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CHAPITRE 42 ( part IV ) : La citadelle intérieure

Quatrième partie de la chronique consacrée à Aurélie Nemours par France Delville...

L’œuvre d’Aurélie Nemours a déclenché un travail d’exégèse très pointu de la part des critiques, écrivains, conservateurs de musées, où le rapport au vide leur inspire une réflexion – presque au sens du yoga - une méditation. A commencer par Michel Seuphor dans sa préface pour l’exposition chez Colette Allendy en 1953 : « ... Tu feras œuvre abstraite comme un exercice spirituel. Quel que soit le prétexte ou l’intention, le choix des couleurs, l’assemblage des formes te montrent sous un jour qui éclaire ta citadelle intérieure et te voilà livré aux regards, sincère, découvert. Tu as mis le doigt dans l’engrenage fatal et te voilà broyé par ta propre machine, broyé pour devenir, plus tard, du pain comestible. Tu es entré dans la lice, fasciné par le jeu, appâté par la chandelle peut être, et te voilà subitement en pleine bataille, faisant l’apprentissage d’un autre monde dont tu ne sortiras plus, profondément mordu, blessé jusqu’au centre, écorché vif. La chandelle, qui paraissait de loin une fleur que l’on cueille, était une éruption volcanique, le jeu était un tremblement de terre... », ou bien dans celle pour l’exposition de la Galerie Mesure, Paris, 1962 : « Le cirque atroce de la peinture actuelle hurle devant vos lignes droites et vos plages nettes, Nemours, et votre réponse est cette noblesse. Cette mesure insolite, presque démesurée. Cette pureté presque cruelle. Un coup de gong puissant parmi les bruits discordants de la rue, Un instant toute cette agitation se fige. Les regards s’interrogent, tentent de s’orienter. Un instant. Puis tout rentre dans le désordre » (Michel Seuphor).

Ce qui vient de la pensée et fait signe (Anne Tronche)

Chez Denise René, c’est Anne Tronche qui intervient, comme par ce texte extrait de la revue « Cimaise » n°221, intitulé « Ce qui vient de la pensée et fait signe », et dont voici quelques phrases : « S’il fallait préciser pour quelles raisons l’œuvre d’Aurélie Nemours a atteint au cours des années la haute tenue morale qui la caractérise, peut-être faudrait-il évoquer sa façon particulière d’accueillir le vide. Non pas comme un élément neutre mais comme une énergie où faire voyager les énergies de la ligne et du nombre. Il suffit à l’artiste d’un peu de pigment pour nous convaincre que l’idée de la matière se distingue fort peu de celle de l’énergie : tout s’y approfondit en agitations, en échanges et en rayonnements.
En 1977 elle concentra 729 signes, noirs et minuscules, sur une surface blanche mesurant soixante centimètres de côté. A l’époque, le noir et le blanc étaient déjà au centre de sa réflexion et, de leurs combinaisons, elle sut ouvrir des espaces irrévocables, rompus aux équilibres les plus fins. Explorant la problématique de l’angle droit, le noir et le blanc s’employaient à prouver qu’aux limites de ce qui est perceptible, il n’y a pas le chaos mais des espacements innombrables. Il faudrait dire de cette peinture qu’elle ne cherche pas à dominer mais à créer les conditions d’une perception élargie. C’est pourquoi Gottfried Honegger a pu écrire au sujet de l’artiste que son manifeste est le tableau (dans Aurélie Nemours, monographie réalisée par Serge Lemoine, textes de Gabriele Kübler et Gottfried Honegger, Woser Verlag, Zurich). Tant il est vrai qu’en épurant son programme Aurélie Nemours le fait en fonction d’un mode d’être incorruptible à partir duquel il apparaît que toute décision est conséquence. « A un certain moment, le gris m’a permis de ne plus penser la couleur en termes de conflits, d’oppositions, mais en ceux de tension et d’accord ».

