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FEUILLETON : Et si MADI nous était conté ? - Chapitre 19 - Par France Delville pour Art Côte d’Azur

A l’occasion de l’exposition « Conscience polygonale, De Carmelo Arden Quin à MADI contemporain », hommage au CIAC (Centre International d’Art Contemporain, Château de Carros), extraordinaire creuset de l’Art entre Mémoire et Découvertes.

L’enthousiasme qu’a provoqué le vernissage de l’exposition « Conscience polygonale, De CarMelo ArDen QuIn à MADI contemporain » au CIAC, le 12 mars dernier donne envie de se retourner pour saluer l’énorme travail accompli depuis ses débuts par ce « Centre International d’Art Contemporain » riche de son lieu - le magnifique château de Carros récemment restauré et agrandi - et de ses équipes passionnées et compétentes, avec pour directeur Frédérik Brandi, qui a pris le relais de Frédérik Altmann. Déléguée à la Culture de la ville de Carros, Mme Claude Renaudot a, elle, de manière très sensible, pris le relais de Christine Charles appelée à d’autres fonctions toujours aussi liées à l’art et à sa transmission auprès des populations.

samedi 12 mars 2011, vernissage de l’exposition, de gauche à droite : Frédéric Brandi, Alexandre de la Salle, Catherine Topall, Jean et Christine Charasse
Christine Charasse, Catherine Topall, Frédérik Brandi dans l’une des salles MADI de la galerie Orion
salle des archives
Arden Quin à la Galerie de la Salle en 1987, photo Frédéric Altmann

Depuis son ouverture en 1998, en dehors des présentations de la collection FRAC PACA (2002, 2003, 2004, 2005), de l’hommage à Alexandre de la Salle (« Le Paradoxe d’Alexandre » en 2000), relatant son parcours de quarante années entre ses deux galeries, des artistes d’une incontestable qualité ont été mis à l’honneur : Emile Salkin, Anne Madden, Léonardo Rosa, Jean Villeri, André Verdet, Claude Troin, Jean Brandy, Steve Dawson, Hans Hunold, Marcel Bataillard & Kristof Everart, Jürgen Waller, « Seize artistes coréens de Pusan », Georges Renouf, Claude Morini, Bruno Mendonça, Yves Bayard, Marcel Alocco, Leroy + Leroy, Martin Caminiti, Pierre Gastaud, Hans Hartung, Michel Gaudet et sa Donation, les artistes canadiens Ainsley, Guimont, Surprenant, « Seize artistes brésiliens », Dominique Landucci, Yucki et Michel Goeldlin, Raymond Hains, artistes de pays nordiques récompensés par le prix Carnegie, jeunes artistes invités à œuvrer autour de la collection du CIAC, et Claude et Isabelle Monod, et six artistes corses sous le beau titre de « Out of Corsica », puis « Out of Corsica 2 », et Edmond Vernassa, et une exposition du « Quartel » qui relia l’art et la psychanalyse sous la devise de « Beau comme un symptôme ».
C’est entre 2008 et 2010 qu’ont pris place les grands travaux de rénovation, la réouverture se faisant avec l’exposition Max Charvolen, Suzanne Hetzel, « De fond en comble ».

Avant cette période avait été envisagée une manifestation pour accompagner la sortie du « Catalogue Raisonné » d’Arden Quin (œuvres de 1936 à 1958) par les Editions « L’Image et la Parole », fondées par Alexandre de la Salle. Et sous la forme d’une exposition historique du parcours d’Arden Quin. Celui-ci s’était montré très heureux du projet, d’autant plus que tout le développement du mouvement MADI serait également explicité par des œuvres, de la fondation en 1946 à l’Institut Français des Hautes Etudes de Buenos Aires jusqu’à aujourd’hui.

Car le Mouvement MADI, internationalement, continue de faire des adeptes : de jeunes artistes de diverses nationalités trouvant toujours aussi pertinentes les « leçons » proposées par Arden Quin et MADI au début des années 40 sur la question de la Forme et du Contour.

