Pour exposer les couleurs, le matériau essentiel des peintres, en dehors de toute considération de style, d’école, mais néanmoins centrée sur des œuvres des XXe et XXIe siècles, il fallait trouver une idée simple de présentation qui laisserait au public toute latitude pour découvrir et parcourir cette exposition où la subjectivité de chacun prend sa vraie place.
C’est le cercle chromatique, un outil de base, utilisé en art, en design et en théorie des couleurs pour visualiser leurs relations qui a été choisi.
Cette représentation circulaire des couleurs du spectre lumineux disposées selon leur ordre, organisé en 1704 par Isaac Newton qui, le premier, a proposé un cercle des couleurs basé sur la décomposition de la lumière blanche par un prisme. Le cercle chromatique a ensuite été repris et remanié plusieurs fois, notamment par Chevreul en 1839 qui en a déduit la loi du contraste simultané, et en 1905, par Munsel qui a élaboré le système scientifique des couleurs.
De ce cercle chromatique situé au centre exact de l’exposition sont déployées les couleurs : rouge, bleu, jaune, noir, blanc, vert, rose, comme autant de rayons matérialisés par des couloirs représentant chacune des couleurs.
Une large galerie périphérique couverte d’œuvres exceptionnelles fait office de cercle concentrique sans début ni fin. Ainsi, le visiteur peut à son gré la parcourir puis visiter chaque rayon qui comprend - encore une originalité de cette présentation - une petite salle où on peut s’asseoir, écouter et humer chaque couleur. Il a été fait appel à un nez (Alexis Dadier) et à un spécialiste de l’acoustique (Roque Rivas) pour élaborer ces rapprochements entre les couleurs, les sons, les odeurs.
De plus, dans chacun de ces rayons-couloirs, sont présentées des installations permettant de contextualiser ces couleurs dans des intérieurs domestiques et de s’interroger sur la place d’œuvres d’art et d’objets de design de la vie quotidienne.

1929, Huile sur toile 101 x 64,8 cm,
Don de l’artiste en 1976.
En dépôt depuis 1994 : La Piscine -
Musée d’art et d’industrie André Diligent (Roubaix)
Collection Centre Pompidou,
Paris Musée national d’art moderne -
Centre de création industrielle
Crédit photo : Centre Pompidou,
MNAM-CCl/Jacqueline Hyde/Dist.
GrandPalaisRmn Tamara de Lempicka Estate, LLC /
Adagp, Paris, 2025
Les chefs d’œuvre du couloir périphérique (plus de 100), classés par couleur, en dehors de toute autre considération, permettent cette plongée immersive dans la couleur. Parmi les artistes exposés figurent Matisse, Picasso, Kandinsky, Magritte, Modigliani, Chagall, Dalí, Basquiat, Bacon et des designers comme Jean Prouvé ou Philippe Starck.
Bien sûr, on le sait, la perception des couleurs est fortement subjective et leurs significations ne sont pas les mêmes selon les époques, les pays ou les civilisations. Pour exemples : la couleur du deuil en Europe est le noir, alors qu’en Afrique, c’est le blanc, le jaune, couleur impériale en Chine, est associée en Europe à la trahison (les jaunes) à l’infamie (étoile jaune), le bleu de Barbares devient celui de la Vierge, etc.
Depuis les débuts de l’humanité, les statues, les objets, et même l’écriture étaient colorés. Mais avec l’invention de l’imprimerie, des journaux puis des débuts de la photographie, du cinéma et de la télévision, le monde et la culture se racontait en noir, gris et blanc. Pendant toute une période, le monde perçu à travers les médias technologiques était dominé par des nuances de gris. Cette « monochromie » nous a profondément marqué au point qu’on associe le passé à une époque sans couleur. Le noir et blanc a donné au regard une forme d’abstraction, de distance poétique, un imaginaire esthétique lié à la lumière, aux ombres, aux contrastes, à la nostalgie. Le noir et blanc gardent toujours un pouvoir particulier : celui de la mémoire, du rêve, ou de l’art.
Mais la couleur a rapidement repris ses droits et même plus. Elle s’est intensifiée, de nouvelles couleurs sont nées : vantablack (qui absorbe 99,96 % de la lumière), bleus électriques, verts néon, fuchsias très saturés, acidulés, jaune, vert, rose fluo, etc. Et un très petit nombre d’artistes ont même adossé leur nom à une couleur : (Yves Klein, Van Gogh, Soulages, Malévitch).
S’il existe une histoire des couleurs, elle pourrait commencer par le rouge qui a donné le nom à Adam (adom = rouge ou adama = terre) mais aussi par la couleur du sang ou de la terre.
Des artistes majeurs l’ont utilisé avec force : Rothko, bien sûr, qui avec ses champs colorés, la couleur devient l’objet même de sa création, son sujet premier, qu’il charge de gravité émotionnelle.
Matisse y voit une énergie décorative, Kandinsky, une dynamique intense.

