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Chapitre 56 (Part III) : Sur la piste des éléments

Suite de la chronique de France Delville...

Suite de l’entretien croisé de Frédérique Nalbandian et Patrick Lanneau avec Sophie Braganti

Patrick Lanneau : Ce que je vois dans le paysage, c’est une alchimie entre formes, couleurs, densités et flottements, ombres et lumières. Les formes que j’y place ne sont que des signaux, dans le sens où ils indiquent un chemin, un point d’arrêt, un passage. Dans le paysage, il y a ce que l’on voit, avec nos yeux, nos sens et ce qu’il provoque comme vision dans notre cerveau, comme appel à notre mémoire. C’est entre ces deux perceptions et dans leurs liens créatifs que se situe mon questionnement.

Sophie Braganti : Quelle relation entretenez-vous avec la couleur et la matière ?

Frédérique Nalbandian : La couleur, excepté le rouge carmin, n’a jamais eu de sens pour moi. Elle est de l’ordre du « décoratif », de l’illusion. L’immanence et la réalité de la matière m’ont toujours préoccupée. J’essaie d’y trouver une force intrinsèque à la vie.
Ses différentes phases, solides, liquides ou gazeuses, m’apparaissent comme une source de connaissances dont on ne peut enfreindre les règles : un art de la conduite, une éthique. Je repense à la phrase de Ponge : « Le savon est une sorte de pierre, mais pas naturelle : sensible, susceptible, compliquée. Elle a une sorte de dignité particulière ». Parallèlement, ses qualités m’évoquent des concepts tels que ceux d’origine, d’état au sens de status signifiant tenir debout. C’est une tentative d’aller vers l’essentiel, l’évidence d’une matière et peut-être de la vie.

Patrick Lanneau : Je ne sais toujours pas comment la couleur existe vraiment, la matière encore moins. L’acte de peindre est une tentative pour comprendre comment la lumière, la couleur pénètrent en nous, pour nous renseigner sur le monde.
Je n’ai aucun goût particulier pour la matière. Dans mes anciens travaux, il y avait plus de pâte. C’est simplement parce que je travaille par recouvrements. Par flux successifs de passages de couleurs qui provoquent un surgissement de sens. Aujourd’hui c’est plus fluide, plus transparent. J’essaye de m’arrêter plus tôt, de donner plus d’importance à l’esquisse pour garder cette fluidité et les transparences qui donnent une lumière aux couleurs. Avant, c’était la matière même de la couleur qui donnait la lumière.

Daniel Biga
Sur Patrick Lanneau, c’est Daniel Biga qui a écrit un texte intitulé « Lent Faon Lanneau », en voici le début et la fin :
« Au carrefour des quatre dimensions - plutôt des six y adjoignant le nadir et le zénith -, dans sa fine compréhension des points cardinaux Patrick Lanneau me dit que s’il est facile de s’abaisser, s’accroupir - ainsi plier les genoux suffit pour se rapprocher de la terre -, par contre s’élever est beaucoup plus complexe et - continue-t-il «  … surtout pour moi qui suis petit, tout enfant, j’étirais un maximum le cou, haussais la tête, me dressais sur la pointe des pieds, éventuellement sautillais pour y voir un peu mieux… Mais cela était vain d’essayer d’atteindre la taille des adultes, impossible de voir par-dessus leur épaule… même les gosses de mon âge étaient presque toujours plus grands que moi !  ». Uccelli e Uccellino…(…)
Mais tout du corps sollicité, répond à l’appel : « présent ! ». Le toucher - ô le lisse, le velours, la soie, le satin, la chaleur d’une caresse animale, amoureuse ; l’ouïe - qui voudrait nier après Baudelaire les correspondances entre sons et couleurs, et plus largement les cinq sens de la tradition redécouverte, jamais perdue, les ondes invisibles mais sonores qui parcourent les champs élyséens de la peinture ? ; l’odorat - commencé dans les parfums infinis des cent mille fleurs, violettes et miels ; le goût, oui, puisque comme l’affirme Edith Södergran « le secret de toute chose git dans l’herbe de la colline aux framboises  » (tant bien aux myrtilles ! aux mûres, aux cassis, aux fraises, aux groseilles, n’est-ce pas ?)… Qui ose le nier ? Certes pas lent faon Lanneau.
Histoire de l’Art ? Histoire de l’Air ! (Daniel Biga)

Et Ondine Bréaud-Holland sur Frédérique Nalbandian : « Etre d’aplomb, devenir intranquille »

« Au cours de ces dernières années, Frédérique Nalbandian a raffiné sa science des matériaux. Le savon y occupe toujours une place prépondérante mais aussi le plâtre, et maintenant le verre. Substances ou substrats produits par l’homme et de noblesse inégale, signes d’une modernité toujours en vigueur où toute hiérarchie est possible entre les matériaux. Au gré des occasions, ces substances se chargent d’eau, d’air, de pigment rouge carmin et de poudre de charbon, s’en laissent imprégner et même meurtrir. Des échanges chimiques s’y font donc à l’évidence - les conduits sont apparents - mais sans prétention démonstrative. Et le tout épouse la loi plastique de la production de formes, allant de mains en prière à concrétions irrégulières, formes ou « blocs de sensation », comme le disait Deleuze à propos des œuvres d’art qui l’inspiraient tant.

Fragments sonores de Frédérique Nalbandian et Cécile Bonopéra

Quant à Cécile Bonopéra, le 2 novembre 2010, à la Faculté de Psychologie de Nice, dans le séminaire de psychanalyse 2010-2011 de l’AEFL (Association d’Etudes Freudo-Lacaniennes) intitulé « L’inadmissible : L’inconscient, le malentendu », sous le titre « Fragments de discours, fragments sonores », elle avait, en sa présence, parlé de Frédérique Nalbandian comme ayant « le désir insistant de l’artiste qui ne peut se soustraire à un « ça la travaille ».
« Elle expérimente depuis longtemps déjà, avait-elle dit, la possibilité d’exposer ses œuvres à une évolution en les soumettant à un processus d’érosion plus ou moins contrôlé – ici, de l’eau et du savon. Elle en recueille le produit, fragmentaire, qu’elle réutilise dans de nouvelles compositions comme autant d’éléments d’un étrange vocabulaire à usage privé, sorte de lalangue silencieuse mais pas muette du tout, et en tout cas assez irrévérencieuse pour décliner savoir et savon ».
Le 2 novembre, Cécile Bonopéra avait fait le choix de dire devant l’auditoire des « Fragments sonores » en les « prélevant à la pièce plastique sonore à laquelle ils appartiennent », pièce « rendue possible avec un niveau d’exigence à la hauteur de nos aspirations grâce à l’intervention du CIRM (Centre National de Création Musicale de Nice) qui a pris en charge toute la conception sonore de la pièce, mettant à notre disposition des moyens dignes de professionnels confirmés »
Ces Fragments sonores avaient été entendus au vernissage de l’exposition du même nom le 9 septembre précédent à la Galerie Depardieu. Il était annoncé qu’après plusieurs mois d’études et de suivi expérimental dans les studios du CIRM, Fragments sonores, installation évolutive de Frédérique Nalbandian, dont la forme d’origine est une oreille de savon, allait être exposée à la galerie Depardieu durant un mois aux côtés d’œuvres toutes issues de ses work in progress également en savon. