Dans « L’homme irrationnel », Woody Allen transforme Joachim Phoenix en prof de philosophie harcelé de questions existentielles et confronté à deux femmes davantage fascinées par lui qu’elles ne l’attirent. Dès qu’il arrive dans le campus de la petite ville de la côte Est des Etats-Unis, loin des bobos new-yorkais habituels de Woody Allen, ces deux figures féminines - une élève très douée et une enseignante qui rêve de démarrer une nouvelle vie - se disputent la préférence du prof alcoolique et dépressif.
Comme « Match Point » et « Crimes et délits », deux tragi-comédies diaboliques, « L’homme irrationnel » relève de la part la plus sombre de l’oeuvre (46 films !) de Woody Allen avec cette réflexion sur la présence du mal, bien niché en chacun, et sur la lutte perdue d’avance pour y échapper. Le réalisateur renoue donc avec sa veine la plus noire et justifie le pessimisme de son personnage par la lourdeur et la laideur de l’existence qui l’ont détruit. Celui-ci perçoit d’autant plus sa vie comme un échec personnel qu’il n’a jamais réussi à laisser son empreinte et s’est contenté d’écrire des articles érudits, uniquement lisibles par des enseignants et des élèves. C’est la façon qu’utilise Woody Allen pour exprimer son propre point de vue sur l’absurdité de la vie et du monde actuel.
Il concocte une rencontre entre Kierkegaard et Hitchcock dans ce film à la fois joute amoureuse sous forme d’affrontements philosophiques et intrigue policière avec le thème du « crime parfait ». Tout est raconté par une double voix off : celle du prof et celle de sa jeune élève tombée sous son charme dès le premier cours. Mais ce qui est dit et ce qui est montré s’annulent par la parole et l’image qui s’opposent. Le ton d’abord ironique devient grave pour parler du destin, du hasard, de la culpabilité et du libre-arbitre.
Lecteur fanatique de Dostoïevski, Woody Allen s’accroche à l’idée qu’un crime redonne goût à la vie, et il anime son personnage telle une marionnette en lui insufflant que seul un meurtre peut donner sens à son existence. Dès lors, celui-ci se lance pour mettre au point - avec machiavélisme - un crime parfait afin de se retrouver en grande forme. Une conversation surprise par hasard dans un restaurant va entraîner toutes sortes de rebondissements qu’il serait dommage de raconter. Disons que, au sommet du cynisme, un crime en provoque un autre dans un engrenage fatal et un dévissage moral tendance sardonique.
Le cinéaste a réuni, autour de Joachim Phoenix (excellent dans son jeu ambigu), la blonde Emma Stone, sa muse et son double, (déjà vue l’an dernier dans « Magic in the Moonlight ») et Parker Posey, la brune égérie du cinéma indépendant new-yorkais.
Woody Allen estime n’avoir jamais réalisé de chef d’oeuvre. Peut-être que non, mais chacun de ses films est un régal, une délicieuse friandise corsée de bulles de champagne. Cependant, pour la première fois, nous émettons de minces réserves sur ce nouvel opus de notre Woody Allen chéri. Son film bafouille avec des personnages trop bavards aux préoccupations absurdes qui n’ont aucun sens. Woody reprend des recettes scénaristiques déjà utilisées et nous mène d’énormité en énormité avec une jubilation de plus en plus dévastatrice. Le grand guignol des passions et des choix de vie se déchaîne dans une série d’événements qui obéissent à une logique irrationnelle et lâchent la bride au hasard. Tout semble réversible, les sentiments comme les valeurs. Qu’importe ! L’essentiel est qu’il nous amuse. Mais nous rions jaune, car il faut bien dire que le fond est cruel. Pourtant si rien n’est comique, tout est vif, insolent, pervers, d’un amoralisme tranquille.
Comme toujours Woody Allen a énergiquement refusé le jeu cannois, et c’est hors compétition que « L’homme irrationnel » a été présenté au dernier Festival de Cannes. Il rejette toute comparaison entre deux oeuvres d’art, telle une improbable rivalité entre « Rashomon » et « Citizen Kane ».