L’histoire de MADI, ce sont des prémisses avec Arden Quin inventant la première forme polygonale, « Diagonale des carrés », un jour de 1935, au sortir d’une conférence de Torrès-Garcia. Puis son agrégat premier, « Arte Concreto Invención » (1944-45), à la suite de la parution de la revue-culte « Arturo ». Trois années de révolutions plastiques permanentes sont saluées par le public et la critique. Puis, Arden Quin souhaitant « se mesurer » à l’Europe et à Paris, prend le bateau avec Juan Mélé et Grégorio Vardanega, et vient créer un Centre MADI à Paris, rue Froidevaux, ainsi que la Revue Ailleurs avec Volf Roitman entre autres. Il retourne deux-trois ans à Buenos Aires, le temps de créer un nouveau mouvement, « Arte Nuevo », et des Revues, pendant que le Groupe Madi parisien ne cesse d’exposer dans les galeries les plus prestigieuses de l’art géométrique d’avant-garde. Une période de latence est interrompue par Alexandre de la Salle qui relance Arden Quin à la FIAC et dans sa galerie, puis MADI dans de nouveaux développements, au point que Carmelo Arden Quin, peu de temps avant sa mort, survenue le 27 septembre 2010, déclara à Catherine Topall, avec un grand sourire : « C’est Alexandre qui m’a découvert ».
La période « Madi maintenant/Madi adesso », orchestrée par Alexandre de la Salle est extrêmement prolifique, avec la constitution d’un nouveau Groupe Madi (des anciens + des jeunes), et de multiples expositions.

Catherine Topall va créer à Paris un Centre Orion (le bien-nommé, en écho à la revue Arturo, d’Arcturus, étoile de première grandeur, sans oublier la relation à Arthur Rimbaud, car Arden Quin est aussi un grand poète, hermétique, Mallarmé n’étant pas loin non plus), Catherine Topall qui va travailler à des dizaines d’expositions MADI, dans sa galerie et dans divers pays, et particulièrement à la grande rétrospective de l’Espace Latino-américain. Et Sofia Arden Quin, l’épouse de Carmelo, va, encore plus récemment, former un groupe de jeunes madistes argentins, dont les travaux sont réunis dans l’une des salles du CIAC.
Nous pourrons, au fil du temps, explorer longuement la révolution opérée par Arden Quin et le mouvement MADI fondé par lui, Gyula Kosice, Rhod Rothfuss, Edgar Bayley et quelques autres, mais le texte qu’Alexandre de la Salle écrivit dans le catalogue édité par l’Espace Latino-américain et la Galerie Alexandre de la Salle en 1983 pour une rétrospective Arden Quin sera une très bonne introduction. Il a pour titre : « Arden Quin et la passion d’inventer » et l’exergue est constituée d’une phrase prise dans le recueil d’aphorismes d’Arden Quin « Opplimos » : « Ces objets forment un cercle glorieux, la conscience ».
« Carmelo Arden Quin ne compte plus les expositions qui sont des hommages à l’exceptionnelle importance de son œuvre. Par le nombre et l’importance des ruptures et des innovations qu’il a introduites dans le champ de l’abstraction géométrique, il prend incontestablement place au premier rang de ceux qui, historiquement, ont élaboré ce langage, de ceux dont, après coup, on sait qu’ils furent l’avant garde de leur époque. Sa rencontre en 1935 avec Torres Garcia sera décisive. Il va s’enthousiasmer pour le constructivisme russe, le futurisme, le néo plasticisme ; il découvrira « cercle et carré », « abstraction création », bref, il saisira tous les linéaments de l’art abstrait construit. D’emblée il sera inventif, comme peu d’artistes le furent. Il sortira du format rectangle, brisant ainsi la dernière amarre au vieux schéma perspectif. Il explorera tous les types de surface : plane, galbée, voilée, trouée, mobile ; établira un rapport d’équivalence constant et rigoureux entre une forme plane aux contours irréguliers et ce qui se passe sur la surface ainsi délimitée. Il exposera ses recherches en 1936 à la Maison d’Espagne de Montevideo, à l’occasion de l’exposition d’aide et de propagande en faveur de la République Espagnole aux prises alors avec la rébellion franquiste. On le voit ensuite à Buenos Aires en 1938 créant un atelier collectif et éditant la revue ronéotypée « Sinesis » avec Lloret Castels, Guy Ponce de Léon, José Garcia Martinez, Pablo Becker, Basterra, Sarmiento et, dans la décade des années 40, animant le « Groupe Arturo » réuni autour de la revue du même nom, avec Tomas Maldonado, Rothfuss, Edgar Bailey, Kosice, Lidy Prati, et où collaborent Torres Garcia, Vincente Huidobro, Vieira da Silva, Murilo Mendes et Augusto Torres. La revue s’ouvre par le manifeste dit « Manifeste d’Arturo », où Arden Quin expose sa conception esthétique basée sur la dialectique matérialiste. Expositions et manifestes se succèdent chez la photographe Grete Stern, chez le psychanalyste Dr Pichon Rivière et ailleurs. Il sera l’homme du Mouvement Madi (carMelo ArDen quIn) qu’il lance au mois d’août 1946 à Buenos Aires dans l’institut Francais d’Etudes Supérieures. Y participent Martin Blaszko, Rhod Rothfuss, Gyula Kosice, Ignacio Blaszko, Esteban Eitler, avec la collaboration de Juan Carlos Paz et de la danseuse Paulina Ossona. Le groupe exposera peu après à l’école d’arts plastiques Altamira dirigée par Lucio Fontana et Emilio Pettoruti. MADI ? On s’y veut complètement libre d’utiliser les nouveaux matériaux, d’inventer des formes nouvelles qui, par leur excentricité modifieront le rapport de l’œuvre au mur, de se servir des acquis de la technique en introduisant la mobilité dans l’œuvre murale et sculptée. Une telle audace, une telle effervescence créatrice à Buenos Aires, en ce temps là, c’est bien sûr un phénomène qu’il faudra un jour interroger encore de plus près.

