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FEUILLETON : Et si l’Ecole de Nice nous était contée ? - CHAPITRE 3 : QUESTIONS DE L’ORIGINE - Par France Delville pour Art Côte d’Azur

Pour approfondir la question de la fondation de ce qu’on appelle « L’Ecole de Nice », il est peut-être intéressant d’interroger les raisons pour lesquelles Arman aurait soutenu et assumé l’existence d’une telle Ecole du début à la fin, comme en témoignent ses propos (retranscrits mot à mot) dans le film tourné par Pierre Marchou le 7 août 2000 à Vence, film visible en boucle dans la salle de projection du Musée Rétif pendant l’exposition « 50 ans de l’Ecole de Nice » :

Arman dans le film de Pierre Marchou

« Dans l’Ecole de Nice, nous avons tous les courants, elle se caractérise beaucoup plus par la géographie : il s’est passé quelque chose à Nice. Mais, même pour les premiers protagonistes, Yves Klein, Martial Raysse, Ben et moi-même, vous avez quatre artistes avec des styles complètement différents. Les premiers ont été assimilés aux Nouveaux Réalistes, mais je ne pense pas qu’Yves Klein ait été vraiment Nouveau Réaliste, il était plutôt spiritualiste. Et Martial Raysse s’en était très vite décalé, et était devenu le seul pop artiste français. Etc.
Et il précise : « Lorsqu’aux Ponchettes on a fait une exposition Ecole de Nice, j’ai protesté, ils ont oublié Ben, parce que sans Ben non plus il n’y aurait pas d’Ecole de Nice ».

Arman : « Bas-relief de cuillères africaines

Comme si déjà à l’époque, il s’était comporté en analyste, en historien, en archéologue regardant déjà les choses à partir d’un futur projeté, d’un futur antérieur. Est-ce alors ce tempérament natif qui lui aurait donné l’envie de suivre les enseignements de l’Ecole du Louvre, de se passionner pour l’archéologie et les arts orientaux, de pratiquer la plongée sous-marine à la recherche d’amphores, et enfin, en 1953, de tomber amoureux de l’art tribal ?

Arman : « Tête Nok », dans l’exposition du Musée Rétif

Et l’aspect mise en scène de ruines offertes à décrypter à des archéologues du futur était justement la clé nécessaire aux populations vençoises pour lire ce qu’elles découvriraient un matin sur le rond-point de la Place Maréchal Juin, la « Traction avant, traction après » d’Arman, (1991, série Atlantis, voiture disloquée, comme calcinée, quoique en bronze), en évitant de la prendre (ce qui fut abondamment fait, j’en suis témoin) pour un véhicule brûlé par des voyous et abandonné à l’entrée de la ville, ce qui allait faire fuir les touristes. A juste titre aujourd’hui le site de la Ville de Vence mentionne que, tout comme « Traction avant, traction après… », une autre sculpture d’Arman : « Accord final », un piano tout aussi « dégradé », lui aussi en exposition temporaire au Belvédère Fernand Moutet, fait partie de la série « Atlantis », et fut traité par son auteur « comme une pièce archéologique semblant surgir de fonds abyssaux ». Toute la série « The day after » de 1984, combustions d’un salon complet de style Louis XV, avait déjà évoqué à l’époque ce qu’un nouveau Pompéi ferait de toute civilisation se croyant protégée par son luxe.

En novembre 1967, très lucidement, Pierre Restany avait mis l’accent sur cet aspect de la démarche d’Arman : « Par la suite Arman aura recours aux métaphores géologiques pour exprimer son sentiment de la nature moderne. Il parlera de la réalité contemporaine comme d’une stratification de couches technologiques, il découvrira des accumulations de fossiles industriels, il se voudra l’archéologue du futur ».
Ce long texte de Pierre Restany (écrit à Paris entre novembre 1967 et septembre 1968 et qui sera édité par Pierre Horay en 1973), débute par : « Ses pêches sous-marines sur la Côte d’Azur, chaque séance durant deux ou trois heures, au large et sans appareils respiratoires, sont des exploits sportifs couronnés par des butins miraculeux.

Son intelligence des échecs a surpris Marcel Duchamp lui-même, pourtant blasé en la matière. Collectionneur-né et fervent d’archéologie, il est un redoutable chasseur d’occasions, l’habitué de tous les marchés aux Puces d’Europe ou d’Amérique. (…) Dans les derniers mois de 1958, Arman accomplit, en compagnie de sa femme et d’un prêtre dominicain orientaliste, un immense périple en Asie, de Nice à Persépolis en passant par les Balkans et l’Anatolie. Le contact intime avec un monde où s’enchevêtrent la géologie et l’archéologie, l’histoire de la terre et l’histoire des civilisations disparues, aura contribué puissamment à fixer la vision réaliste de l’artiste. Par la suite Arman etc. »

Le Dominicain en question était le père Stève, membre de la mission archéologique française, et Eliane Radigue, l’épouse d’Arman, musicienne, pendant le voyage de retour envoya au père Stève une lettre illustrée par Arman, qui décrivait ce retour. Cette lettre fut remise par le Père Stève à Frédéric Altmann, qui la prête aujourd’hui au Centre Pompidou pour l’exposition « Arman » de la rentrée.

