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CHRONIQUE 18 (Part V) : Henry Le Chénier, une figuration réinventée

Voici la fin du nouveau chapitre de la chronique proposée par Alexandre De La Salle...

Suite de « Malheur à celui par qui le scandale – d’un réel inaccessible – arrive », de France Delville, dans le catalogue des expositions « Le Chemin de Croix » d’Henry Le Chénier

Ils ne font pas de cadeau, les Inquisiteurs. Ces infiltrations de mouvement, de vie inattendue qui surgissent justement dans les Hypothèses de Le Chénier. Upothésis  : aux approches de... Et aussi, sujet de discussion. Rien de bouché, là dedans. Pur mouvement. Sortir de toi même...
Constat d’une impossibilité à vivre, à aimer, à aider. C’était le message du Christ : aime ton frère comme ton âme, veille sur lui comme sur la prunelle de ton œil. Mais ils ne savent pas s’aimer eux¬-mêmes, ils ne savent pas aimer « ça » en eux : le vivant. Ils ne voient en eux mêmes que la mort. Alors ils s’entretuent, et c’est l’autre qu’ils tuent, parce qu’il est mortel. Pour tuer, du même geste, la souf¬france, mais elle rejaillit de manière exponentielle. Prométhée enchaîné par les pesanteurs avant tout. Ils ne peuvent pas aimer « ça » en eux : la future charogne. Condamnés à mort, ils condamnent à chaque instant. Condamnés à mort, nous condamnons à chaque ins¬tant. Morituri, nous ne réussissons pas à être avec.
Chacun veut sauver sa petite âme, son petit avoir, dit Françoise Dolto, alors que ce que nous avons c’est l’autre.
Qui veut sauver son âme la perdra, a dit le Christ, et qui la perdra la sauvera. C’est ce que peint Henry Le Chénier avec ces visages décomposés. L’un... l’autre... qui ?

« Pietà de mars et d’avril » (1992) Triptyque, partie II

Tuer la mort, dit Ghérasim Luca. C’est ce qu’ils veulent les criminels, faire taire ce miroir de la mort. Alors oui, Jésus, debout, homme érigé s’il en fut, est condamné à mort par des kapos du Système, oublieux, gavés de nourriture et d’alcools, pour nier la négation, pour la laisser fermenter dans la moite intimité gastrique. Regardez leurs yeux morts, occupés à de l’intendance, distraits, petits. Des fonctionnaires. Eugen Drewermann, titulaire de la Chaire de Théologie à l’Université de Padelborn, a écrit Les fonctionnaires de Dieu. Son Archevêque lui a demandé de se rétracter. C’est la liberté qui est crucifiée. Liberté de dire la faille.
Ils s’en laveront les mains. C’est leur métier, de se laver les mains. Ils décident de faire passer Jésus à la trappe pour ne plus le voir, pour qu’il disparaisse de leur champ de vision et cesse de leur rappeler la condition humaine, et, face à elle, leur responsabilité. Jésus est trop visible, c’est une vedette, certains abandonnent tout pour le suivre, Jésus est médiatisé, et surtout Jésus vient mettre le doigt sur la plaie. Alors il faut que Jésus disparaisse de l’écran. On l’oubliera, bien vite : ouf ! Ils sont doués pour oublier. Se laver les mains, et oublier.

« Adam et Ève chassés en septembre » (1992) Triptyque, partie I

Avant cela Le Chénier avait peint d’autre Kapos en complet veston, ils rôdent dans son œuvre. On ne peut montrer les vivants en état d’urgence que si on montre les moribonds, guettant sur leurs miradors, et qui leur créent des difficultés supplémentaires. Les hommes de la peur, de la lâcheté, Le Chénier les a bien montrés, rendant encore plus aiguë la quête de certains, dont Jésus fait partie. La condamnation est le pain quotidien, et celui qui condamne est l’Imperméable, l’Indifférent, celui qui se retranche dans ses certitudes, et veut faire taire celui qui annonce qu’entre ses deux béances, l’homme doit se créer.