La problématique de Mondrian

Mais je voudrais souligner un des aspects les plus féconds de la démarche d’Arden Quin. Il va partir de la problématique de Mondrian, pour qui le rapport d’opposition de deux droites concentrait en lui tous les autres rap¬ports, voilés dans la nature par son exubérance même, et lui permettait donc de viser à l’unité et à l’universalité. Cette synthèse purificatrice (parallèle, soulignons le, aux préoccupations de la phénoménologie), nourrie de théosophie, qui se prétendait rationnelle, et dont le bien fondé peut être mis en cause, fut cependant à l’origine d’une des œuvres les plus marquantes de la première moitié de ce siècle. Et c’est encore au nom de la rationa¬lité, pour éviter au système de virer au dogme et de dégénérer, que cette problématique devait être repensée et contestée. Van Doesburg avait certes donné le signal de la révolte. Il reste que l’action de « perversion », de déconstruction reconstruction, sera un des aspects essentiels des inventions d’Arden Quin. Reprenant le travail de l’orthogonalité, tout en en préservant la rigueur, par de subtils décalages, par la réintroduction systématique des diagonales, puis par des ruptures plus radicales, dues à des surfaces manquantes qui laissent apparaître le mur, par des œuvres faites de plusieurs plans séparés, Arden Quin a métamorphosé ce système, y a insufflé la complexité, l’a dynamisé. Disposant ainsi d’un clavier très étendu, il est parvenu, dans le travail de la surface, à un degré de sophistication jamais atteint avant lui. Il passe alors de l’orthogonalité à la polygonalité, parlant même de « conscience polygonale ».

C’est non seulement en s’arc boutant les uns sur les autres, mais plus encore par le jeu de leurs contradictions, de leurs brusques confrontations, de leur subtile dérive, que les éléments de la surface peinte vont créer une harmonie supérieure et susciter cette floraison d’œuvres étranges, dérangeantes et belles de leur surprenante audace et de leur liberté inouïe. Les « Coplanals » sont un des sommets de ses trouvailles. Composés de plusieurs polygones peints, vissés sur une structure à claire voie, chacun de ses éléments carrés, cercles, triangles, vit d’un seul et même mouvement, de sa vie propre ET de celle de l’ensemble où ils viennent s’insérer. Non seulement la totalité générale est mobile, par élongation des parties ou par aplatissement, mais pour chacune de ses positions, elle peut être modifiée par la plus infime variation d’un seul de ses éléments constitutifs. Tous ces déplacements se font dans l’unité d’un seul et même plan, jamais d’avant en arrière.

Ces travaux constituent les prémisses incontournables de l’art cinétique.

