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Chapitre 68 (Part I) : Jacques Hassoun et la transmission

Jacques Hassoun et la transmission

Dans l’optique persistante d’investiguer la mémoire d’un lieu, la Galerie Alexandre de la Salle (Saint-Paul, 1974-2000), on rencontre de temps à autre l’une des manifestations de l’E.N.C.A.S (École Niçoise pour la Circulation de l’Art et des Savoirs) qui s’y sont tenues, l’E.N.C.A.S fondée par Jean Mas et moi-même (avec l’aide ponctuelle de Dominique Albertini, Catherine Soumaré et Patrick Amoyel), et, cette fois c’est la voix de Jacques Hassoun qui résonne dans le film vidéo tourné à l’occasion de la séance du 17 juin 1995, sur le thème de la Transmission. Jacques Hassoun, médecin, psychiatre, psychanalyste, théoricien, écrivain, et, pour moi, poète, qui nous a quittés en avril 1999, et dont l’intelligence et la culture, l’humour, étaient au service d’une vision d’un Homme possible au-delà du décryptage des pulsions, au-delà du conflit, au-delà de la désillusion. Ses analyses des mouvements du monde en train de se faire, se défaire et se refaire nous manquent, cruellement.
Dans son intervention du 17 juin 1995 à Saint-Paul, il évoque son livre « Les contrebandiers de la mémoire » (Syros,1994), et qui commence ainsi :
Transmettre une culture, une croyance, une appartenance, une histoire a longtemps semblé aller de soi.
Les parents, les grands parents, la famille élargie, le rythme de la vie semi rurale ou provinciale, la sédentarité enfin permettaient pourtant de ne pas avoir à se poser cette question avec l’acuité que nous lui prêtons actuellement. Cela paraissait somme toute naturel... Une génération reproduisait les croyances, le mode de vie, le dialecte ou la langue de celles qui la précédaient... en intégrant lentement les nouvelles acquisitions de la technique. Or, cette vision idyllique est pourtant contredite par les faits.

Capture d’image du film de France Delville, Galerie Alexandre de la Salle 17 juin 1995

Freud dans un court texte – Résistances à la psychanalyse (1) rappelle que le « nouveau » semble constamment, en détrônant l’« ancien », mettre en péril une stabilité précieuse.
« Le petit enfant, dans les bras de sa garde, qui se détourne en criant à la vue d’un visage étranger ; le croyant qui inaugure par une prière chaque journée nouvelle et salue d’une bénédiction les prémices de l’année ; le paysan qui refuse d’ache¬ter une faux dont n’usaient pas ses parents ; autant de situations dont la variété saute aux yeux et auxquelles il paraît légitime d’associer des mobiles différents. Il serait pourtant injuste de méconnaître leur caractère commun. Dans ces trois cas, il s’agit du même malaise : l’enfant l’exprime d’une façon élémentaire, le croyant l’apaise ingénieusement, le paysan en fait le motif de sa décision. Mais l’origine de ce malaise est la dépense psychique que le nouveau exige toujours de la vie mentale et l’incertitude, poussée jusqu’à l’attente anxieuse, qui l’accompagne. »
C’est dire que la transmission du nouveau se heurte toujours à des acquis auxquels chacun de nous semble tenir par dessus tout. C’est dire aussi qu’en chacun de nous palpite la nécessité de transmettre à nos descendants ce que nous avons reçu dans son intégralité.
Déjà dans le Deutéronome, nous lisons : « Demande à ton père et il te révélera (ton histoire) et à tes Anciens et ils te diront (ce que fut ton passé). » Ce commandement suppose que depuis des millénaires la nécessité de transmettre est inscrite dans l’Histoire.

Capture d’image du film de France Delville, Galerie Alexandre de la Salle 17 juin 1995

Dans le monde arabo islamique, nous retrouvons quotidiennement avec la même acuité cet impératif de se réclamer d’une histoire, d’une généalogie, d’une appartenance : ainsi quand deux personnes inconnues se rencontrent, immédiatement après les salutations d’usage, une question est constamment posée : « Quel est ton asl ? », terme qui veut dire tout à la fois rattachement (tribal ou religieux), adhésion et appartenance à tel mode de pensée ou à telle ethnie. Deux tribus de Bédouins se croisent elles dans une oasis et la question qui s’impose est celle ci : « D’où viens tu, où vas tu, qui es tu ? » Cette interrogation bien sûr ne concerne pas un quelconque parcours spatial mais un itinéraire personnel, intérieur, qui permet à chacun de situer son parcours individuel en fonction de ce qui lui a été transmis.

