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FEUILLETON : Et si MADI nous était conté ? - Chapitre 21 - Chronique sur le mouvement MADI réalisée par France Delville pour Art Côte d’Azur

L’exposition du Centre International d’Art Contemporain de Carros, intitulée « Conscience Polygonale, De CarMelo ArDen QuIn à MADI contemporain » soulève un enthousiasme exceptionnel, qui fait plaisir. Les visiteurs se disent frappés par la grandeur de cette aventure MADI initiée par Arden Quin.

Dans cette chronique, même si nous attendent de belles rencontres avec les différentes phases de MADI, jusqu’à l’engagement et la passion des Madistes d’aujourd’hui (Zangara et Cortese), il faut encore insister sur la nature des débuts, qui éclairent si bien les raisons de cet engagement. L’exposition se terminant fin mai 2011, nous aurons l’occasion jusque-là d’explorer bien des domaines, même si l’approfondissement d’un Mouvement resté vivant trois quarts de siècle nécessiterait plusieurs vies.

Dans l’idée, donc, persistante, que les prémisses des actes et discours humains sont indispensables à leur compréhension, voici un document indispensable. Pour pointer les sources historiques du Mouvement MADI, en 1955, dans « Memoria Madi, Cahier n°1 », Volf Roitman écrivit un texte intitulé « Antécédents », dont une synthèse parut dans le catalogue de l’exposition « MADI international 50 ans plus tard », au « Centre d’Expositions et de Congrès » de Saragosse (printemps 1996, avec plus de cinquante artistes MADI).

Dans cette énumération on peut reconnaître les initiations du jeune Arden Quin aux révolutions littéraires, poétiques, plastiques et politiques de la fin du XIXe siècle - début du XXe, qui résonnent souvent dans les interviews qu’il accepta de donner.

Car les sources historiques du Mouvement MADI sont avant tout les sources de la culture de l’individu Arden Quin, solitaire lorsqu’il commença sa carrière de peintre non-orthogonal en 1935 avec « Diagonales des carrés », mais plus jamais seul à partir de 1944, année de la publication de la Revue « Arturo », et de 1945, année des deux manifestations d’« Arte Concreto Invención », et de 1946, année de la fondation du Mouvement Madi à l’Institut Français des Hautes Etudes de Buenos Aires.

Martin Blazsko est un témoin direct du fait qu’Arden Quin fut l’inspirateur du Mouvement MADI, Blazsko présent le 2 décembre 1945 à la « Segunda Muestra Arte Concreto Invención » (première mouture de MADI), organisée par Esteban Eitler à Ramos Mejia, près de Buenos Aires, chez la photographe allemande Grete Stern, et qui écrivit en 1991 à Romualdo Brughetti :
« Très cher Monsieur Brughetti. En réponse à votre demande d’informations, je suis heureux de pouvoir vous communiquer que j’ai connu Monsieur Carmelo Arden Quin dans une soirée artistique qui se tenait dans la maison de la photographe Grete Stern à la fin de la seconde guerre mondiale. Là, j’ai pu voir pour la première fois des tableaux avec des cadres découpés et des structures planimétriques dont les rapports étaient minutieusement définis. Après cette soirée, ayant le désir de mieux connaître l’auteur des tableaux qui était Arden Quin et ignorant son adresse, j’ai demandé à Klaus Erhardt, fils du directeur du théâtre Colon, ses coordonnées. Erhardt me répondit qu’il ne les connaissait pas mais que Kosice pourrait me renseigner. Je parlai avec Kosice qui me dit textuellement « je vais te le présenter, c’est notre maître et notre théoricien ». Il m’a amené chez lui. J’ai bénéficié de quelques cours mémorables, inoubliables d’Arden Quin. Il m’a enseigné à utiliser le compas et la règle. Quelques mois plus tard, et des réunions ayant eu lieu entre-temps entre Kosice et Arden Quin, ce dernier m’a parlé de lancer un mouvement plastique avec les caractéristiques connues et il m’a dit que nous allions l’appeler « Madi ». De la bouche d’Arden Quin. Pour ce qui est du manifeste Madi je peux vous communiquer qu’il fut lu par Arden Quin lors de l’inauguration de notre exposition à l’Institut français d’Etudes Supérieures. Je vous joins la photo (photocopie) prise en cette occasion. Pour moi il n’y a jamais eu de doute que l’auteur du manifeste était Arden Quin, d’autant plus que les contacts que j’ai eus avec eux avant et après le lancement du groupe et les changements d’idées et de réflexions sur l’art qui se sont produits dans ces jours-là m’ont confirmé dans cette conviction. Sans autre précision et profitant de l’opportunité pour vous féliciter pour votre fructueux travail de chercheur, je vous envoie mon meilleur salut ».
- Buenos Aires, Novembre 1991, Martin Blaszko.

