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Notre Avignon 2021 !

Alain Amiel critique d’art a parcouru les planches du Festival d’Avignon pour Art Côte d’Azur. Il partage avec vous sa sélection de coups de coeur parmi les spectacles proposés

La Cerisaie

d’Anton Tchekov
Palais des Papes
Mise en scène Tiago Rodrigues
Avec Isabelle Huppert, Isabel Abreu, Tom Adjibi, Nadim Ahmed, Suzanne Aubert, Marcel Bozonnet, Océane Cairaty, Alex Descas, Adama Diop, David Geselson, Grégoire Monsaingeon, Alison Valence et Manuela Azevedo, Hélder Gonçalves (musiciens)

Ce qui frappe en rentrant dans cet espace somptueux qu’est la cour du Palais des Papes, c’est la scène couverte de sièges.

La Cerisaie © AA

Très grande, sans aucun décor à part les belles arches médiévales. Des chaises simples sur plusieurs rangées et tournées vers nous. Déjà, la distinction spectacle-spectateurs est rompue, abolie. Les acteurs vont-ils s’asseoir en face de nous et nous regarder ? Bizarre ! il y a bien une cinquantaine de chaises… seront-ils si nombreux ? Un homme habillé d’un costume couleur rouille se promène entre les chaises, puis s’assoit devant nous. La cour se remplit vite, on entend le brouhaha habituel du public qui s’installe. Les gens ne semblent pas s’étonner de ce qu’il y a sur scène. Puis tout le monde attend la mythique Isabelle Huppert. Ce spectacle a été pensé pour elle. C’est précisé dans l’interview du réalisateur Tiago Rodrigues (qui succédera à Oliver Py l’année prochaine). Il est attendu pour cette reprise de la dernière pièce de Tchekov (souvent venu à Nice - on a une rue à son nom, quartier des Musiciens). Tiago Rodrigues dit qu’il a voulu travailler avec Isabelle et qu’ensemble, ils ont choisi La Cerisaie, cette pièce crépusculaire qui résonne bien avec la fin d’un monde.
Isabelle n’avait jamais joué Tchekov, pourtant un grand classique, aussi ils ont œuvré sur le fond et la forme.

Le fond
 : un grand domaine familial aristocrate avec un très belle cerisaie doit être vendu pour cause de dettes. La famille, sa fille surtout, fait revenir Lioubov-Huppert de Paris où elle vivait, mais il n’y a pas de solution. La cerisaie doit être coupée pour y construire des datchas à la place. Lioubov qui se remémore la vie d’avant, vit une descente aux enfers. Elle est incapable de s’adapter à cette nouvelle modernité qui ne respecte rien, pas même les belles choses comme cette cerisaie, une des plus belles et plus grandes de Russie. Elle s’en tire avec beaucoup de dérision et organise une grande fête pour sa famille et ses proches avant de retourner à Paris, le domaine ayant été finalement vendu.

La forme : toutes les chaises qui étaient sur la scène vont être déplacées par les différents acteurs tout au long du spectacle. Rangées, accumulées en pyramide, puis redéployées, elles finiront bien rangées sur le côté gauche. Sur trois rails traversant la largeur de la scène, se promènent des petites plateformes chargées de lustres. Sur le rail central, un petit orchestre plutôt rock avec chanteuse animera la fête. Une mise en scène originale très réussie avec la volonté de supprimer le quatrième mur, celui avec le public puisqu’à différents moments, les acteurs s’adressent directement à nous.
Tchékov a connu dans son enfance la vente forcée d’un domaine familial et cette pièce, sa dernière, écrite en 1904 évoque la fin d’une époque et ses inquiétudes extrêmes sur l’avenir.

Le soir où j’ai vu la pièce, il y avait beaucoup de vent et Isabelle Huppert, toute fine et frêle, habillée de vêtements larges très colorés (jaune et vert criards) qui flottaient, faisait penser à un ludion désarticulé par moments. Même si le vent emportait parfois ses mots, elle traversait la scène, prenant tour à tour les personnages dans ses bras avec toujours sa présence remarquable, légère et profonde.

L’Utopie des arbres

Écriture, musique et jeu : Alexis Louis-Lucas
Mise en scène : Pierre Yanelli

L’Utopie des arbres © AA

La petite scène de l’Entrepot est couverte de sciure étalée en vrac. Un balai est posé contre un mur. Arrive un homme en tee-shirt blanc et salopette à la couleur indéfinissable. Plutôt un homme-enfant qui déclare son amour du bois dans toutes ses formes.