Quant à la pêche sous-marine qu’Arman pratiqua pour vivre à partir du milieu des années 50 tout en vendant des meubles et des voitures, un témoignage visuel en existe grâce à Jean-Pierre Mirouze qui filma son ami, début des années 60, quai des Etats-Unis, sortant de l’eau avec ses palmes. Ce film devrait être bientôt projeté au Musée Rétif. Jean-Pierre Mirouze, rappelons-le, fut cité par Claude Rivière en août 60 dans son paragraphe « Y-a-t-il une Ecole de Nice ? » en compagnie d’Arman, Klein, Raysse, Laubiès, et Sosnovsky. Dans le même film on voit Arman avec son père devant le magasin de celui-ci. A Otto Hahn, Arman confiera : « A quinze ans, je faisais une sorte de peinture-souvenir. Mon père en vendait dans son magasin d’antiquités. »

Un travail sur la mémoire est celui d’Arman, même protéiforme

Et que son abondante production d’estampes, si importante qu’elle a été l’objet d’un Catalogue Raisonné, exprime de manière somptueuse par sa variété, sa multiplicité, son intelligence. Il y a une virtuosité de la trace chez Arman, un génie de l’empreinte, entre apparition et effacement. Le 11 août 1989, à Jeanne Otmezguine Arman parle de l’abondance de ses estampes qui revêt, dit-il, un caractère « orgiaque ». Insistant sur ce qui est pour lui « une sorte de déliquescence et de plaisir. » Jeanne Otmezguine, préfacière du Catalogue Raisonné des Estampes (Editions Marval, Paris, 1990, en collaboration avec Corice Arman) voit un désir d’efficience, en 1967 « dans l’accumulation de lettres et noms d’artistes de l’Ecole de Nice réalisée en lithotypographie pour la Galerie Alexandre de la Salle ».

estampes d’Arman éditées par la Galerie de la Salle
estampes d’Arman éditées par la Galerie de la Salle
estampes d’Arman éditées par la Galerie de la Salle

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Alexandre de la Salle (qui, entre autres, de 1967 à 1997, pour toutes ses expositions « Ecole de Nice », éditerait des estampes créées par Arman), organisa une exposition de son œuvre graphique en août 1974 : cinquante-six sérigraphies, lithographies, gravures et collages originaux , après celle qu’il avait présentée chez Janine Bressy à « L’œil écoute », Lyon (*) en novembre-décembre 1972, une exposition de toutes ses éditions d’Arman.

Dans la plaquette de cette exposition, une biographie mentionne qu’Arman est « Cofondateur du Groupe des Nouveaux réalistes en 1960, et Cofondateur de l’Ecole de Nice en 1961 », ce qui fait allusion à l’article de Sosno dans Sud-Communications, et fait aussi écho à la passion de Sosno pour l’archéologie, qui débuta durant son service militaire à Toulouse, lorsqu’il découvrit « le plus grand gisement français de tombes gallo-romaines, en collaboration avec le CNRS, Michel Raclot et Arsène Perez-Mas ». Il dira : « A un moment il m’a semblé drôle de remonter quelques milliers d’années, d’utiliser les matériaux qui étaient arrivés jusqu’à nous. Arman s’était intéressé aux poubelles, d’autres aux palissades, Raysse aux Prisunic, moi j’avais fait un peu d’archéologie (…) Au fond je fais les poubelles de l’Histoire de l’Art. Débris de sculptures romaines et grecques par exemple, dont il nous arrive des morceaux dénaturés, défigurés. (…) Quand je moule une pièce antique cassée, je me l’approprie, elle est un signe de mémoire. (Dans « Sosno, Traversée en forme de fugue », France Delville, ed. Melis)