Je crée l’événement. Le passé n’est pas d’aujourd’hui qui sera demain. Je vous lègue la formule des inventions à venir » ?

Maître et théoricien, c’est ce que fut Carmelo Arden Quin, créateur d’une œuvre qui matérialise la théorie en question, avec un supplément - mana des échanges magiques de l’ethnologie - supplément invisible, indicible, qui donne à la fois l’émotion du don, et sa valeur éthique. Avec ce mystère : que savait de tout cela ce jeune homme lorsque le 5 août 1946, à l’Institut Français, il prononça ces paroles : « Je crée l’événement. Le passé n’est pas d’aujourd’hui qui sera demain. Je vous lègue la formule des inventions à venir » ?
Arden Quin ne créa donc pas seul le Mouvement MADI en 1946, ni la Revue « Arturo » en 1944, mais un document témoigne que c’est lui qui a payé l’imprimeur, à la fois pour « sa » revue Arturo et son livre « Eiglemos ».

facture au nom d’Arden Quin pour la Revue Arturo

C’est en été 1944 que sort le document-culte (un exemplaire d’Arturo fut récemment acheté une somme astronomique en vente publique), et deux ans plus tard que son noyau constitué d’Arden Quin, Edgar Bayley, Gyula Kosice, Rhod Rothfuss organise la première exposition Madi, les 3, 4, 5 et 6 août 1946 à l’Institut Français d’Etudes Supérieures de Buenos Aires, avec Martin Blaszko, Valdo Wellington, Diyi Laa ? que Kosice vient de rencontrer, la photographe et dessinatrice Elisabeth Steiner, le musicien et compositeur Esteban Eitler, et la danseuse Paulina Ossona qui va exécuter une chorégraphie d’Arden Quin inspirée par le poème de Huidobro « Une femme danse ses rêves », plus Ricardo Humbert, Alejandro Havas, Dieudonné Costes, Raymundo Rasas Pet, Sylwan-Joffe Lemme.

Selon son souhait, Arden Quin ne sera plus jamais seul à soutenir MADI, drainant autour de lui, à chaque renouvellement du groupe, des artistes intéressés par des règles qu’il respectera lui-même sans faillir, règles à la fois ludiques et drastiques, car la liberté offerte ne pouvait transiger sur la « conscience polygonale ».

A partir du noyau premier, chacun allait poursuivre à sa manière sa vie et son œuvre, et le bon plaisir, ou l’intérêt passionné, de l’artiste, du collectionneur, de l’historien d’art, pousseraient vers une variante ou une autre des multiples embranchements produits par MADI. La richesse du MADI-source fut si grande qu’il faut se réjouir de l’arborescence engendrée, dans la contradiction.
C’est au plus près la logique de Carmelo Arden Quin qui est choisie ici, avec l’idée que la Source, c’est lui. A d’autres, en d’autres interprétations - par exemple celle de Gyula Kosice - d’autres merveilleuses boutures ! Logique d’Arden Quin choisie également selon le précepte hégélien qu’ « aucun historien n’est capable n’envisager le passé avec d’autres yeux que ceux de son temps », (Hegel, « Leçons sur la philosophie de l’Histoire »), et c’est la vitalité de tout ce dont Arden Quin fut le centre jusqu’à sa mort qui nous apporte la preuve qu’il est « impossible de dissocier l’histoire du mouvement MADI de la vie de Carmelo Arden Quin ».

Alors ces antécédents ? Au XIXe siècle :
- En architecture, l’apparition du verre et du fer comme matériaux déterminants de la construction.
- Apparition de la traction mécanique : vapeur, train, débuts de l’automobile et de l’aviation, électricité, inventions d’Edison.
- Dans les arts plastiques : Impressionnisme, fin de l’Académisme. La photographie et le cinéma des frères Lumière (1895-96).
- En littérature : Les Fleurs du mal de Baudelaire, Gaspard de la nuit d’Aloysus Bertrand, Rimbaud, Lautréamont, Un Coup de dés de Mallarmé, L’Eve future de Villiers de l’Isle Adam. Le roman d’anticipation : Jules Verne, H.G. Wells, Rosny Ainé.
- Charles Cros et le phonographe
- Les grandes Expositions Universelles.

