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Chapitre 71 : Simonne Henry Valmore (Part III)

Dans « Objet perdu : Frantz Fanon (suite)

Frantz Fanon, fils spirituel d’Aimé Césaire mais aussi de Suzanne Césaire et de sa revue « Tropiques », à Paris, Fanon ayant peut-être lu, en 1942, son article intitulé « Malaise d’une civilisation », où elle analyse les « forces secrètes de l’inconscient » à l’œuvre dans le désir d’assimilation de l’homme de couleur.

Dans « Objet perdu », Simonne Henry Valmore suggère que Frantz Fanon aurait manqué son rendez-vous avec cette question (penser les difficultés de la psyché antillaise, quitte à la repenser, voire à lui donner un autre nom, en tenant compte du contexte historique, spécifique), je suggère moi-même que Fanon, cet homme admirable, ait dû passer par la question algérienne pour résoudre sa propre « décolonisation ».

N’est-il pas plus facile de défendre autrui que soi-même, inconscient oblige, et peut-être aussi fallait-il au « fils » Fanon se dégager du « père » Césaire, et aller combattre « ailleurs ». Le graphe du désir (c’est de la psychanalyse lacanienne) parle de « détour », et ce détour (et le Manque qui va avec) pourrait bien avoir désigné à Simonne la voie de ses propres détours, mais plus loin sur la route comme il se doit, pour ne pas dire les sentiers de la gloire puisque cela reste un combat. Hypothèse.
Car le combat « psychiatrique » de Fanon ne me semble pas si étranger à celui de Simonne, voir plus loin…Et à la fin d’Objet perdu, Aimé Césaire entre au Panthéon par les soins du « Ministre de l’Intérieur » devenu président de la République, celui-là même qui n’a pas été reçu au « bureau de pensée » en 2005 car un article de loi avait prononcé les termes de « colonisation positive », à enseigner dans les écoles. L’article sera donc supprimé, et le 11 mars de l’année suivante, le ministre-de-l’intérieur sera reçu par le ministre-de-la-plume. La conversation entre eux imaginée par Simonne est inoubliable.

« Les damnés de la terre » de Frantz Fanon (La Découverte, portrait de Fanon par Mustapha Boutadjine)

Mais elle écrit aussi que si la cérémonie d’avril 2011 fut grandiose, il y manqua quelque chose d’essentiel. Que je ne dirai pas ici, pour ne pas déflorer, mais, j’avoue, j’ai pleuré. Et à chaque fois que j’y pense, vient l’émotion… Car c’est à chaque fois l’inaliénable de la beauté qui a manqué, au Panthéon, en France, sous la forme de certains objets emblématiques… à découvrir en toute fin de ce livre admirable…
Et chaque fois me revient le Cahier d’un retour au pays natal, et, par exemple :

« Et nous sommes debout, maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent, ma main petite maintenant dans son poing énorme et la force n’est pas en nous, mais au-dessus de nous, dans une voix qui vrille la nuit et l’audience comme la pénétrance d’une guêpe apocalyptique. Et la voix prononce que l’Europe nous a pendant des siècles gavés de mensonges et gonflés de pestilences,
car il n’est point vrai que l’œuvre de l’homme est finie
que nous n’avons rien à faire au monde
qu’il suffit que nous nous mettions au pas du monde
mais l’œuvre de l’homme vient seulement de commencer…

(Aimé césaire, extrait de Cahier d’un retour au pays natal)

C’est cela que nous rappelle Simonne, encore et encore, et c’est ainsi qu’il faut écrire l’histoire, la Grande Histoire : à travers le sourire subtil, et les larmes, et la tendresse, d’un être humain qui dit « Je ».

Suzanne Césaire, 1939

Simonne trouvera sans doute exorbitant…

Simonne trouvera sans doute exorbitant que je dise qu’elle a poursuivi ce que Frantz Fanon a engagé lorsqu’elle a écrit son livre incontournable « Dieux en exil, Voyage dans la magie antillaise » (Gallimard, 1988), pour lequel elle a justement reçu le Prix Frantz Fanon ! Mais j’ose le penser. Né en 1925 à Fort-de-France dans une famille de la petite bourgeoisie aisée, écrit Sartre dans sa préface (1961) aux « Damnés de la terre », et enfant d’une fratrie très nombreuse, « il évolue dans un monde de vieille colonie où il n’est pas encore d’usage de s’interroger sur l’esclavage. Pourtant, très jeune, Fanon s’engage dans les forces gaullistes, le bataillon V, regroupant les volontaires des Caraïbes. C’est au cours de cet engagement qu’il acquiert sa culture de résistance, mais il y fait également l’expérience du racisme banal, quotidien. Démobilisé, avec la croix de guerre (qui lui avait été décernée par le futur général Salan, dont il avait coutume de dire que c’était la seule chose qu’il avait en commun avec lui), il revient en Martinique en 1945, passe son bac et fréquente Aimé Césaire (pour lequel il a une grande admiration mais dont il ne partage déjà pas les options politiques). Césaire, à l’époque, choisit de considérer la Martinique comme un département français.

Fanon se retrouve très rapidement en France pour poursuivre ses études de médecine, à Lyon. Parallèlement à ces études, il se passionne pour la philosophie, l’anthropologie, le théâtre, et s’engage tôt dans la spécialisation en psychiatrie. Dans le même temps, il n’adhère à aucun parti politique mais participe à toute la mouvance anticolonialiste et contribue à la rédaction d’un petit périodique, Tam Tam, destiné aux étudiants originaires des colonies. Et, surtout il écrit un premier article dans la revue Esprit en 1952, « Le syndrome nordafricain », dans lequel il s’interroge sur l’ouvrier nordafricain, exilé, souffrant d’être un « homme mort quotidiennement » qui, coupé de ses origines et coupé de ses fins, devient un objet, une chose jetée dans le grand fracas.

Simonne Henry Valmore

À l’hôpital psychiatrique de SaintAlban, où il restera quinze mois, Fanon fait une rencontre essentielle, celle de François Tosquelles, psychiatre d’origine espagnole et militant antifranquiste. Ce fut pour lui une formation déterminante, et sur le plan de la psychiatrie et sur celui de ses futurs engagements. Il y trouve le point de rencontre où l’aliénation est interrogée dans tous ses registres, au lieu de jonction du somatique et du psychique, de la structure et de l’histoire. En 1953, il passe le médicat des hôpitaux psychiatriques et est alors nommé à l’hôpital psychiatrique de Blida, en Algérie. Son premier livre, Peau noire, masques blancs, était déjà paru aux Éditions du Seuil, grâce à Francis Jeanson, en 1952.

En Algérie, il se trouve confronté non seulement à la psychiatrie classique des asiles, mais également à la théorie des psychiatres de l’école d’Alger sur le primitivisme des indigènes. Il découvre, de proche en proche, la réalité coloniale de l’Algérie de l’époque.

Il mettra dans un premier temps toute son énergie à transformer les services dont il a la responsabilité en y introduisant la « socialthérapie » pratiquée avec Tosquelles. Il n’aura de cesse de transformer ainsi le rapport des soignants aux aliénés, avec les Européens mais également avec les « indigènes » musulmans, cherchant à restaurer leurs référents culturels, leur langue, l’organisation de leur vie sociale, tout ce qui pouvait faire sens. Cette petite révolution psychiatrique est reconnue aussi bien par le personnel soignant pour la plupart engagé politiquement que par des militants de la région. La réputation de Fanon s’étend. Nous sommes déjà en 1955 et la guerre d’Algérie a commencé.

Fanon ne comprend pas l’aveuglement du gouvernement socialiste français devant le désir d’indépendance des Algériens et ses positions anticolonialistes sont de plus en plus connues. Il sera contacté par le mouvement « Amitiés algériennes », association humanitaire destinée à apporter un soutien matériel aux familles des détenus politiques, dirigée en fait par des militants nationalistes en liaison avec les combattants ayant pris le maquis près de Blida. La première demande qui lui est faite est celle de prendre en charge des maquisards souffrant de troubles psychiques.
C’est ainsi, par capillarité entre psychiatrie et engagement politique, que Fanon s’engage dans la lutte des Algériens pour leur indépendance.