Catalogue raisonné de Carmelo Arden Quin

A Paris où il est venu se fixer en 1948, (et où, pour la première fois je l’ai rencontré dans la galerie de mon pèren rue Jacques Callot), Arden Quin reconstituera le mouvement Madi.
En 1950, il participe avec ses compagnons José Bresciani, Roger Desserprit, Eielson et Vardanega à la première exposition que le nouveau groupe fait dans la capitale. Ces cinq artistes, auxquels s’ajouteront Chaloub, Guy Lerein et Koskas, vont être les co fondateurs, avec Del Marle, de la Salle « Espace » au Salon des Réalités Nouvelles de cette même année, mani¬festation qui provoquera une grande polémique entraînant la démission de la moitié des membres du Salon, parmi lesquels Pevsner et Hartung. En 1951, Arden Quin fait la connaissance de Volf Roitman, et, en 1953, le groupe Madi se présente à la Sorbonne, au club Paul Valéry, avec Guevara, Nunez, Sallaz, Pierre Alexandre, Lenhardt, Neyrat et Marcelle Saint-Omer. Leurs travaux seront exposés chez Colette Allendy, Suzanne Michel, Denise René, Silvagni. La salle Madi du Salon des Réalités Nouvelles en 1953 était constituée essentiellement par des œuvres « optique vibration » et des sculptures mobiles à moteur,
En 1953 à Sao Paulo, conférence et présentation du mouvement Madi au musée d’Art Moderne et rapport avec le groupe concrétiste composé de Fejer, Cordeiro, Pignatari, de Campos. A partir de 1949, les recherches d’Arden Quin se sont infléchies : toujours sur des formes libres, planes ou courbes ; il réalise toute une série d’œuvres sur fond blanc, où le jeu des lignes et des micro formes colorées vire à une obsédante hallucination, à une systématisation de ce jeu optique à l’origine duquel on le trouve encore. Maints acteurs de cette tendance passeront par son atelier. J’allais oublier la superbe série de collages et de découpages pleins de verve et de fantaisie, qu’Arden Quin exécuta entre 1948 et 1956, en partie exposée dans une soirée chez le psychanalyste argentin Edgardo Rolla à Buenos Aires en 1954, d’une impeccable précision, et qui à elle seule mérite l’hommage d’une exposition.

Et maintenant ?

Qu’on l’écoute, intarissable sur ses projets, que l’on surprenne son œil noir, lourd, pétillant d’intelligence et d’humour, on le voit toujours projeté vers l’avenir. Les coplanals, auxquels il travaille depuis des an¬nées, ont grandi, envahissant le mur de leurs formes : la grande ou Forme Mère et la petite ou Satellite, reliées par un ombilic discret. Ils sont comme l’ultime aboutissement des coplanals de 1945. Après la couleur (avec quel art il s’en sert, ne la laissant jamais s’accumuler en un point, il la répartit et la fait bouger sur toute la surface avec précision pour l’intégrer heureusement à ce travail syncopé que j’ai tenté de décrire), Arden Quin se dit fasciné par le blanc et le noir, qui recouvrent déjà certains coplanals, certaines de ses formes courbes, ponctuées de protubérances métalliques. L’immense contribution d’Arden Quin à l’histoire de l’abstraction est évidente : c’est celle d’un infatigable Pionnier. Je crois pouvoir affirmer, en pesant mes mots, qu’il y a un Avant et un Après Arden Quin. Longue vie au peintre, et au poète, dont je n’ai rien dit, mais qui est de la même trempe, celle des grands Poètes ». (Alexandre de la Salle).

Très éclairant également le texte de Frédérik Brandi dans le catalogue de l’exposition du CIAC, avec cette fois en exergue une phrase de Braque : « Le progrès en art ne consiste pas à étendre ses limites mais à les mieux connaître. » (Georges Braque, Le jour et la nuit, cahiers 1917 1952) :
« Fondé en 1946 à Buenos Aires par Carmelo Arden Quin, Rhod Rothfuss, Gyula Kosice et quelques autres, le Mouvement MADI cultive une forme de singularité, continuant après tant d’années à faire des adeptes sur toute la surface de la planète. De nombreux jeunes artistes trouvent en effet toujours aussi pertinentes et opérationnelles les leçons initiales. Hors de tout message à délivrer et de toute recherche de signification particulière, ces artistes MADI veulent simplement créer une œuvre qui n’existe que par elle même, fruit d’un « jeu majeur de la créativité et de la sensibilité ». Arden Quin, avec son invention d’une « conscience polygonale » dans le champ de l’art, aurait ainsi accompli une révolution nécessitant cette longue période afin que soient sondés ses effets et ses potentialités. Le Mouvement MADI n’a jamais été homogène ni monolithique, il n’a cessé de se transformer, et cette exposition tente d’articuler les divers temps de son parcours historique, qui a traversé notre région, s’est ancré à Paris et retourne d’une certaine manière s’épanouir en son berceau, l’Argentine. Alexandre de la Salle pour le volet historique, Catherine Topall pour le volet contemporain, et France Delville pour la coordination générale du projet artistique, ont été les partenaires constants et dévoués de cette opération, qu’ils en soient chaleureusement remerciés.