Et, au tournant du XXe siècle, en 1851, donc, le Palais de Cristal, 1889 : la Tour Eiffel, et monuments annonciateurs et emblématiques des temps modernes, 1907 : Paul Cézanne, prééminence de la composition, proposition d’Emile Bernard que tout dans la nature peut se réduire à des formes géométriques, Pablo Picasso : Les demoiselles d’Avignon, 1908 : Georges Braque expose un paysage qu’Henri Matisse décrit comme des « petits cubes », Apollinaire accepte le terme, et donne le nom de cubisme à la nouvelle école. « Je décris les choses comme je les pense et non comme je les vois », dira Picasso. Le collage cubiste va influencer l’art industriel, la publicité et les arts plastiques en général. De Picabia, Paysage de la Creuse et Caucho ne sont plus figuratifs. 1909 : Manifeste futuriste publié dans le Figaro du 20 février. En plus de l’aspect géométrique du cubisme, ils prônent le mouvement, la rapidité. Que MADI mettra en œuvre à sa façon. 1909-1946 : Piet Mondrian et son orthogonalité, son minimalisme (« plus, c’est moins »), création du néo-plasticisme et inspiration de la revue De Stijl de Théo van Doesburg. 1910 : Kandinsky abandonne la figuration à l’occasion de sa perception d’un tableau dans la pénombre. 1911 : Premières œuvres de Picasso et Braque. Ruptures non systématisées mais annonciatrices de celle qu’opèrera MADI. Le Nu descendant l’escalier de Duchamp, dépassement du cubisme vers le mouvement. 1913 : année-phare, Alcools d’Apollinaire, Impressions d’Afrique de Raymond Roussel, A la recherche du temps perdu de Proust, Le sacre du printemps, de Stravinsky, les Compénétrations iridescentes de Giacomo Balla, première série strictement géométrique de l’histoire de l’art moderne. Couleurs primaires de Fernand Léger, Mallarmé avec son Coup de dés, les Calligrammes d’Apollinaire, Musique de los ruidos de Russolo, le blanc comme silence. 1915 : Carré blanc sur fond blanc de Malevitch, point de non-retour, « un des points extrêmes où s’est aventuré l’esprit humain », dit Gide. 1916 : Rodtchenko réalise trois monochromes en couleurs primaires, jaune, rouge et bleu.

Alphonse Allais avait déjà scandalisé Paris en exposant des monochromes de toutes les couleurs pour se moquer de l’Impressionnisme. 1916-1923 : Création à Zurich du mouvement Dada, inspiré par Tristan Tzara, en réaction contre le cubisme et le constructivisme. Avec valeur essentielle : le jeu. 1919 : Walter Gropius crée le Bauhaus à Weimar, qui se transportera à Dessau. Abandon de la symétrie, rassemblement de tous les arts, prise en compte de l’artisanat. Influencé par le constructivisme russe (El Lissitzky) et le Stijl hollandais, Gropius utilise comme professeurs Kandinsky, Klee, Feininger, Moholy-Nagy. 1920 : Naum Gabo et Anton Pevsner lancent le manifeste constructiviste à Moscou, selon lequel, à la culture de masse doit succéder celle de lignes entourant un espace vide. 1921-1922 : Moscou. Les peintres abstraits se divisent en suprématistes, venus de Malevitch, et constructivistes, sous la conduite de Tatlin, adhérant aux buts sociaux de la révolution. Période extrêmement féconde de la non-figuration géométrique à laquelle s’associe le rayonnisme de Larionov-Gontcharova et l’objectivisme de Rodtchenko. Les monochromes, reliefs métalliques, projections architecturales se donnent libre cours. 1924 : André Breton publie le premier Manifeste du surréalisme. Quoique la relation à Madi ne soit pas immédiate, beaucoup d’artistes Madi reconnaîtront avoir subi l’influence de Dada et du Surréalisme, aussi bien que celle de Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, Apollinaire etc. 1928-1930 : Torres-Garcia, peintre du Rio de la Plata, fonde à Paris le mouvement Cercle et Carré, avec Mondrian, Seuphor, Kandinsky, Arp, Vantongerloo, Russolo, Gorin, et d’autres, à coup d’expositions et de publications. Cercle et Carré est le premier mouvement international d’artistes abstraits. 1938 : Georges Vantongerloo, né à Anvers, adhère en 1917 à De Stijl, et, à Paris, avec Auguste Herbin, crée le groupe Abstraction-Création. En 1938 il abandonne le rythme orthogonal néo-plasticiste et se lance dans une peinture minimaliste, simples lignes sur fond blanc. Son œuvre inspirera le groupe des artistes Concrets argentins, et la « plastique blanche » des Madistes parisiens dans les années 50.