Le bois, c’est l’arbre, une présence tutélaire, nourricière, sage et bienveillante, mais il évoque aussi « l’arbre à lapins » où étaient pendus les lapins pour être déshabillés de leur peau, et son escalade du « sapin-du-fond-du-jardin » (pour faire une photo d’en haut) qui lui a laissé le souvenir cuisant d’une expédition dont il n’est pas fier.
Tout en égrenant ses histoires de bois, il balaie la sciure en dessinant des formes : des chemins, des carrés prisons, des courbes et pour finir un soleil éblouissant. Des personnages apparaissent : les grincheux de son enfance : menuisiers, ébénistes qu’il a côtoyés
Son récit ponctué de traits d’humour et de métaphores graphiques tracées dans la sciure est émouvant, parlant d’un temps passé d’amoureux du bois venu des arbres dont ils connaissaient la sagesse et la bienveillance.
Clown triste et gai, le personnage à la salopette nous touche par sa grâce campagnarde et sa poésie douce issue d’autres temps révolus.

Sherlock Holmes et le mystère de la vallée de Boscombe

D’après Conan Doyle, au Théâtre Notre Dame
Mise en scène : Christophe Delort.
Avec Christophe Delort, Karim Wallet, Letti Laubies.

Il fallait oser pénètrer dans l’univers de Conan Doyle pour le chambouler avec autant d’humour. Les trois acteurs (excellents) qui interprètent neuf personnages nous embarquent dans une sombre histoire de meurtre (tirée d’un des livres de l’auteur) en nous prenant à témoin et en comptant sur nous pour les aider à résoudre l’énigme qui consiste à découvrir l’assassin. On ne suit pas tout - c’est fait pour - d’autant, bien sûr, que le meurtrier ne sera dévoilé et n’apparaîtra qu’à la toute fin.
C’est franchement hilarant et on passe un bon moment.

Sherlock Holmes et le mystère de la vallée de Boscombe, affiche DR

Le Cabaret des absents

De François Cervantes
Au 11, Bd Raspail, Avignon
Texte et mise en scène François Cervantes
Avec Théo Chédeville, Louise Chevillotte, Emmanuel Dariès, Catherine Germain, Sipan Mouradian, Sélim Zahrani

Une centaine de récits qui s’entremêlent, s’entrechoquent, avec un fil rouge, celui d’une jolie histoire : celle d’un théâtre voué à la destruction, mais sauvé par un riche américain dont les parents, des juifs russes fuyant les pogroms de l’Est sur un bateau pourri ont dû faire escale (pour réparation) à Marseille.
Se promenant sur le port un jour de pluie, ils ont trouvé refuge dans un théâtre où ils ont été invités à rentrer et à voir le spectacle (La Dame aux Camélias). De retour dans leur chambre, ils ont fait l’amour et conçu ce soir-là ce garçon devenu un homme riche.
Ce milliardaire, patron d’une compagnie pétrolière propose au maire de racheter ce théâtre à condition qu’il reste ouvert à tout le monde et qu’on puisse y venir sans savoir ce qui se joue.
Cela s’est passé réellement, le Théâtre, c’est celui du Gymnase et le Maire à qui la proposition a été faite : Gaston Deferre.
Les histoires que racontent les six acteurs n’ont pas de début, ni de fin, juste des bouts de vie rattachés les uns aux autres, un genre de cabaret où les absents peuvent venir dire pourquoi ils sont absents et les présents évoquer un moment de leur existence.
Cette mosaïque de moments banaux, humoristiques, émouvants ou émerveillants est entrecoupée de vrais numéros de cabaret ou de cirque.
Les acteurs, cette fois déguisés, expriment à l’extrême toute la puissance et la richesse de leur jeu : impressionnants numéros de chant glamour d’une actrice immense (une robe longue couvrant des échasses), d’un travesti chantant la chanson d’Aznavour « Un homme-oh comme ils disent »), d’un d’un homme à plume dansant, d’un nain entouré d’oiseaux, etc.
Des moments de charme, de rire ou d’émerveillement naissent dans ce cabaret-métaphore des grandes villes où s’inventent de nouvelles passions, de nouvelles formes.