1992, N+H, Huile/toile, plaquette Anne Tronche/Galerie Denise René
DR

De cette constatation vont naître des tableaux bien évidemment gris, mais aussi jaune, rouge ou bleu. Des tableaux, comme l’écrivit François Julien « incroyablement vibrants parce qu’en équilibre sur le spectre ». (Catalogue de l’exposition Nemours, Galerie Denis René, Paris, 1988). Au lieu de choisir une situation neutre de la couleur, Aurélie Nemours va donner à la monochromie des surfaces le statut d’une trichromie de la profondeur. De sorte que chaque couleur, par les alliances qu’elle réalise, est une zone de réceptivité donnant corps au souvenir du spectre ». (Anne Tronche)

Bienvenue à Aurélie Nemours (Juan Manuel Bonet)

Le texte de Juan Manuel Bonet intitulé « Bienvenue à Aurélie Nemours » dans le catalogue de l’exposition de juin 1996 à la Galeria Charpa de Valencia (Espagne) est aussi très évocateur :
« Charpa, galeriste qui a la vertu de toujours affronter de nouveaux défis, propose maintenant au public valencien la première exposition individuelle dans notre pays, qui célèbre Aurélie Nemours, peintre née à Paris en 1910, peu connue ici bien qu’elle occupe une place indiscutable dans l’histoire de l’art moderne et jouit déjà de nombreux collectionneurs et admirateurs en France et en Europe.
Aurélie Nemours tarde longtemps à concrétiser sa vocation. Après avoir étudié l’Archéologie à L’Ecole du Louvre entre 1937 et 1940, elle se familiarise avec le graphisme contemporain grâce à Paul Colin, un des grands dessinateurs et scénographes d’entre-deux-guerres. Puis vint entre 1941 et 1944 l’apprentissage de la peinture dans L’Académie régentée par le post cubiste André Lhote, dont le Traité du Paysage l’avait frappée, et, finalement entre 1948 et 1950 elle passe par l’atelier de Fernand Léger, un créateur beaucoup plus important que les deux précédents qui rentre de son exil New Yorkais, et avec qui on vivait à fond la peinture, et qui l’orienta vers les arêtes nettes, les formes exactes, et une géométrie jamais énoncée en termes dogmatiques.
En 1949, après quelques années durant lesquelles on put voir ses œuvres dans des expositions plus traditionnelles, Aurélie Nemours participe pour la première fois au Salon des Réalités Nouvelles, principale plateforme parisienne de tendances rationalistes, fondé en 1946 avec l’intention de recueillir l’héritage d’Abstraction Création. Quatre ans plus tard avait lieu, dans la Galerie Colette Allendy de Paris, sa première exposition individuelle, avec un catalogue dont la préface fut écrite par Michel Seuphor, qui allait tant l’aider durant cette période, et qui quelques années plus tard, allait qualifier de cisterciens quelques uns de ses tableaux appartenant à cette période.(…) Après avoir eu recours aux diagonales, losanges, cercles, lignes courbes, dans lesquels on perçoit la proximité d’Auguste Herbin et autres géométriques français, Aurélie Nemours se concentra sur les formes orthogonales annoncées par la toile Les trois personnages (1952) qui appartient au Museum Würth Kunzelsau.

Les Demeures

« Demeure » (1954), Pastel/papier, catalogue Centre Pompidou
DR

D’une importance extraordinaire en ce sens, comme point de départ, comme base de ce qui viendra après, me paraît le cycle dépouillé de pastels de grand format titré Les demeures (1953 1959), dans lequel, d’une certaine manière, elle revisite créativement Mondrian qu’elle va découvrir à cette époque grâce à Seuphor. Durant cette période, qualifiée par son auteur d’alphabet plastique de l’univers, le carré, la croix, les angles droits, se déploient en ordre, avec un rythme qui n’exclut jamais – c’est plutôt le contraire - ni le hasard, ni la liberté. Très significatif dans ce sens : l’usage du blanc du papier ou de la toile, d’un fond sur lequel les signes semblent souvent se déplacer vers les extrémités, le haut ou les côtés ; on retrouvera cela plus tard dans la série Nombre et hasard (1990 1992).

« Nombre et hasard 921 » (1991), Huile/toile, catalogue Centre Pompidou
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Des Demeures provient le rythme ascendant de Vertical ou Monarque, tous les deux datés de 1959 ; de là aussi, la majestuosité de Pierre au rouge (1960), la série Ondulatoire (1966) et les Grilles de la même année ; dans la première toile de cette série, avec une extrême délicatesse, un fond gris accueille une série de rectangles bleus, noirs, violets et roses.

« Monarque » (1959) Huile/toile, catalogue Centre Pompidou
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Parmi les meilleurs exemples de l’art d’Aurélie Nemours, la toile Océan 1 (1965), occupe une place spéciale, un carré bleu s’y découpe légèrement déplacé vers le bas sur un rectangle rouge vertical ».(Juan Manuel Bonet)

« Océan » (1965) Huile/toile, catalogue Centre Pompidou
DR

Fin de la quatrième section

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