Et dans sa préface au catalogue de Saragosse, Volf poursuit en disant que ces années-là, entre 1925 et 1928, Carmelo Arden Quin, né en 1913 à Rivera, âgé de douze ans, fabrique des cerf-volants qu’il vend pendant les périodes de fêtes, ainsi que des « clasicos barriletes, bombas et estrellas con roncadores ». Le rapport à une technique qui va être le support d’un nouvel imaginaire, l’enfant Arden Quin l’a reçu des machines de Jules Verne et de l’androïde « Maria » de Fritz Lang. La beauté des structures, des matériaux industriels, et de la science-fiction, un imaginaire à l’état pur qui a été celui d’Arden Quin, manifesté de manière codée dans ses œuvres, de manière plus explicite dans sa poésie et dans l’esprit qu’il insuffla à la Revue Ailleurs. Cyrano de Bergerac, dans « Le monde de la lune » avait inventé comme moteur pour les fusées l’évaporation de la rosée. Les cerf-volants d’Arden Quin, nouveau désir d’Icare ? Mais toute son œuvre, et le mouvement MADI qu’il a « animé », au sens fort, sont parcourus de ce désir-là – machines désirantes s’il en est – et l’invention d’une Forme Nouvelle aura permis d’exiger, et de trouver (je ne cherche pas je trouve), des signes épurés de ces machines-là, qui, du même coup, sortent de l’imaginaire comme époque dialectique de l’Art pour entrer dans la géométrie pure, ce qui est complètement réalisé aujourd’hui.

« Passerelle en fer » dans la Revue « Ailleurs n°2 » (1964)
Dans la Revue « Ailleurs n°8 » : L’Avenue de l’Opéra en l’an 200
Dans l’exposition itinérante « Madi maintenant » (1984) : le groupe d’architecture Laura
Dans la Revue « Ailleurs n°1 »
L’androïde Maria dans Metropolis de Fritz Lang
Sculpture d’Arden Quin « Composition blanc et jaune », plastique et aluminium (2006, Paris)
Sculpture d’Arden Quin, plastique et fibre plastique (2006)

Les ingrédients de la démarche


Sans la revue Ailleurs nous en serions réduits aux hypothèses. Dans « Ailleurs », Arden Quin a mis en place, à travers la diversité d’écriture de ceux qui l’ont accompagné dans l’entreprise, les ingrédients de la démarche.

Mais il faut reprendre l’histoire de Carmelo Arden Quin à sa naissance, et même, le 29 mars 1912, lorsqu’à Rivera, moitié uruguayenne d’une ville où passe une frontière matérialisée par un trait au milieu de la rue, l’autre moitié, brésilienne, étant Sant’Ana do Livramento, se marient ses parents, Carmelo Jeronimo Alves do Estreito - éleveur, né à Sant’Ana le 26 juillet 1979, fils de Francisco Alves do Estreito, brésilien, et de Estanislada Cimaro, brésilienne - et Juana Francisca Oyarzun, née le 22 octobre 1888 à Sant’Ana, du second mariage de Maria Pedrosa da Trinidade, brésilienne qui possède une ferme sur la ligne de démarcation, avec José Oyarzun, espagnol. Carmelo Jeronimo meurt après six mois de mariage, des suites d’une blessure provoquée par une arme à feu, son épouse étant enceinte, du futur Carmelo. Bien que né en Uruguay, le père d’Arden Quin se revendiquait aussi brésilien, et, par sa mère, les ascendants d’Arden Quin étaient des immigrés venus, dans les années 1880, du petit village de Beunsa, près de Pampelone au pays Basque espagnol. Shelley Goodman, l’excellente biographe d’Arden Quin, note que la revue « Ailleurs » qu’il fondera en 1963, recevra de lui une titre logique de la part d’un homme des frontières, comme si à partir de ce moment-là l’horizon seul devenait pour lui désirable. Et lorsque naît Carmelo dans la maison de sa tante à Rivera, en Europe la guerre mondiale se prépare, tandis que l’Uruguay connait une exceptionnelle période de stabilité et de réforme économique, politique et sociale, due au projet de son président, José Battle y Ordoñez, catalan d’origine, bien décidé à établir les principes démocratiques qu’il a étudiés en Europe, particulièrement en Suisse. Légalité, liberté de la presse, régulation du travail, sécurité sociale, école libre, suffrage universel même pour les femmes, pour un Uruguay « Suisse de l’Amérique du Sud » cependant sous le pouvoir économique des anglais, sous le pouvoir culturel des français. Ce qui rendra le jeune Carmelo familier des écrivains et philosophes français et espagnols, pratiqués et admirés autour de lui. Le Brésil restera au contraire un lieu du deuil, qui ne sera jamais « incorporé ».

