| Retour

Carrière et Eco : de la plume au doigt…

N’espérer pas.....

Deux vedettes de librairie pour un volume d’entretiens au titre racoleur et provocatuer :
« N’espérez pas vous débarrasser des livres » - en voilà trop !
Oui, contrairement à ce qu’on imagine de la part du librairie, j’ai longuement hésité avant de prendre en main cet opus. Déjà la forme : livre d’entretien, en général cela recouvre un truc mal torché, vite fait, sur un sujet d’actualité, bref un genre d’article du Nouvel Obs étiré pour en faire un objet de librairie – généralement vite oublié.

Que nenni cette fois ! Jean Philippe de Tonnac, qui a coordonné et mis en forme ce foisonnement de pensée et d’anecdotes n’en est pas à son coup d’essai : il avait déjà réuni nos protagonistes (avec d’autres) dans « Entretiens sur la fin des temps » (Pocket, 1999). Et il faut dire que ce qui aurait pu former une matière assez ardue et pour tout dire peu engageante trouve ici une forme tout-à fait adaptée. Avouons-le, il faut une dose d’abnégation pour se lancer dans certains traités d’Eco, qui comme Bourdieu et d’autres grosses têtes ne se donnent pas toujours la peine d’inviter intellectuellement le lecteur ordinaire à leur table.

De quoi nous parlent-ils ici ? La thématique de départ semble assez clairement ressortir du titre : l’ère informatique, internet, le livre électronique, vont-ils effacer le livre sous la forme que nous connaissons ? La thématique n’est pas si nouvelle : dans « Fahrenheit 451 », plus connu par le film que par le livre, Bradbury déjà nous contait cette horrible perspective ou une poignée d’irréductibles apprennent les livres par cœur pour les sauver de l’autodafé d’une sombre dictature. Depuis, la guerre froide n’est plus et la dictature qui nous guette serait plutôt celle de la marche cancéreuse du progrès technique : fascinante, incontrôlée, inattendue et impalpable.

Il y a donc quelques chapitres autour de ce thème, qui concluent, à notre soulagement, mais sans grande certitude futurologique, que cette chose horrifiante n’arrivera pas. Pour celui qui a déjà cherché une librairie dans Los Angeles cette conclusion revient plus à une conjuration qu’à une analyse du réel, mais peu importe : la manière dont l’humanité a appris a écrire, est passé des « volumina » ( écriture en rouleaux) à la forme devenue pérenne du codex (le livre) valait bien la peine qu’on s’y penche.

Le livre est comme la roue ou la petite cuiller, nous dit Eco : une invention parfaite, qui ne peut s’améliorer. Ce en quoi tous les lecteurs applaudiront, qui ont essayé sans conviction de mettre un écran à la place des pages qu’on tourne : l’oublier à la plage, l’emporter dans son bain, corner et annoter des pages, le passer à un ami – ah toutes ces choses que l’électronique nous propose de faire métaphoriquement montrent donc bien que nous avons besoin d’elles réellement.

Mais cette actualité n’est ici qu’une mise en bouche pour des échanges revigorant et jubilatoire sur l’amour des livres de nos deux géants. Tous deux sont des collectionneurs et rats de bibliothèque. Et ici encore, on ne s’arrête pas sur le plaisir des vieilles pages, l’odeur du papier ou la texture du cuir ancien. Non, nous avons droit, sous couvert de conversation de passionnés, à toute une analyse sur la mémoire, la permanence de la pensée, sa matérialisation dans l’écrit, et aussi sur l’art et l’intérêt du faux et de l’erreur, de la bêtise même. L’inconsistance que représente l’accumulation de niaiserie et d’erreur dans ce qu’on appelle « blogosphère » est-elle comparable à la crasse erreur qui entache l’œuvre d’un Athanasius Kircher ( que vous ne pouvez plus ignorer depuis que le presque-Goncourt et vrai Médicis Blas de Robles en a fait le héros indirect de son « Là ou les Tigres sont chez eux »).

Il est donc permis de penser que l’obscurantisme n’est pas forcément dans la vénération des formes du passé mais peut très bien se retrouver dans l’adhésion irrémédiable aux engins induits de la modernité. Mais rien n’est sûr, l’histoire a de ces rebonds…

Eco et Carrière sont assurément des gens qu’on aimerait « avoir à dîner ». Et ce petit livre nous fait participer autant que faire se peut à leur banquet.

Jean Claude Carrière, Umberto Eco : N’espérez pas vous débarrasser des livres. Grasset, 18,40 €

Artiste(s)