Le Même Livre, avec Abdel Kébir Khatibi (L’Eclat 1987)

Mais si nous y regardons de plus près, nous percevons que la question de la transmission se présente quand un groupe ou une civilisation a été soumise à des bouleversements plus ou moins profonds.
Si nous reprenons les situations auxquelles nous avons fait référence, nous percevons que cette préoccupation qui semble de pure forme ne surgit pas à n’importe quel moment de l’Histoire.
Dans le cas du texte biblique, il est évident que la rédaction du chapitre qui comporte ce commandement de transmettre et de recevoir une transmission date du IVe’ siècle avant l’ère chrétienne (2), c’est à dire après le retour du Premier Exil de Babylonie, au moment où ce peuple en voie de réunification se devait de resserrer ses liens, distendus par la déportation qui avait suivi la destruction du royaume de Juda. Cette référence à l’Histoire, cet impératif de la transmission dénote en fait un état de trouble intérieur profond. Revenue au pays ancestral après une longue absence, cette quatrième génération de Judéens nés en exil dans un milieu intellectuelle¬ment, économiquement et socialement supérieur à celui qui régnait dans le pays d’origine, devait se donner des raisons pour renouer avec le passé. Il fallait éclairer le présent par une histoire devenue quasiment mythique afin de préparer l’avenir d’un nouvel enracinement.
D’où l’appel fait aux anciens qui étaient requis de décrire un passé héroïque ou pour le moins plein de prestige afin d’inscrire ces bannis dans une saga dont ils avaient été nourris et qui les avaient plongés – à en croire le Psalmiste qui ne cessait de clamer : « Si je t’oublie Jérusalem, que ma droite se dessèche » dans une nostalgie taraudante.

Non Lieu de la mémoire, La cassure d’Auschwitz, (Bibliophane 1990)

Dans le deuxième exemple, la référence au asl, à l’appartenance, est apparue au moment où la société traditionnelle s’était effondrée, au moment où des pays longtemps fermés au monde extérieur se sont trouvés projetés dans la modernité. C’est alors que la question de savoir à qui l’on s’adressait, à qui l’on parlait devint cruciale, non pas forcément au nom d’un désir plus ou moins avouable d’exclusion, mais bien plutôt pour pouvoir se repérer face à l’autre
« De quelle transmission te réclames tu ? », telle est la question cruciale que des sociétés en crise ou des sociétés pluriculturelles se posent face aux mutations qui les traversent.
Mais associée à cette première série de réflexions qui évoque les problèmes d’appartenance culturelle, il nous faut aussi rappeler cette évidence : nous sommes tous inscrits un par un dans une généalogie de sujets qui n’ignorent pas qu’ils sont mortels.
Et c’est même ce qui distingue l’humain de l’animal : un savoir sur la mort et sur la généalogie qui dicte la nécessité qu’un minimum de continuité soi assurée.
Nous sommes tous les porteurs d’un nom, d’une histoire singulière (biographique) prise dans l’Histoire d’un pays, d’une région, d’une civilisation.
Nous en sommes les dépositaires et les transmetteurs.
Nous en sommes les passeurs.
Que nous soyons révoltés ou sceptiques devant ce qui nous a été légué et ce dans quoi nous sommes inscrits, que nous adhérions ou non à ces valeurs, il reste que notre vie est plus ou moins tributaire de cela, de cet ensemble qui va des manières de table aux idéaux les plus élevés, les plus sublimes et qui ont été la propriété de ceux qui nous ont précédés.
Or, il est évident que, sauf exception, ce que nous recevons en héritage est constamment modifié selon les aléas de notre vie, de nos exils, de nos désirs.
Qu’une génération ait connu de grands bouleversements historiques ou non qu’une autre ait subi ou choisi l’exode rural ou non... n’est pas indifférent.
Être fidèle à une tradition familiale aristocratique et être amené à changer de route, à « trahir » son milieu comme d’Estienne d’Orves... ou le colonel de la Roque ont pu le faire pendant la guerre n’est pas indifférent. Cela voudrait il dire qu’il y a eu à cette occasion une rupture radicale avec leurs convictions passées ? Certes non : le mythe du comporte¬ment chevaleresque propre à leur tradition rejoint cette nouvelle orientation que prend leur existence et les rattache aux valeurs prônées par leur classe sociale d’origine.