A l’âge de 3 ans, Carmelo quitte Rivera pour Masoller, sa jeunesse est bercée par les chevaux, carrioles, trains. Vie campagnarde, pas d’eau courante, mais liberté pour le petit garçon qui un jour s’endort dans la forêt, tout le monde le cherche, le croyant enlevé par des gitans. « C’était comme dans le Petit Poucet », se souvient-il encore. Trois ans c’est la mort de sa grand-mère Maria Pedrosa, mère de 17 enfants, qu’il aime tant, et aussi l’époque où il peut réciter de mémoire les vers que lui lit sa mère. Plus tard certains d’entre nous auront la chance de le voir se livrer à des joutes poétiques avec des amis, Salvador Presta par exemple, Arden Quin étant une vraie bibliothèque. Sa mère si belle et paraissant si jeune, il l’admire pour son courage et sa créativité, pour vivre elle crée des pépinières d’eucalyptus, une fabrique de confitures, de briques, de charbon, plus tard, une maison de couture dans laquelle elle reproduit des modèles parisiens. Elle mourra de tuberculose, ce qui affectera beaucoup son fils. Mais l’oncle maternel préféré, José Belarmino da Silva dit « Zeca », veille, c’est un homme doux dont la passion est de lire et d’écrire, et nul doute qu’il initie son neveu à ces activités qui resteront familières à Arden Quin. L’oncle Miguel, homme d’affaires, est aussi un inventeur, Carmelo est témoin de la confection d’objets bizarres. L’une de ses sculptures se trouve toujours à Rivera.

Instruit par les Frères Maristes de l’école jésuite de Sant’Ana de Livramento, dès l’âge de 12 ans Carmelo découvre qu’il peut dessiner, réaliser, et vendre des cerf-volants tout à fait opérationnels. A l’âge de 14 ans il reçoit d’Oncle « Zeca » un Smith and Wesson, son père a peut -être été assassiné, il vaut mieux se prémunir. « Tout le monde était armé », explique Carmelo, « et nous nous exercions dans la campagne ».

A Montevideo, il oubliera à jamais les pistolets, se tournant vers l’engagement politique, l’étude de la Plastique, de la Littérature : ses lectures enfantines ont été remplacées par les livres de Jules Verne, Alexandre Dumas. Et le film de Fritz Lang « Metropolis » est un choc : la poupée mécanique, articulée, les ombres, les lumières, la lutte des classes, une esthétique du futur. Il n’oubliera jamais. Plus tard au lycée de Sant’Ana, il commence à lire la poésie romantique et symboliste, en portugais, langue dans laquelle il ne se sent pas vraiment à l’aise, mais dans laquelle il tente d’écrire quelques sonnets. C’est l’adolescence, et la rencontre d’un ami d’Oncle Miguel, Emilio Sans, catalan d’origine, homme de grande culture et fondateur du journal brésilien « Démocratie », qui avait fui en Uruguay à une période de troubles. Quoique peintre figuratif il est un grand admirateur de Picasso et de l’Ecole de Paris.
Intéressé par son jeune ami il commence à l’initier au dessin et à la peinture, ainsi qu’aux théories qui fleurissent en Europe. Dans sa vaste bibliothèque Carmelo peut puiser les œuvres de Voltaire, Zola, Rimbaud, Poe, Zweig, Freud, Adler, Mélanie Klein, traduits en portugais.

Emilio Sans habite avec sa petite-fille et son mari, et un ami à eux, Alexander, intellectuel, anarchiste, passionné de politique, qui initie Carmelo au darwinisme, à l’athéisme, à Bakounine et Kropotkine, à Proudhon, l’un des jalons menant à Marx. Alexander ayant le sens pratique, imagine de construire un bateau pour rejoindre la rivière Uruguay, naviguer jusqu’à la province argentine de Misiones où se trouvent d’importantes cultures d’oranges. Ils pourront faire fortune en transportant ces oranges jusqu’à Buenos Aires, où les agrumes sont encore un luxe. Quelle tentation pour le jeune Arden Quin que cette forêt vierge qui a été le cadre de combats mythiques, le Jésuite Guarani contre le Vice-Roi, ou bien le fameux combat du communiste Luis Carlos Prestes contre les troupes du gouvernement avant de se réfugier à Moscou. Miguel, averti du projet, fait promettre à son neveu d’attendre ses 17 ans et la fin de son cycle d’études chez les maristes. Alexander va renoncer, et Carmelo rallier son ami Baron, d’autant qu’un héritage lui tombe, la vente de la maison de son père, assez pour payer l’expédition, et le bateau.