Fin 1956, il démissionne de son poste de médecin psychiatre, dans une lettre ouverte au résident général Robert Lacoste où il écrit qu’il lui est impossible de vouloir coûte que coûte désaliéner des individus, les « remettre à leur place dans un pays où le nondroit, l’inégalité et le meurtre sont érigés en principes législatifs, où l’autochtone, aliéné permanent dans son propre pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolu ». Fanon est expulsé d’Algérie.

Il passe ensuite trois mois en France, au premier trimestre 1957, séjour au cours duquel il ne trouve pas d’écho à sa conviction que l’indépendance de l’Algérie est inéluctable. Aidé par la fédération de France du FLN, il rejoint Tunis où se met en place l’organisation extérieure du mouvement de libération nationale. La rupture est consommée » (Jean-Paul Sartre).

Capture d’image d’une émission d’Antilles TV 2004

Passage de témoin ?

Qu’un jury ait relié Frantz Fanon au livre de Simonne Henry Valmore « Dieux en exil, Voyage dans la magie antillaise » me semble très pertinent, comme s’il s’agissait d’un passage de témoin, d’un temps à un autre, d’une époque à une autre surtout - les outils ne sont plus les mêmes - et le mode de combat d’Aimé Césaire ne fut-il pas déjà « post-guerre d’Algérie », un combat nouveau où les armes seraient peut-être moins meurtrières, il les a appelées « armes miraculeuses », il s’agit, bien sûr, de la parole, de la poésie. De l’écoute du discours de l’autre. Même si cela paraît utopique, nous sommes politiquement dans cet esprit-là, pour le meilleur et pour le pire. Et d’ailleurs la question de Simonne avec ses « dieux en exil » est une bien une question de contexte : « S’ils n’avaient pas été noirs et pauvres, ne seraient-ils pas devenus psychanalystes ? »

S’ils n’avaient pas été noirs et pauvres, ne seraientils pas devenus psychanalystes ? »

« Nous autres, Antillais, dit la quatrième de couverture, peuple émigré en passe de devenir diaspora, qu’avonsnous fait de nos dieux ? Ces dieux déportés du Nouveau Monde, petits dieux cachés au fond des vaisseaux négriers, dieux polygames, prêts à toutes les métamorphoses pour échapper à l’oubli, dieux intrépides, errants, qui n’ont pas hésité à prendre la mer, auraientils eu peur du Boeing 747 ? Ou bien sontils là, rescapés du voyage, dissimulés dans le béton des H.L.M. ? »

Simonne Henry Valmore (Capture d’image d’une émission d’Antilles TV 2004)

Partie à la recherche de ces Dieux en exil, Simonne Henry Valmore a entrepris un long périple dans la magie antillaise à Paris, en Martinique et en Guadeloupe, en passant par Haïti et jusqu’à Dakar. Entre dorliss et zombis, dormeuses et quimboiseurs, rituels et ordonnances, plantes et parfums, elle a rencontré ces consciencieux sorciers que sont Elima la femme aux sept dons, Léopold le Grand Maître, Marie la Vierge noire et tant d’autres. Un voyage qui est aussi intérieur, réflexion sur l’émigration et quête d’identité auprès de déchiffreurs de rêves… Car s’ils n’avaient pas été noirs et pauvres, ne seraient-ils pas devenus psychanalystes ? »

(A suivre)

Photo de Une : Couverture du livre « Dieux en exil » de Simonne Henry Valmore (Gallimard, 1988)

Retrouvez toutes les parties :
Chapitre 71 : Simonne Henry Valmore (Part I)
Chapitre 71 : Simonne Henry Valmore (Part II)
Chapitre 71 : Simonne Henry Valmore (Part IV)
Chapitre 71 : Simonne Henry Valmore (Part V)

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