs du Nil, (Minerve 1990), réuni et présenté par Jacques Hassoun

New York, 47e Rue : Un bijoutier raconte le souk des orfèvres d’Alexandrie où il tenait boutique jusqu’en 1972.
Entre Villiers le Bel et Garges lès Gonesse : Dans un bistrot, des jeunes, des vieux, discutent ou jouent aux cartes. Depuis vingt trois ans ils recommencent toujours la même partie de rami. Parfois un lapsus les fait éclater de rire. L’un d’eux, qui vient de perdre cinq francs, s’exclame : « Je suis de cinquante piastres de ma poche ! » Une femme arrive. Elle annonce en arabe que Moussa le chantre est de passage à Sarcelles. Tous ces joueurs sont de Tantah ou de Mansourah, des quartiers du Daher du Caire ou du Souk el Samak d’Alexandrie.
Lausanne : Un bey tourne avec nostalgie les pages du journal de Saad Melki, El Chams, publié au Caire par des Juifs proches du Wafd.
Paris : Un salon rive gauche. S’y trouvent rassemblées des rescapées de la fine fleur de la bourgeoisie cairote. L’une d’elles est à l’origine de l’Amicale des anciens élèves du Lycée français du Caire. Les autres ont connu Cavafi ou Tsirkas, Inji Iflatoun, Wissa Wassef ou Edmond Jabès. Leur compagnie est délicieuse. Leur arabe est littéraire, leur français classique. Elles viennent du Caire.
Alexandrie, Souk el Tabakhin, 1978 : Des images hantent Ibrahim le cafetier. Celle de sa voisine juive Om Saad faisant son marché accompagnée de son frère Habib ou de son mari, menuisier de son état. Celle de Castro le pharmacien. Celle de Haber le tailleur. Celle de Zakaria l’imprimeur. Celle de Berto le marchand de tissus et de ses trois fils qui sans cesse se querellaient, car si l’un était wafdiste et l’autre sioniste, le troisième était membre de la Ligue juive contre le sionisme.
Paris, XVe arrondissement, 1965 : Une petite fille, majestueuse¬ment belle et fragile, cherche dans son livre d’histoire un chapitre qui traite de l’Égypte, cependant que son père consulte les cours de la Bourse. Ils songent tous deux à une enfant morte. Il y a peu, ils vivaient à Alexandrie, en face du Sporting Club.
Paris, IXe arrondissement, 1980 : Un homme, dont le nom atteste d’un très vieil enracinement dans le delta du Nil, songe à l’Égypte qu’il a quittée il y a neuf ans, après trois années d’internement et de souffrance. De cet exil, de ce déchirement, il continue à ne pas se remettre.

Capture d’image du film de France Delville, Galerie Alexandre de la Salle 17 juin 1995

Melbourne : Une femme pense à sa fille qui vit à Paris et à ses cousines de Caracas, de Milan et de Strasbourg. Et sa rêverie ne cesse de la ramener à Alexandrie.
Paris, Père Lachaise, mai 1978 : Des hommes, des femmes portent une couronne de roses. On enterre Henri Curiel, le fondateur de HaDeTo (Haraka Démokrateya lé Taharror el Watan, Mouve¬ment démocratique de libération nationale).
Marseille, un oratoire égyptien, Jour de la Réjouissance de la Thora : Les parchemins sur lesquels est retranscrit le Pentateuque, et qui, pour la plupart, viennent d’Égypte, sont portés par les fidèles qui chantent, dansent, frappent des mains, les doigts largement écartés. Pendant une heure, les rires et les interjections en arabe se mêlent aux prières et aux chants. Le cantique accompagnant la fin de cette procession tumultueuse est entonné sur une musique qui, désormais, fait partie de la liturgie traditionnelle : il s’agit de l’hymne royal égyptien.
Zagazig : Hag Omar, âgé maintenant de 82 ans, songe à son ami Daoud, disparu dans la tourmente, en 1957.
À l’image de leurs ancêtres, ces Juifs d’Égypte, dans leurs différences, sont unis par un destin commun.