Celui qu’ils veulent tuer, les Indifférents, c’est l’être de l’exil, parce qu’ils refusent d’en entendre parler, de cette distance à soi dans laquelle se prend le vertige du monde. A mort celui qui vient apporter l’insécurité de la pensée. C’est de dogme qu’ils se gavent quotidiennement, ces hommes en noir, fatigués, cela épuise le Pouvoir, quelle fatigue cette posture à tenir, cette érection intérieure des certitudes, quels Jeux Olympiques que la maintenance de l’Absolu !

« Adam et Ève chassés en septembre » (1992) Triptyque, partie II

Alors ce poids, ils vont le faire porter à autrui, ils vont en charger Jésus, ils vont le faire ployer sous ce fardeau dont il voulait les délester, leur liberté. Ils vont tuer l’idée de liberté, s’en soulager. Ah, se retrouver entre soi, et clapoter dans les idées reçues. C’est Jésus maintenant qui porte la liberté qu’ils ont refusée. Et Jésus rencontre sa mère, et c’est toute l’Histoire de la peinture qui a rendez vous avec la nouvelle Pietà : le Féminin qui a aussi à se charger de l’amour dans le monde. Ce n’est plus : pourquoi femme, te mêles tu de mes affaires, version antique des Noces de Cana.

C’est l’Evangile des exclus, aujourd’hui, c’est le vraiment chrétien de Martin Luther et de l’Evêque d’Evreux. A celui qui dit : J’essaie d’être présent là où aucun d’entre nous ne l’est, on ne pardonne pas. C’est l’être humilié, dépouillé, vaincu au combat de la vie et de la mort, abattu par la souffrance dont parle Dolto, que peint Le Chénier.

« Adam et Ève chassés en septembre » (1992) Triptyque, partie III

L’homme ayant perdu la face, livré dans la solitaire détresse aux forces naturelles décohésives. Et si, dit elle, un autre, reconnaissant en nous sa semblance, nous a, par sa présence et son efficacité agissante, rendu visage et dignité humaine parmi les hommes, celui là quel qu’il soit, c’est notre prochain, aimons le comme nous mêmes.
Quoi d’étonnant à ce que ce Chemin de Croix revienne inévitablement dans l’Histoire de la Peinture comme un lapsus : c’est l’insistance de cette histoire, c’est le geste convulsif, désespéré, presque un leitmotiv, qui tourne en rond autour de « Rien ». (France Delville, Saint Paul, Février 1995)

Le corps sans organes

Ce qui, en remontant encore le temps, nous fait arriver aux débuts 1993, à la rencontre avec Henry, et à cette exposition à la Fondation Van Gogh qui en fut l’occasion, et à partir de quoi il a toujours été présent dans ma galerie. Pour son catalogue de l’exposition à la Fondation Van Gogh, c’est à France Delville seule qu’il a demandé d’écrire un texte. Elle a écrit un très long texte, très fouillé, qui n’était pas sans rapport avec celui que Gilles Deleuze a écrit sur Francis Bacon, parlant de « Corps sans organes ». J’en ai donné le début dans la première partie de cette chronique, voici la suite :
La Peinture de Le Chénier c’est comme dans les pièces de Beckett où la vue d’un corps entraîne le nôtre, il y a un effet déchirant à voir nos propres membres se mouvoir dans cette atmosphère raréfiée, sur ce corps jumeau défait, en attente d’il ne sait quoi, de nous ne savons quoi, qui nous aspire dans son égarement, nous draine, nous couvre de sa honte, et cela est dément, répugnant, du vrai sang en putréfaction, de l’attouchement atroce, de la pagaille gênante, mais nous aimons cela, car c’est nous, charriés dans l’espace ouvert du tableau, espace de l’absurde avec ses portes entrebâillées, toute cette béance, tout ce labyrinthe d’égarement. Tout cela, c’est de l’être en perdition, de l’ontologie labyrinthique, gênée, c’est cela cette Peinture où sur la figure humaine tout se joue comme sur un théâtre, ces visages ne sont pas des masques mais des arènes, les épisodes d’une agitation figée, d’un chaos égaré, toute une vie où les sentiments se sont fossilisés en tics, mais dissoute, au bord de l’abîme, c’est pour cela que personne ne regarde personne, plus personne n’est avec autrui, l’espoir en est perdu, le projet, trop difficile, même pas avec soi même, sauf comme on se gratte.