Et au printemps 1930, Baron, 22 ans, Arden Quin, 17 ans, de l’argent et deux pistolets, prennent un train, puis un bateau, jusqu’au très animé port d’El Paso, plein d’activités, dont le trafic de denrées et de clandestins. « L’armateur nous a vu venir », raconte Arden Quin, deux jeunots naïfs, bien habillés et sentant l’argent. Nous ne voulions pas parler des oranges, aussi avons-nous inventé des études ethnologiques sur les populations du cru, qui nécessitaient l’usage d’un bateau. Le prix étant convenu, les deux aventuriers trouvent à se loger chez une femme dont la nièce, une très belle brune de 17 ans attire immédiatement l’attention de Carmelo. Ils flirtent, mais elle devra attendre, son amoureux étant trop intéressé par la forêt vierge. La construction du bateau avance, les deux garçons deviennent amis avec l’armateur qui, mis au courant de leur projet, les prévient de leur innocence : le trajet sur le fleuve Uruguay sera truffé de rapides, et d’endroits trop étroits pour un gros bateau. Ils peuvent se contenter d’un bateau plus petit, mais lorsqu’ils auront les oranges ils devront attendre le mois de novembre pour que l’eau soit assez haute, et les oranges auront le temps de pourrir. « Notre plan pour devenir milliardaires s’écroulait, mais nous décidâmes d’aller au moins voir les vergers, et dès que le bateau fut prêt, nous partîmes. Le quatrième jour, nous atteignîmes un endroit de si fort courant que nous ne pûmes passer, l’Uruguay avait presque six cent mètres de large, et quoi que nous fassions, nous étions rejetés d’une rive à l’autre. Nous aperçûmes un marcheur qui nous demanda ce qui nous arrivait, il venait justement de la colonie polonaise de Misiones, et il n’y avait que deux façons d’y aller, à pied ou à cheval ». Baron fut pris de panique, il dit que cette aventure était bien sympathique, mais folle, et que dans leur hâte ils avaient oublié d’acheter un moteur, qu’ils n’allaient quand même pas continuer à la rame, et qu’il allait rentrer chez lui. Carmelo tenta de le faire changer d’avis, sans succès. En attendant ils allèrent se réfugier dans une maison en ruines sur le rivage, et, pendant le violent orage qui explosa durant la nuit, Baron disparut, et, à l’aube Carmelo constata que le bateau aussi avait disparu. Il s’assit et contempla la pampa au-delà des deux rives, un paysage vierge, sauvage, et complètement désert. Il explora les environs dans toutes les directions possibles, ne trouva âme qui vive. Un après-midi, un homme surgit, à cheval. « Il avait un pistolet, moi aussi. Mais l’homme, un fermier, était amical, je lui racontais mon histoire, il proposa de me louer un cheval. Je lui achetai plutôt un magnifique cheval bay, que j’appelais Bayo, et poursuivis ma route vers le nord. »

Des membres de sa famille habitant dans les environs, Carmelo tenta de les rejoindre, mais il les manqua, continua son voyage, passa par la ville brésilienne de Posadas, puis au sud des chutes Iguazu, où les frontières du Brésil, Argentine et Paraguay se rejoignent dans une zone de canaux naturels. Lui et Bayo prirent le ferry jusqu’en Argentine et trouvèrent des Indiens qui parlaient le Guarani. En fin de compte le jeune homme avait atteint Misiones, et chevaucha à travers la forêt, épaisse, intimidante : « J’allais, toujours voulant aller plus loin, plus profondément, dans la forêt. Je rencontrais des chasseurs de jaguars. Je m’étais aventuré dans les territoires de Quiroga, les chasseurs rirent quand je dis que je voulais atteindre le Matto Grosso, ils dirent que je devrais avoir un guide indien, et un chien, à cause des jaguars ».
Mais les deux buts, Misiones, et la forêt pluviale, étaient atteints, Arden Quin retourna à El Paso, à la maison Pavek, où il dit à Eulalia Pavek qu’il voulait l’enlever. Elle était d’accord, il l’emmena dans un hôtel où ils restèrent trois jours et trois nuits, s’aperçurent que la Police était à leurs trousses, prirent un train pour Casequi, Rio Grande do Sul, chez la tante Castarica. Qui appella Oncle Luis, qui les emmena à Sant’Ana par des bus et des trains dans lesquels Carmelo et Eulalia voyagèrent séparés pour ne pas se faire repérer, Eulalia était mineure et sa tante avait porté plainte contre Arden Quin. « A la fin je pensais l’avoir kidnappée, mais Eulalia n’était pas une petite chose, et il est plus probable que ce soit elle qui m’ait kidnappée ». Toujours aussi tolérants les Oyarzun construisirent une maison pour le jeune couple, et Eulalia alla, avec Francisca, fabriquer des vêtements et des fleurs. Lorsque la tante retrouva sa nièce, la voyant heureuse elle lui donna sa bénédiction.

Commence pour Arden Quin une période d’investissement politique, on le charge de restaurer le Parti Communiste de Sant’Ana qui a été démantelé après l’arrivée au pouvoir de Getulio Vargas. Il écrit, particulièrement des essais, et peint dans l’atelier de l’oncle Miguel, des huiles sur carton. Le plus souvent dessine. Reste de cette période « Naturaleza Muerta Cubista », aussi appelée « La guitare », un visage de femme cubiste, et le portrait de Betty Kravetz-Brown. « J’essaie de faire un concret abstrait, Cézanne transforme une bouteille en cylindre, moi je tire une bouteille – une bouteille particulière – d’un cylindre ».