L’exil de la langue (Point Hors ligne 1993)

Est ce à dire que nous sommes condamnés à reproduire ? Que la transmission reçue et offerte en héritage suppose l’éternel retour ? Sûrement pas... Cette tendance à « fabriquer » des perroquets ou des clones ne relève pas de la transmission. Ce qui me semble passionnant dans cette aventure que suppose la transmission, c’est justement que nous sommes différents de ceux qui nous ont précédés, et que nos descendants suivront le plus vraisemblablement un chemin sensiblement différent du nôtre... Et pourtant... c’est bien dans cette série de différences que nous inscrivons ce que nous avons à transmettre.
Un pas de plus me permettra enfin d’affirmer ce qui est plus qu’un paradoxe : une transmission réussie offre à celui qui la reçoit un espace de liberté et une assise qui lui permet de quitter (le passé) pour (mieux le) retrouver.
Quitter les pesanteurs des générations précédentes pour retrouver la vérité subjective de ce qui comptait vraiment pour ceux qui avant nous ont aimé, désiré, souffert ou joui pour un idéal, n’est ce pas ce que nous pourrions appeler un parcours de transmission réussi ? Cela fait il l’économie d’une souffrance à être semblable et différent tout à la fois ? Est il d’ailleurs concevable que nous puissions éviter d’éprouver ce sentiment de culpabilité vis à vis de ceux qui nous précèdent ? Certes pas... Il y a toujours de l’arrachement dans la tension qui existe entre une transmission aussi réussie soit-elle et un désir qui tente de situer le sujet dans l’espace même de sa vérité, de sa vie, de son existence.
Aussi, transmettre reviendrait peut-être à prendre en compte que nous n’éviterons jamais à nos descendants le fait que leur chemin soit semé d’embûches lorsqu’ils auront à concilier l’histoire passée avec l’actuel de leur désir subjectif.

Le passage des étrangers (Austral 1995) avec Anne Longuet Marx et Edith Wolf

Car enfant réussir une transmission reviendrait à affronter les difficultés de l’existence ». (Jacques Hassoun, « Les contrebandiers de la mémoire »)
Si Jacques Hassoun a écrit et parlé sur la transmission, n’est-ce pas parce qu’il appartient à une riche histoire très complexe, celle d’Alexandrie ? Où justement des cultures ont pu se tisser, sans que, jusqu’à un certain moment, il y ait le moindre « choc des civilisations » ? L’histoire, et l’œuvre, de Jacques Hassoun représentent un inestimable enseignement pour aujourd’hui, et pour la construction (la reconstruction infinie) d’un monde ouvert, respectueux de l’autre car en sachant quelque chose, de cette autre, car en sachant l’identité diverse, en mouvement. L’autre comme tranche d’histoire. Jacques Hassoun n’est plus là pour « transmettre », avec son œil pétillant, son humour, sa culture de lettré sans didactisme, mais ses livres sont là, à disposition de ceux pour qui élaborer le monde au quotidien n’est pas un vain mot.
Son « Histoire des Juifs du Nil » (Minerve Edition, 1990) Textes réunis et présentés par lui, est dédiée « à tous ceux qui ignorent la vie passionnée de cette communauté, mais aussi aux Egyptiens – coptes et musulmans – qui seraient tentés d’oubliés qu’à leurs côtés avaient vécu nombreux ceux que l’on continue à appeler les Juifs d’Egypte, et qui continuent à se désigner comme tels ».

(A suivre)

(1) S. Freud “Résistances à la psychanalyse”, la Revue juive, 1ère année, n°2 (Paris, Librairie Gallimard, 15 mars 1925)
(2) Le Pentateuque a été rédigé sous sa forme définitive au Ive siècle avant l’ère chrétienne et non pas, comme le prétend la tradition, dix siècles auparavant.

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