1960 Pigment pur et résine synthétique
sur toile marouflée sur bois 199 x 153 cm.
Achat en 1974 État, Fonds national d’art
contemporain. Attribution au Musée national
d’art moderne / Centre de création industrielle
le 11/12/1975 Collection Centre Pompidou,
Paris Musée national d’art moderne -
Centre de création industrielle.
Crédit photo : Centre Pompidou, MNAM-CCl/
Hélène Mauri/Dist. GrandPalaisRmn,
© Succession Yves Klein c/o Adagp Paris 2025
Le bleu de la mer et du ciel s’imposerait ensuite. Yves Klein l’incarne en inventant sa nuance propre : le IKBlue, un bleu profond, vibrant et immatériel. Il le définit comme une couleur « hors dimension », évoquant l’abstraction pure. Pour Pablo Picasso qui lui a consacré sa célèbre « période bleue » (1901-1904), il évoque plutôt la solitude, la tristesse, la pauvreté. Wassily Kandinsky, en revanche, dans Du spirituel dans l’art, analyse le bleu comme une couleur profondément mystique, tendant vers l’infini et le spirituel. Il y voit une évocation de la paix et du surnaturel. Henri Matisse, quant à lui, l’utilise pour sa lumière vibrante et sa puissance décorative comme dans « La Piscine ». Et pour Chagall, « Le bleu, c’est la couleur de l’amour. »

1964, Peinture acrylique, verre, mouche,
passementerie en fibre synthétique,
sur photographie marouflée sur toile130 x 97 cm,
Don de la Scaler Foundation en 1995,
collection Centre Pompidou, Paris
Musée national d’art moderne -
Centre de création industrielle
Crédit Photo : © Centre Pompidou,
MNAM-CCI/Philippe Migeat/
Dist. GrandPalaisRmn© Adagp, Paris, 2025
Le jaune du soleil est adoré par Vincent van Gogh : « Je cherche à rendre dans mes tableaux un effet de chaleur par des jaunes comme le soleil (…) Que c’est beau le jaune ! Il est « la couleur de la lumière et de la vie » Son désir était de faire une symphonie de couleurs où le jaune dominerait Il comparait déjà les couleurs aux sons : « Les jaunes sont des notes hautes, brillantes, éclatantes ; les bleus sont des notes plus basses, calmes ou mélancoliques ».
Le noir pourtant lié à la destruction, au vide et à l’absolu, est pour Soulages une source de lumière et de profondeur, une matière vivante : « Le noir, c’est la lumière ».
Pour Matisse, il unit toutes les autres couleurs, et s’en sert pour les structurer et les intensifier. Alors que Kandinsky le considère comme un néant sans espoir, Malevitch en fait le symbole d’une révolution artistique radicale.
Le rose, couleur de la chair et de la sensualité, très décrié pendant des siècles, est devenu un symbole de rébellion contre les normes sociales et artistiques.
Matisse l’associe au bonheur et à la douceur, Bonnard voit en lui une fausse innocence.
Le blanc est perçu plutôt comme une couleur fondamentale.
Malevitch en fait la couleur de l’infini et de la pure énergie. Pour Kandinsky : « Le blanc agit sur notre âme comme le silence absolu. Ce silence n’est pas mort, il regorge de possibilités vivantes. Il est un néant plein de promesses ».
Le vert symbolise bien sûr la nature. Henri Matisse le voit comme une « couleur puissante, vibrante et instable qui apporte fraîcheur et éclat ». Pierre Bonnard voit dans le vert une couleur jamais innocente. Selon lui, il doit toujours être mêlé et équilibré avec d’autres tons pour atteindre sa pleine vibration.
… Tous les peintres pourraient dire avec Claude Monet : « La couleur est mon obsession quotidienne, ma joie et mon tourment. »
Les poètes ont aussi « peint les couleurs avec des mots » (Van Gogh) : « E, blancheur des vapeurs et des tentes, I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles » (Rimbaud), « La terre est bleue comme une orange » (Eluard). « Le blanc est la couleur qui contient toutes les autres, mais qui les a oubliées. » (Cocteau) et pour Victor Hugo : « Le blanc, c’est la lumière qui s’est tue ».
En nous invitant à s’interroger sur la perception des couleurs, sur leur pouvoir évocateur à travers le temps, sur leur utilisation qui est passée du respect de la couleur naturelle à : « je me suis foutu de la vérité de la couleur » (van Gogh), cette exposition nous apprend qu’en fait, la couleur dépasse les dogmes et résiste à toute interprétation. De plus, sa scénographie nous offre un véritable espace de liberté, en nous proposant de circuler à notre gré dans cet original cercle chromatique.
Dans une video à l’entrée (et donc à la sortie), les auteurs du cataloque habillés de la couleur dont ils parlent évoquent leurs analyses et leur sensibilité.