Le Cabaret des absents © F. Cervantes

Le Bonheur des uns

de Come de Bellescize
Théâtre des Béliers
Mise en scène : Côme de Bellescize
Avec  : David Houri, Eléonore Joncquez, Vincent Joncquez, Coralie Russier

Deux couples : un se posant des questions sur le bonheur : peut-on dire que nous sommes heureux même si nous avons un métier et un avenir assuré, l’autre, ne doutant pas : le bonheur est en nous, il suffit de le laisser s’exprimer et de mettre le malheur à la porte…
Bien sûr, ce n’est pas si simple et les premiers échanges de ces deux couples de voisins d’appartement sont franchement hilarants, chacun poussant l’autre dans ses retranchements.
C’est le couple heureux qui a finalement raison et entraîne l’autre sur le chemin de la félicité par la grâce d’un grain de raisin sec et d’un discours pseudo spiritualiste très contemporain : le lâcher prise, la méditation, la relaxation, la résilience, la bienveillance, etc.
Mais tout se disloque vite par la suite. On apprend que le malheur avait frappé le couple heureux (perte de leur enfant de sept ans) et que tout leurs discours repose sur leur réaction à ce drame).
On ne rit plus du tout, la pièce comique devient d’un dramatique un peu exagéré.

Le Bonheur des uns, affiche © DR

Programme

de Eric Arlix, mise en scène Joël Fesel, Groupe Merci
Acteurs : Joël Flesel et Simon Starling, l’acrobate-performer
à la Manufacture

Une performance plutôt qu’un spectacle. Et quelle performance !
Celle d’un acteur acrobate bondissant d’une plateforme sur roulette à une autre. Il est perché, encombré de sacs, d’une échelle et d’un micro-onde en bandoulière et se déplace en utilisant des échelles en guise de passerelles pendant que l’autre acteur déclame un texte l’encourageant et lui enjoignant de se dépasser. Une métaphore de la modernité mondialisée qui oblige à prendre sans cesse des risques de plus en plus dangereux pour être encore plus performant.
On a peur pour lui, il risque de tomber, de se faire mal. On le voit transpirer, souffrir, changer de vêtements, tenter de se débarrasser de tout ce qui l’encombre (dont un panneau de signalisation indiquant un danger - le fameux point d’exclamation inscrit dans un triangle).
Le corps de l’un est mis en scène pendant que la voix de l’autre nous interpelle, une dramaturgie de l’espace confrontée à celle de la parole. À nous de nous insérer dans cet entre-deux frontal, distendu et douloureux.

Programme © compagnie Merci

Toute l’histoire de la peinture en une heure

Toute l’histoire de la peinture en une heure, affiche ©DR

Par Hector Obalk
À la Condition des Soies

Critique d’art passé à la scène, Hector Obalk, accompagné d’un musicien, a décidé de nous raconter l’histoire de la peinture de Giotto à Yves Klein en une heure (à Paris en deux heures). C’est savant, humoristique, mais vraiment un peu trop court.
Les grandes ruptures, les articulations de cette histoire qui n’est pas seulement celle de la technique de la peinture, mais celle d’une représentation du monde à une époque donnée sont peu mises en perspective.
Seules la couleur et la touche sont particulièrement mises en valeur.
Nourrir la pensée et expliquer à un extraterrestre (comme il le dit) l’évolution de cet art en si peu de temps n’est sûrement pas facile. Reste que nous avons le grand plaisir de voir très près, à une haute définition, les œuvres qui ont marqué l’histoire de l’Art et notre imagination.

Le Horla

Le Horla, affiche ©DR

de Guy de Maupassant
À l’Albatros
Metteur en scène : Léon Béligand
Interprète(s)  : Frédéric Mounier

Le superbe texte inspiré de Maupassant interprété par un acteur qui traduit avec émotion la tension de cet homme aux prises avec un démon supposé qui vient le hanter. Il tente tout pour s’en défaire, y compris de brûler sa maison familiale qu’il adore pourtant. On assiste à la montée d’un délire et à l’impuissance d’un homme sain d’esprit qui va peu se faire envahir par ses propres angoisses incarnées par un « hors là » pourtant en lui.

La grande musique

de Stéphane Guérin
Mise en scène : Salomé Villiers
Avec Hélène Degy, Raphaëline Goupilleau, Pierre Hélie, Brice Hillairet, Étienne Launay, Bernard Malaka
Au Buffon

Les drames qu’ont vécu nos familles dans les générations précédentes laissent-ils des traces dans notre inconscient ?
Le spectacle démonte l’histoire de cette famille marquée par la barbarie nazie qui de suicides en paralysies nerveuses continue de souffrir jusqu’à ce qu’un travail de mémoire et de compréhension de ce qui s’est réellement passé soit fait.
Les interprètes remarquables de ce drame à rebondissements nous entraînent sur les chemins chaotiques de la mémoire, une psycho généalogie dont on ne sort pas indemne, qui nous concerne en nous renvoyant à nos propres histoires familiales et leurs secrets.

La grande musique, affiche ©DR

Là, se délasse Lilith, manifestation d’un corps libertaire

de Marinette Dozeville
à la Caserne, rue Carreterie
Chorégraphe  : Marinette Dozeville
Musicien : Uriel Barthélémi

Lilith est un hapax, un mot rare, puisant à de nombreuses sources, prêtant à des interprétations multiples. Elle apparaît au troisième millénaire avant notre ère chez Gilgamesh comme une déesse liée au vent, sans mari ni enfants. Dans la Kabbale, elle est la première femme d’Adam, façonnée comme lui avec de la terre, mais une terre impure. Dans le Talmud, elle est décrite comme un démon féminin aux cheveux longs et pourvu d’ailes.

Là, se délasse Lilith © Uriel Barthélémi

Cette créature mythique, rebelle et sensuelle a inspiré la chorégraphe Marinette Donzeville et le musicien Uriel Barthélémi pour un spectacle impressionnant de beauté et de musicalité.
Au début, la danseuse est pendue à un anneau, retenue par des sangles entourant les cuisses, tête en bas, ses cheveux griffant le sol.
Le musicien entouré de drôles d’instruments, probablement de son invention, et d’un ordinateur, crée un univers sonore original et immédiat pour envelopper cette drôle de danse qui met le corps humain en valeur comme on l’a rarement vu. On le redécouvre.
La danseuse est nue, mais la nudité n’a plus d’importance. C’est un corps qui se donne à voir en se déployant dans l’espace tout doucement, presque imperceptiblement pour commencer. Un corps entravé et suspendu qui progressivement va reprendre contact avec le sol et se libérer de ses sangles et des cordes qui ont pourtant magnifié sa beauté.
Le scène est séparée en deux par une large ligne de pigments noirs et de paillettes qui vont venir se coller au corps transpirant de la danseuse. Libérée de ses liens, elle est habillée de poudre noire et de grains étincelants.
Peu à peu, le rythme musical s’accélère : la danseuse semble entrer dans une transe primitive, son corps se détache du sol, elle court, virevolte, danse, saute, et par moments s’arrête, s’allonge, s’accoude, tête sur son poing, prenant le temps de nous observer avant de reprendre sa course folle. Là, c’est le musicien qui entre en transe, son buste et ses mains emportés, envoûtés par sa propre musique jusqu’au chaos final.
Noir. Applaudissement à tout rompre.
A ne pas manquer.

La trilogie des contes immoraux (pour Europe)

de Phia Ménard
À l’Opera Confluence

Un spectacle-performance éblouissant qui ne ressemble à rien de connu et ne laisse pas indemne.
Il dure trois heures, mais pas un moment, on ne décroche.

La trilogie des contes immoraux, affiche Physique, plastique, esthétique à tout instant, la réalisatrice (dont le visage fait penser à Rita Mitsouko-Catherine Ringer) possède un grand sens de la lumière, mais aussi de la musique, de l’architecture, de la présence des corps.
Phia Ménard est une bâtisseuse qui n’hésite pas à détruire ou à regarder ce qu’elle vient de bâtir avec une grande énergie se disloquer et s’effondrer sous les eaux, nous offrant de superbes séquences très cinématographiques de trombes d’eaux qui s’abattent et finissent par écraser le temple en carton (découpé à la tronçonneuse) qu’elle vient de réaliser et qui va finir par être recouvert de fumées obscurcissantes jusqu’au noir total.
Des silhouettes apparaissent alors sous une lune claire qui vont s’activer pour faire disparaître les ruines humides du temple trempant dans une eau noire.
Une nouvelle étape, une nouvelle scène de reconstruction commence alors. Sous ses yeux, des petits personnages à cagoule s’activent avec des planches découpées de formes rectangulaires (des fenêtres ?).
Phia Ménard (mène à l’Art) est dans un corps à corps avec la matière, son imaginaire est rempli de constructions improbables vouées à la destruction, mais aussi à son assomption comme dans l’avant-dernière scène hallucinante où on la voit monter dans un mini ascenseur jusqu’en haut de sa construction au milieu d’un brouhaha assourdissant de musique, de sons, de chants et dans un fracas de lumière clignotante. C’est quasiment une scène de film, un madmax puissance dix.
Chorégraphie, acrobatie, performance musicale et plastique, théâtre, cinéma en direct, tout est mêlé dans ce ballet de fin du monde.
A ne pas rater. Cette artiste va beaucoup faire parler d’elle…

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