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Chronique littéraire : C’est l’Amérique !

James Ellroy est connu comme un auteur de poids. Des romans comme des pavés, version pesant sur l’estomac, mais de ces pierres dont on construit aussi l’histoire d’une nation. « Underworld USA » est le troisième volet du tryptique entamé avec « American tabloid » et « American Death trip » et, sans doute, le plus noir….

Quarante années d’histoire américaine, et tout est ici raconté du point de vue de l’ombre. Le livre commence comme un poing dans la figure avec une attaque violente et meurtrière d’un convoi de la Wells Fargo en 1964. Suivent pêle-mêle les grands assassinats, Martin Luther King et J. F. Kennedy, le Watergate, les démêlées de Howard Hughes avec la mafia : un catalogue de violence et de coups fourrés ! Politiques, services secrets, brigands des temps modernes, flics, putes, tout ce qui fait le roman noir y passe. 131 chapitres, denses, d’une écriture serrée qui ne se perd pas en formules, sèche et drue comme des rafales de mitraillettes.

Écriture singulière que celle de Ellroy, difficilement traduisible tant il joue, en anglais, sur les doubles sens, sur la mélodie et le rythme des mots. Jean Paul Gratias a fait travail d’orfèvre dans la traduction, qui « pèse » pourtant un bon tiers de plus que le texte original !

Ce livre est on ne peut plus romanesque et en même temps il véhicule un tel sens de l’histoire que l’on a du mal à le ranger dans le rayon des polars. C’est, assurément, bien plus qu’une série noire, malgré la collection (Rivages/Thriller) dans laquelle il paraît en France.

Il y a là un souffle, une énergie concentrée et débordante et une noirceur désillusionnée qui tranchent entièrement avec le monde édulcoré de la télévision et du show-business américain. C’est donc aussi une somme de contre-histoire, un palliatif à une propagande de la douceur de vivre, un rappel salutaire aux réalités dures et viriles de la société américaine.

L’époque est sans doute à cela. Naguère, Brautigam reflétait le rêve américain inavoué et flou : poésie de la consommation, paradis artificiels et engagements pour un monde meilleur. Le monde n’est pas devenu meilleur, et Ellroy remet les pendules à l’heure.

Voici donc sous des airs de roman noir, un témoignage durable venant d’un des plus grands écrivains américains de notre temps. Ce n’est pas toujours digeste, c’est parfois passablement fatigant, mais on en redemande, sans plaisir, tant la faim y est. C’est un drôle de sentiment, que de vouloir en reprendre alors que la satiété s’affirme. Comme si rien ne pouvait nous faire échapper à l’inexorable marche tourmentée du monde. Cette force qui nous pousse à lire au-delà du supportable, c’est un peu cette fatalité de la société humaine confrontée à ce qu’elle engendre de pire. Tout en surmontant on ne sait comment les horreurs, comme les détectives paumés enjambent les cadavres…

Underworld USA, James Ellroy, traduit par Jean paul Gratias, Payot rivages, 841 p, 24,50 €

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