Le Centre international d’art contemporain de Carros, par sa propre histoire au long cours, morcelée et continue, dont les strates se lisent sur les murs et dans les espaces rénovés du château comme dans un livre ouvert, se prête de manière idéale à cette présentation qui permet tout à la fois, dans l’esprit des missions principales du CIAC, de revisiter une page d’histoire de l’art, de perpétuer un dialogue avec le monde et d’ouvrir les portes à la jeune création. »

Question strates, un lien s’est imposé avec Hans Hartung, l’un des plus célèbres exposants du CIAC, et dans un face-à-face avec Arden Quin très emblématique de leurs rapports respectifs à la Peinture

Arden Quin était très reconnaissant aux fondateurs de l’art abstrait, et géométrique, mais il trouvait qu’ils n’étaient pas allés assez loin, d’où sa revendication de transformation du support. Si Hans Hartung est un immense peintre, il aura malgré tout fait partie de ceux qui, en 1950, révoltés, auront quitté le Salon des Réalités Nouvelles devant la Salle Espace, la Salle Madi. Jolie rencontre dans nos esprits, aujourd’hui.

Hans Hartung n’en demeure pas moins un personnage bouleversant, peintre génial, héros résistant de la guerre, et Jean-Pierre Mirouze a encore eu l’heureuse idée de le filmer pour la série « Visions » de Télé Hachette. Il faut voir ce film en entier, Hans Hartung se colletant à la toile, la griffant, la chargeant d’éclairs. Au tout début, il tient un appareil de photographie. Et l’exposition du CIAC en 2004 mettait justement l’accent sur les regards des photographes, Frédéric Altmann, Ralph Gatti, François Goalec, André Villers, Alkis Voliotis (son assistant dans le film), qui l’avaient photographié, et j’avais moi-même, dans le catalogue, mentionné son expérience des éclairs, comment enfant il les avait conjurés, comment ce dépassement était peut-être la genèse de son œuvre. A l’époque je ne connaissais pas le film de Jean-Pierre Mirouze, je ne connaissais que l’Autoportrait de Hans Hartung. Mais c’est un bonheur de le voir démontrer, dans le film, son pari de la rapidité, et, comme dit Jean-Pierre qui l’interviewe, dévoiler un à un ces « signes de l’Homme dialoguant avec ceux de l’Univers ».

De gauche à droite Rothfuss, Arden Quin, Kosice à l’Institut Français des Hautes Etudes de Buenos Aires le 3 août 1946

Oui, en 2004, avec mon titre « Hans Hartung ou La conjuration de la foudre », je devais être déjà convaincue que cet homme avait voulu affronter la violence du cosmos, la violence des hommes, au prix de son corps, de son intégrité, et que c’est sans doute pour cela que l’on ne peut voir son œuvre sans frissonner.
« J’ai la manie de tout photographier, écrit-il dans son « Autoportrait » (1976), parce que la photo est ma seconde mémoire... Il est même arrivé que je conçoive une exposition en me servant uniquement des photos... Pendant mon enfance mon père me prenait avec lui dans sa chambre noire éclairée par cette lampe rouge grâce à laquelle on pouvait suivre le développement des négatifs. Je me suis construit un appareil photographique à l’aide d’une lentille et de boîtes à cigares de mon père... Plus tard, tout pour moi pouvait acquérir un intérêt photographique, une fissure dans un mur, les nuages, n’importe quoi... »

Frédéric Altmann lisant à Hans Hartung un texte de Bernard Noël pour le vernissage de la Gaude, photo André Villers, Antibes, 1987

Cette exposition (là c’était moi qui écrivais), en jeux de miroirs du peintre (photographe) photographié par des photographes photographiant les photographes photographiant le peintre (photographe), est un hommage subtil à la question fondamentale d’Hartung sur la vision : « Peindre a toujours supposé pour moi l’existence de la réalité, cette réalité qui est résistance, élan, rythme, poussée, mais que je n’appréhende totalement qu’autant que je la saisis, que je la cerne, que je l’immobilise pour un instant que je voudrais voir durer toujours. » Et plus loin : « L’insondable.

