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CHRONIQUE LITTERAIRE : Precht : voyage en philosophie

Un auteur a défrayé la chronique pendant la plus grande partie de l’année en Allemagne et ce n’est ni un romancier à l’eau de rose (encore que…) ni un polémiste. Plus d’un million d’exemplaires vendus et des dizaines de semaines en tête des ventes : Richard David Precht tient à la fois de Richard Werber par son sens de la vulgarisation et de Jostin Gaarder (« Le monde de Sophie ») pour le projet (et le succès) éditorial.

Le livre qui l’a ainsi propulsé au firmament est désormais traduit en Français sous le titre approximatif de « Qui suis-je et si je suis combien ? Voyage en philosophie », titre qui ne rend pas bien l’humour absurde contenu dans le titre original « Wer bin ich, und wenn ja, wie viele ? », produit d’une nuit de beuverie luxembourgeoise, car l’énergumène est marié à la présentatrice du journal télévisé luxembourgeois tout en vivant à Cologne.

Il en fallait sans doute au moins autant dans l’esprit d’ouverture pour traiter ainsi, brillamment, les philosophes de tous les temps sur un pied d’égalité. Si « Le monde de Sophie » était une initiation, sommes toutes fort banale à la vie et à quelques saillances des philosophes très connus, le livre de Precht emprunte une autre voie : celle de l’actualisation, parfois déconcertante, de la pensée philosophique dans des questions qui mettent l’homme d’aujourd’hui au centre de la pensée du passé. Les chapitres sont courts et percutants et se lisent quasiment comme une collection d’aphorismes, tellement ils laissent la place à une vision personnelle qui n’est jamais imposée et qui ouvre de grands blancs dans lesquels le lecteur insère volontiers sa valorisation personnelle du sujet. Du fonctionnement de l’entendement et du cerveau à la bioéthique, tous les thèmes sont traités à la fois avec une belle hauteur de vue et un sens du pratique qui sort le livre de la littérature philosophique pour le placer d’emblée dans le domaine de l’accomplissement personnel.

Grande modernité donc, dans un sujet faisant la part entre enquête journalistique et vulgarisation historique. L’ouvrage suit astucieusement le fil des trois questions de Kant : « Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que suis-je en droit d’espérer ? » Precht est d’ailleurs très kantien dans ses approches, cela peut plaire ou déplaire. En tout cas il réussit une rare synthèse entre vulgarisation de la pensée des autres et incitation à la pensée personnelle. Le livre ne se pose pas aisément, ou alors c’est pour prendre le temps d’une réflexion personnelle. Et on se prend plus d’une fois à retourner en arrière pour découvrir une autre piste, ou tout simplement reprendre un raisonnement abandonné trop vite. Ce livre est un stimulant extraordinaire pour le commun des mortels que nous sommes. Des esprits chagrins et germanopratins vont nous expliquer très savamment combien cette approche journalistique de la chose philosophique est superficielle et insuffisante. Pour ma part j’ai beaucoup de gratitude pour un auteur qui m’ouvre, en un seul livre, et avec tant d’effacement personnel, la porte du monde si subtil de la pensée. C’est un volume qui reste dans la bibliothèque personnelle et qui donnera, j’en suis sûr, de nombreux points de départs à des lectures nouvelles de textes anciens.

Informations pratiques :

« Qui suis-je et je suis combien ? Voyage en philosophie » - par Richard David Precht, traduit de l’allemand par Pierre Deshusses, Belfond, 384p, 21.50€.

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