 : « Hypothèse d’investigation de surface pouvant suggérer une éventuelle descente de croix » Dessin (21x29cm)

De même que pour certains la Figure est le corps sans organes, c’est à dire une chair traversée d’ondes, ici il s’agit d’un chaos de postures, d’agencements de muscles il y a une dimension Pavlovienne chez Le Chénier réalisant une intention, ou soumis à un conditionnement, le pattern humain, tout un ballet de forces pliées, mais erratiques, dans les dessins préliminaires. Ces dessins sont primordiaux à cause de ce déchaînement d’avant l’inhibition, c’est ainsi que fonctionne le système neuro musculaire, un geste abouti est un combat contre la danse de Saint Gui. Cette danse convulsive se trouve dans les dessins de Le Chénier, nous y sommes avant le Comportement. Toutes les Pulsions y sont lâchées, c’est ensuite dans la Peinture que l’inhibition va donner un arrêt sur image, quoique le dynamisme l’avant et l’après subsistent comme écho. Dans ses dessins Le Chénier peut lâcher les chiens, l’excès, la Présence superfétatoire, l’embrouillamini, le chaos dans le sens ou l’absence de sens où tout est encore mixé, empêtré, conscience vide, sens uniquement physiques et libido entiers, régnant, folies submergeantes, traits brouillés car cerveau et œil sont emplis d’adrénaline, dessins de l’avant Séparation des Eaux...
Et ils sont possibles, ces visages arènes, à cause de toute la Peinture qu’il y a derrière, dite classique, de toutes ces ten¬tatives de capter dans les muscles de la face, et les lèvres, et les ailes du nez, ce quelque chose qui fait la sensation de l’homme, sa perception, son plaisir, sa peur, à cause de tous ces portraits qu’il y a derrière, toutes ces atteintes et ces trahi¬sons, comme Beckett est fait de Sophocle et de Proust, et qu’il peut rejoindre le vide d’une manière fondée, comme on le dit d’un bâtiment, que c’est un vide et un absurde qui peu¬vent s’étaler et s’enchaîner de manière solide, une certaine figuration, peinte avec toute la force des classiques peut dépasser, casser, et atteindre à cette fuite, à cette gêne, de manière dense...

Henry Le Chénier à Portès, chez lui (Photo X.G. 89)

Comme Francis Bacon est Velasquez avec de la peau d’hippopotame, Le Chénier c’est quelques peintres plus ce qui n’est qu’à lui : une manière de s’empêtrer dans l’être et la corporéité, de manière à les faire se mélanger et s’absenter l’un l’autre, se détruire, se fuir pour se mendier l’un l’autre... (France Delville « De Duccio à Le Chénier, ontologies labyrinthiques)
Mais je ne voudrais pas finir sans citer un extrait d’un texte que France a écrit sur les « Dames blanches » de Le Chénier, car elle y évoque encore Marguerite Duras, avec « mendiantes de Savannakhet », c’est ce qu’elle avait déjà fait à la fin de son texte sur le Chemin de Croix, et je pense avec elle que la Peinture de Le Chénier parle en peinture de la présence/absence, et de la jouissance à le formuler par bribes, de manière aussi géniale que Marguerite Duras en littérature. Occasion de le dire.

Les dames blanches

Le Chénier peint l’Espèce Humaine en lui restituant son caractère d’étrangeté, comme si le peintre venait d’ailleurs pour mieux interroger groupes ou individus, très seuls, en pleine question, tout à coup nous les redécouvrons comme si nous ne les avions jamais vus. Jusqu’à son Christ, suprême énigme de la chair, de la douleur, d’une pensée à réorganiser : que faire de tout cela, dans tout cela...? Jusqu’à ses « Dames blanches », manière de mêler des femmes, rien que des femmes, à cette métaphysique, cette peinture de l’origine. Pythies entre blanc d’Apollon et Inde mythique, des Mâ, des mères, devisant dans une palabre compatissante, ou mégères jouant du « contre », celui de la « côte d’Adam », qui n’aide qu’à être deux, à actionner de la parole, et donc du parlêtre, ou Blanches (de Castille) vraiment lointaines, vraiment étrangères, dans cette lumière de tremblement de terre, corps muets criant une forme de folie, vraiment mendiantes de Savannakhet... (Avida Ripolin, alias France Delville, 1993)

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