Collages d’Arman édités par Editions de la Salle

Le catalogue de la première « tranche » d’Ecole de Nice » choisie par Alexandre de la Salle en 1967 est peut-être traversé par le thème des racines, des traces. Ainsi Marcel Alocco avec ses pierres comme à Lascaux, avec ses signes culturels associés en patchworks, avec ses romans mettant en scène des figures mythiques, avec ses évocations de sa tradition familiale. Et Ben avec ses tiroirs ouverts sur des souvenirs injetables, et César avec ses compressions de voitures, ficelées comme des dossiers à répertorier sur des étagères géantes, et le « Motorcolor » de Farhi, structure dégagée de sa carcasse pour en montrer la beauté : l’essentiel mis à nu. Et « L’Empreinte bleue » d’Yves Klein, telle l’effleurement d’un corps astral, encore un Essentiel au-delà des habitudes du regard… et cette « Dormeuse » de Malaval repliée sur ce qui dans le rêve décrypte le réel. Et ce portrait-miroir de Martial Raysse : immobilisation de l’animé (e), pure présence… et cet autre portrait-miroir, du monde cette fois, par la pure géométrie : épure minimaliste de Bernar Venet. Et, d’André Verdet (EDN310), des vitrifications comme débris de volcans par un homme qui déploya dans son œuvre, de tant de manières, une investigation savante des choses, en initié. Lorsque j’eus évoqué devant lui, plusieurs fois, l’aspect « oraculaire » de son œuvre, il m’invita à développer mon hypothèse. Et cela donna un livre (« André Verdet ou La parole oraculaire ») aux éditions Melis. Qui débuta presque ainsi : « Ce fut alors la sensation de suivre à la trace un individu en exploration muni de l’œil infatigable de ces chercheurs Anciens, Renaissants ou Modernes, qui interrogèrent Terre, Ciel, Formes, nombres. En un mot qui questionnèrent la place de l’humain dans l’Espace/Temps de l’Univers…

Cosmogramme », œuvre présente au Musée Rétif.

Comme pour ces éternels pionniers, ne s’agit-il pas chez André Verdet d’une quête très concrète jouant entre deux points extrêmes : de la Terre-Glèbe à l’Equation ? Entre les lavandes du Col de Vence et E = mc2 ? Du Plein au Vide… ». Dans le clip vidéo qui accompagne cette chronique, André Verdet évoque les racines de son art ainsi que sa rencontre avec l’Ecole de Nice. En maintes intersections il croise les autres œuvres, des autres membres, de ladite Ecole. Par exemple, ses « Exercices du regard » ne font-ils pas écho à « L’Hygiène de la Vision » de Martial Raysse ?

Quant à Claude Gilli, « l’artiste sans doute le plus authentiquement niçois », comme l’écrit Pierre Restany dans le très beau livre « Claude Gilli, La poésie au ras du sol » (Ed.Galilée, 1982), il est bien ancré dans son « terroir affectif » par ses « racines gilliennes », qui sont « profondes ».

« Bleu » 1985

Et Claude s’en explique lui-même joliment dans ces « Cahiers d’art » qui accompagnèrent son exposition « Paysages » à Pornichet en 1992 : « Il faut inventer son propre langage pour s’exprimer. Nos propres mots pour essayer de traduire notre paysage intérieur, mais de toutes façons, nous ne serons jamais aussi forts que la nature. Près de mon atelier à Paris dans les jardins du Museum d’Histoire Naturelle, il y a un arbre : un cerisier japonais je crois ; au début d’avril, ses branches sont complètement couvertes de petits bourgeons vert acide, en une semaine il devient une masse blanche et une dizaine de jours après il est entièrement rose avant de redevenir vert. Quelle diversité et quelle créativité !

Arman, une fois de plus dans son esprit de champ de fouilles, écrivit, le 17 mars 1991, pour le catalogue de la Rétrospective Gilli à Paris (Galerie Jousse-Seguin) : « Des couleurs aux paysages synthétiques, Claude dompteur de gastéropodes a voyagé en pionnier dans l’amazone de l’art, il nous en a rapporté les trésors de la culture mythique des indiens Gilli ».
De l’Ecole de Nice ne se dégagerait-il pas une spécificité à décrypter ? Un certain rapport méditerranéen très tellurique aux trois temps, Passé-Présent-Futur ? Pour les relier en une apothéose signifiante dont la mort nécessairement n’est pas exclue, mais, avec, comme le dit André Verdet dans « Provence noire » : « Notre trop plein de bonheur (qui) faisait monter d’un bleu le niveau de la mer ».

Magie de l’Ecole de Nice. Et qui fut perçue, bien sûr, par Pierre Restany. Toujours dans « Claude Gilli, La poésie au ras du sol », il écrit : « Au cours de ce voyage au cœur du monde gillien, on voit surgir tout un réseau de transferts et de correspondances qui, au-delà des apparentes mutations formelles, reconstitue l’unité essentielle et secrète, affective et mentale du personnage. Issus du terroir niçois, les ex-voto de la dérision quotidienne ne trouvent-ils pas leur prolongement freudien et mystique dans l’exorcisme du Fétiche à clous ? »

Ces transferts et correspondances traversent le discours de Claude Gilli dans le clip vidéo associé également à ce chapitre de « Et si l’Ecole de Nice…

(*) Avant même l’exposition « Ecole de Nice ? » de mars 1967, Galerie Alexandre de la Salle, place Godeau, à Vence, dont Arman a dit qu’elle avait fédéré l’Ecole de Nice, la Galerie « L’œil écoute », du 19 novembre 1966 au 2 janvier 1967, avait organisé une exposition intitulée « Ecole de Nice », avec Arman, Chubac, Deschamps, Farhi, Gilli, Venay (sic), Vialla (sic), Gette, Malaval, Pavlos. Deschamps et Pavlov n’apparaîtraient plus jamais dans des expositions Ecole de Nice.

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