Cette ouverture sur le Vide médian a fait de Hans Hartung un grand peintre, et aussi un résistant. Un prophète, peut être : « Je crains que l’homme occidental ne se soit comporté d’une manière imprudente et peu intelligente envers le reste du monde... il y est allé comme conquérant, comme missionnaire... les missionnaires étaient suivis par les militaires qui recrutaient les hommes pour nos propres guerres, et de cette manière ils les ont initiés aux techniques modernes de la guerre... » L’infiniment grand et l’infiniment petit se rejoignent dans la peinture d’Hartung, dans leur collision et leur expansion. Et ce dépassement des misérables conduites humaines, il l’a rencontré à l’âge de six ans alors que sa grand mère, terrorisée par les orages, l’enfermait dans un couloir. A six ans (j’avais six ans, j’étais un garçon), il a honte de sa peur, s’échappe, court à la fenêtre ouverte de sa chambre, ose affronter la galaxie en furie. « Je ne me suis plus jamais laissé enfermer dans le corridor des orages. Désormais je voulais voir. Mieux : je dessinais. Sur un de mes cahiers d’écoliers, j’attrapais au vol les éclairs dès qu’ils apparaissaient. Il fallait que j’aie achevé de tracer leurs zigzags sur la page avant que n’éclate le tonnerre. Ainsi je conjurais la foudre. Rien ne pouvait m’arriver si mon trait suivait la vitesse de l’éclair. Peu à peu, sans que ma frayeur cède pour autant, l’exaltation me gagnait. J’éprouvais devant les orages une terreur ensorcelante, je vibrais sous leur force, sous leur puissance. Mes cahiers d’écolier se remplirent de pages et de pages d’éclairs. Mon père les appelait les « Blitzbücher » de Hans, les livres des éclairs. Mes éclairs enfantins ont eu, j’en suis sûr, une influence sur mon développement artistique, sur ma manière de peindre. Ils m’ont donné le sens de la vitesse du trait, l’envie de saisir par le crayon ou le pinceau l’instantané, ils m’ont fait connaître l’urgence de la spontanéité. Ensuite, dans un certain sens, c’était là déjà l’intrusion d’un élément abstrait au moins sous jacent parcours instantané de la force, dont l’écho m’a poursuivi jusqu’à maintenant et ne me lâchera plus. » Alors « une plante qui pousse, la pulsation du sang, tout ce qui est germination, croissance, élan vital, force vive, résistance, douleur ou joie peut trouver son incarnation particulière, son signe, dans une ligne souple ou flexible, courbée ou fière, rigide ou puissante, dans une tache de couleur stridente, joyeuse ou sinistre... »

« Vague », acrylique et feuille de métal/toile, de Anna-Eva Bergman

Anna-Eva et lui se sont rencontrés sur le mode du coup de foudre, à Montparnasse, en 1929. Cela n’a rien d’étonnant, elle aussi était branchée sur le grandiose du monde. Et dans le catalogue de son exposition à la galerie Sapone en 2005, dans une préface intitulée « Anna-Eva Bergman face à la mer », Ole Henrik Moe a souligné le rapport intime entre l’eau, le fjord, la mer, l’océan, et le travail d’Anna-Eva. « Elle était cependant bien consciente que cette eau qui mouillait les rivages au fond d’un fjord norvégien était aussi celle qui emplissait les grands océans. Je crois qu’elle trouvait apaisant de penser que le fjord rencontrait la mer et que la mer rencontrait une autre mer. Pour elle, la mer devint le symbole de toute cohérence, dans la nature autant que dans sa vie privée. Et comment nous a-t-elle communiqué sa conception de la mer ? Dans une toile comme « Océan » ou « Grand océan », où toute la surface est recouverte de vaguelettes luisantes, c’est plutôt la Méditerranée par beau fixe ». Ce texte se termine par : « Salue bien la Norvège ! » Ce furent les derniers mots qu’elle m’adressa avant d’être transportée à l’hôpital de Grasse. Sa décision de faire répandre ses cendres dans la baie d’Antibes n’était pas un effet du hasard. Car au fond de son cœur elle avait la certitude que la mer – qu’elle soit au nord ou au sud – représentait pour elle une sorte de continuité, dans la vie comme dans la mort ».

Hans Hartung et Antonio Sapone, exposition « Œuvres récentes » 1989, photo Frédéric Altmann

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