La cruauté mélancolique (Champs Flammarion 1995)

Pendant vingt cinq siècles, leurs silhouettes n’ont pas cessé de peupler la saignée nilotique, d’Éléphantine à Domyat et à Rachid, et la côte méditerranéenne, d’Alexandrie à la péninsule du Sinaï, a entendu leurs chants, leurs querelles, leurs murmures.
Pourtant, même si cela pouvait nous combler d’aise, il serait inepte de parler d’un Juif d’Égypte transhistorique, immuable. Les Juifs d’Égypte ont intégré, absorbé les cultures et les invasions, les schismes et les hérésies. Ceux que leur pays, l’Égypte, a subis. Ceux que leur communauté a connus.
Ainsi le Juif d’Égypte serait une fiction, une licence poétique née de la dispersion d’une minorité. Sur sa terre natale, ce Juif était pluriel. Pluriel dans le temps. Pluriel dans la société dans laquelle il s’inscrivait.
Tantôt se réclamant d’une origine réputée civique, tantôt jouissant du statut de protégé, c’est en tant que membre d’une minorité que le Juif se fait reconnaître.
Ce recueil de textes témoigne du destin de cette minorité, de son mode de vie, de ses heures de gloire, de sa dispersion, de son extinction.
Notre propos n’est pas de théoriser une histoire qui pose tout autant le problème des minorités et de leur sort, au temps où se dessinent des mutations socio politiques radicales, que celui de l’antagonisme qui, en Égypte, oppose nationalisme arabe et patriotisme nilotique.
Car si les minorités structurées en nations sont des anachronismes nés de subtils dosages, de subtils compromis que l’État féodal ou marchand tolère, voire encourage, l’irruption du mode de production capitaliste dans un pays aux structures demeurées archaïques, la confrontation entre une société traditionnelle et de nouvelles valeurs culturelles et économiques, la concurrence entre des bourgeoisies historiquement liées à l’ancien état de choses et les nouvelles classes dirigeantes, peuvent inciter à régler le problème des minorités sans s’embarrasser de nuances.

L’obscur objet de la haine (Aubier 1997)

Par ailleurs, notons que nombreux furent les Juifs qui participèrent, à l’instar de Yaacoub Sanoua, aux luttes du mouvement patriotique égyptien. Cette implication des Juifs d’Égypte devait d’ailleurs s’approfondir et s’accroître, soutenue qu’elle était par un commun et profond sentiment antibritannique. Mais le réveil du nationalisme arabe allait contribuer à modifier la situation. En effet, cette forme de nationalisme régional souvent mal comprise par les Juifs allait prendre toute son ampleur au moment de la première guerre israélo égyptienne. Dès lors, des rapports de suspicion réciproque remplacèrent ceux de bon voisinage, pour provoquer séparation et déchirure entre les deux communautés.

Capture d’image du film de France Delville, Galerie Alexandre de la Salle 17 juin 1995

En faisant ce livre, nous ne souhaitions pas plus peindre une fresque où les protagonistes d’hier viendraient se mirer pour s’y reconnaître, que graver une stèle devant laquelle le passant serait appelé à se recueillir.
Notre seul désir était de nous réapproprier une histoire, afin de nous garder des pièges de la nostalgie et de la ferveur. Mais il a bien fallu mener celles ci par les défilés de l’écriture pour accéder à notre passé le plus lointain.
Certes, l’attendrissement n’est pas toujours absent de ces pages où, pour faire revivre un mode de vie original, nous avons dû faire appel à des personnages qui semblent porter l’empreinte d’un archaïsme et d’une désuétude remarquables. Pourtant les acteurs de cette histoire sont nos contemporains, qui ont vécu, et vivent encore aujourd’hui comme ont pu vivre nos ancêtres.
Et s’ils ne sont déjà plus nos semblables, nous ne nous autorisons pas plus à les magnifier au point de les considérer comme des personnages hors pair, qu’à les reléguer au rang de survivants d’un âge révolu. Il s’agit pour nous de témoigner de leur existence.

« La cité d’Alexandrie le 3-2-42 » dans « Non Lieu de la mémoire »

Ce témoignage, nous l’avons souhaité multiple. Et certaines des divergences qui apparaissent ici ou là nous ont semblé incontournables. Cette diversité n’est elle pas d’ailleurs à l’image de l’histoire égyptienne, à l’image de l’histoire de l’ensemble de ses minorités ? N’est ce pas cette pluralité admise, respectée ou tolérée, qui a permis de nouer des liens aussi étroits entre l’Égypte et ses habitants ?
Aussi ce livre est il dédié à tous ceux qui ignorent la vie passion¬née de cette communauté, mais aussi aux Égyptiens coptes et musulmans qui seraient tentés d’oublier qu’à leurs côtés avaient vécu nombreux ceux que l’on continue à appeler les Juifs d’Égypte, et qui continuent à se désigner comme tels. (Jacques Hassoun)

(A suivre)

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