1934 : Montevideo


Mais il raconte que durant l’été 1934, considérant l’un de ses travaux cubistes, il a l’idée de prendre une paire de ciseaux et d’en couper les angles. Cette découpe lui plaît, mais pour l’instant ses recherches ne sont connues de personne, jusqu’à la rencontre avec Torres-Garcia l’année suivante.
Malgré le caractère difficile d’Eulalia, elle et Francesca s’entendent, et resteront ensemble après le départ de Carmelo, qui a hâte de rejoindre la capitale, Montevideo. Il a 21 ans, et nous sommes en 1934, l’année où Joaquin Torres-Garcia revient dans son pays natal après 43 années passées en Espagne, New-York, Italie, France, Paris (en 1926), devenant cubiste et fauve, puis rencontrant Piet Mondrian, Théo van Doesburg, et Michel Seuphor, tenants d’un austère idéal d’art abstrait construit.

Fin 1934, âgé de 21 ans, il quitte donc Rivera pour Montevideo, à l’autre extrémité du pays, où il séjourne chez la sœur de son père, Ana Morales Alves est une ville calme, pas loin de Buenos Aires. Quelques fêtes estivales, mais pas de galeries, seulement des musées conventionnels, axés sur l’histoire coloniale. Les jeunes artistes se réunissent donc dans les cafés bordant l’Athénée pour parler peinture et littérature, et les réfugiés d’Europe rapportent à la fois la détérioration de la situation politique, et les derniers développements de l’art. Entre autres Arthur Ruiz, ami de Rivera, les poètes José Diaz et Liber Falco, Denis Molina qui deviendrait metteur en scène de théâtre, Pedro Picato, écrivain, Guido Castillo, futur éditeur du journal « Removedor », de Torres-Garcia, Amalia Neto, peintre, et Romualdo Brughetti, qui couvrait toute la scène artistique pour le journal « Uruguay », et apporterait un jour un précieux témoignage sur la présence à cette époque d’Arden Quin dans les réunions du Plaza Libertad, et aussi à l’atelier de Torres-Garcia.

Henry et Betty Kravetz-Brown, juifs polonais ayant fui le régime fasciste de Josef Pilsudski sont également importants pour Arden Quin, ce sont eux qui l’amènent à la Société Théosophique de Montevideo, cette Organisation, créée par Elena Blavatzsky en 1875, ayant été au début du XXe siècle, et surtout après la guerre de 14, une réponse à la désillusion face à la cruauté humaine, l’expression d’un espoir autre, et Malevitch, Kandinsky, Miro, Brancusi, Mondrian avaient été intéressés par cette philosophie qui faisait l’éloge de l’abstraction, opposée à la matière, ennemie de la spiritualité. Quand, un jour de 1935, Henry Kravetz-Brown invita son jeune ami Arden Quin à une conférence de Torres-Garcia à la Société Théosophique, celui-ci accepta immédiatement, ayant hâte d’avoir des nouvelles de l’Europe et de Paris par son compatriote uruguayen, persuadé que lui-même irait un jour dans la capitale française, étant entendu que l’Ecole de Paris était surtout composée La rencontre, rapporte Shelley Goodman, eut lieu au sommet du Palais Diaz pour un garçon qui résume son enfance et son adolescence en ces termes : « Mon père avait été assassiné, Dieu était mort, j’étais Dieu ». Et une sorte de dieu de l’art était là, en la personne de Torres-Garcia, transmetteur messianique, qui avait créé un « Universalisme », avait eu des rapports avec le « Créationnisme » du Chilien Vicente Huidobro et le français Paul Reverdy, une sorte de cubisme poétique. La conférence de Torres-Garcia est assortie d’une projection de cartes postales d’œuvres de Malevitch, Kandinsky, d’artistes de « Cercle et Carré », dont Mondrian, et aussi de Lissitsky, et de l’Ecole de Paris. « C’est la première fois que j’entendais prononcer le nom de Kandinsky », dira Arden Quin, la première fois que je voyais une œuvre de lui. Le lendemain, j’étais devenu un abstrait ». Après la conférence, les commentaires vont bon train. Poussé par Henry Kravetz-Brown, Carmelo a pris avec lui une petite huile découpée sur carton, de style cubiste, faite l’année précédente, à Rivera. Mais il n’ose la sortir de sa sacoche, et Henry doit le pousser vers Torres-Garcia et son fils Augusto, du même âge qu’Arden Quin, assistant de son père et qui deviendrait peintre doué. La forme découpée est sortie, Torres-Garcia l’examine, puis la repousse d’une phrase définitive : Ah, Picasso, toujours Picasso ! », tout en invitant son auteur à venir poursuivre la conversation à son atelier.

