D’abord très noir, le plateau est peu à peu éclairé par des rayons qui circulent avant de se fixer sur ce que le consommateur, sollicité tous azimuts, accumule innocemment. Une musique saccadée - qui serait des bruits, des souffles, des ahanements stridents de machines - se veut un matraquage obsédant, agaçant, infernal à force de taper sans cesse le même rythme dans la tête de chacun.
Eclairé, le plateau, divisé par des panneaux en plexiglas, est devenu un open space, où ils sont sept à travailler, trois hommes et quatre femmes, accrochés à leur portable. Chacun, enfermé dans sa solitude avec un visage inexpressif et des mouvements mécaniques, saccadés, apporte des paquets, des boîtes, des packs de boissons, des fleurs ou des plantes en pot, dans une circulation d’objets censée représenter les achats compulsifs de chacun, des biens de consommation parfois utiles, parfois futiles, des babioles dérisoires. On voit même passer des photos de Zidane, de Karl Marx, de Freud, de Keynes, le célèbre économiste...
En travaillant le rythme de façon très pointue, Maguy Marin a déjoué les attentes sur le pouvoir de la danse remplacée par une gestuelle très dessinée.
Elle s’en est donnée à coeur joie pour imaginer des trajets fougueux, parfois facétieux, où les interprètes s’entrecroisent sur une musique stridente et répétitive qui épuise le spectateur, l’agace, en l’entraînant dans une course forcenée où les gestes remplacent les mots. Hommes et femmes ont les mêmes gestes précis, très calculés. En font-ils trop ? Ou peut-être pas assez, cela pourrait durer encore et encore. Le désir de consommer circule en chacun comme le sang dans les veines.
Le rythme ne faiblit pas pour donner ce spectacle intense, rageur, obsessionnel, magistral.
Révélant tout de la manipulation actuelle de la société, les gestes sont toujours mécaniques, parfois ils se figent, avant de reprendre de la vitesse pour des allers-retours incessants. Le temps d’un bref moment, les interprètes sont nus parmi leur accumulation d’objets et ils mangent voracement comme s’ils ne digéraient pas cette vie de surconsommation. Cette dénonciation par l’absurde est volontairement inconfortable, mais d’une incontestable force.
Quelques spectateurs sortent au cours de ce spectacle engagé. A la fin, alors que des boîtes et des objets inutiles de différentes couleurs sont dispersés sur la scène pour offrir un époustouflant décor polychrome, des « ouhs » hostiles couvrent les applaudissements de ce spectacle que nous avons pourtant beaucoup aimé, quoique épuisée en sortant.
Jamais la dénonciation de la société de consommation n’a été si forte, avec de dérangeants effets ludiques et/ou psychologiques sur des besoins illusoires sans cesse accrus. Toujours plus !
Caroline Boudet-Lefort