Comme on sait Arden Quin va rentrer chez lui pour composer « Diagonales des carrés », mais aussi suivre les conférences de Torres-Garcia sur le futurisme, constructivisme, néoplasticisme etc. et celui-ci va lui apprendre le nombre d’or, lui offrir un compas pour le calculer jusqu’à ce que ça devienne naturel, le diriger à la fois vers les avant-gardes européennes et l’art des peuples primitifs, en lui faisant lire « Arte de los pueblos aborigenes », du Catalan José Pijoan (1931), étude sur les arts africains, océaniens et amérindiens et leurs formes, leurs masques, qui ne sont sans doute pas étrangers aux « Formes noires » de 1942. Et l’initiation au marxisme d’Arden Quin venant se relier au discours de Torres-Garcia sur l’avant-garde la plus poussée en écho au primitivisme. Une pensée forte est en train de se nouer, qui sera le fondement du MADI fondé par Arden Quin, l’idée de retours de l’Histoire, de « correspondances » permanentes, comme il le dira dans la « La Dialectica ».

Il continuera de rendre visite à Torres-Garcia même lorsqu’il sera à Buenos Aires ou reviendra en Uruguay voir sa mère, et l’invitera dans la revue « Arturo ». Mais il n’appartiendra jamais à l’ « Association de l’Art construit », atelier fondé par Torres-Garcia à Montevideo en 1935. Beaucoup pensent que le caractère d’Arden Quin ne le prédisposait pas à être un suiveur. Et très tôt, après avoir montré sa forme cubiste mais découpée à Torres-Garcia à l’Institut théosophique, il lui avait confessé son désir de créer un art fondé non seulement sur l’abstraction, mais sur ce qui lui paraissait le plus important : le contour irrégulier. Sa formule de 1944 dans « La dialectica » est forte. C’est un concept qui dépasse de beaucoup la plastique, c’est une vision du monde, une weltanshaung. Mais toute sa vie Arden Quin ne cesserait de répéter : « Torres-Garcia fut ma source ». Par contre si la rencontre Torrès-Garcia/Arden Quin fut si féconde, c’est que le jeune Arden Quin s’était déjà, d’instinct, immergé dans le tellurisme de sa terre natale, « imprégné de l’essence de la terre », comme dit Torres-Garcia, prenant contact sans le savoir encore avec « l’art vierge » produit – terme marxiste- par cette terre, où « plusieurs civilisations autochtones, dans leurs expressions plastiques, avaient préféré l’abstraction à la figuration ».

Pour vivre, Arden Quin fait toutes sortes de petits métiers, jusqu’au conditionnement de corned-beef payé en argent et en viande, travail de nuit qui le laisse libre de travailler le jour à l’écriture et la peinture, et au combat politique. Au milieu des années 30, Hitler avait projeté de mettre la main sur les pays d’Amérique du Sud où vivaient des Allemands, et un décret de janvier 37 invitera ceux-ci à l’aider à la conquête, et des agents du Reich s’emparerent des Associations d’Uruguay. En 1936 Garcia Lorca est exécuté à Grenade. L’année précédente, lors de son passage à Montevideo, Arden Quin et ses compagnons avaient en vain essayé de le rencontrer.

Et le 11 novembre 1936, année où sont publiés quatre numéros de la revue trimestrielle « Circula y Cuadrado » à Montevideo, Arden Quin va montrer pour la première fois des œuvres en public, trois formes découpées de couleurs primaires, à la casa de Espana, au bénéfice des intellectuels républicains espagnols, une exposition-vente organisée par l’écrivain uruguayen Julio Verdié, à laquelle participent aussi Torrès Garcia, ses fils Augusto et Horacio Torres, Del Prete, Amalia Nieto, Michelena, Barradas, Rosa Acle.

Arden Quin est engagé dans la branche uruguayenne des Brigades Internationales et s’entraîne au combat tout en fréquentant l’Ecole des Beaux-Arts. « Je n’étais pas encore un peintre, confessera Arden Quin, je travaillais peu et ne produisais qu’un nombre limité de toiles, j’étais trop impliqué dans la politique. Il est prévu qu’ils vont rejoindre les Brigades Internationales sur le front de Madrid, mais la saisie du « San Antonio », bateau sur lequel ils doivent embarquer, par le vice-président Ramon Castillo, met fin au projet. La mauvaise santé du président Robert Otiz ouvrant le pouvoir à Castillo soumis d’après les rumeurs au ministre anglais Neville Chamberlain, Carmelo décide de quitter Montevideo pour Buenos Aires, simple étape vers Paris, son but ultime.

Rappel : les passages biographiques concernant la vie de Carmelo Arden Arden Quin entre sa naissance et l’année 1958, s’ils sont extraits du Catalogue raisonné édité par Alexandre de la Salle, ont été abondamment puisés, avec son accord, dans la biographie de Shelley Goodman : "When Art jumped out of its cage" (Editions Madi Museum and Gallery, Dallas, Texas, 2005)

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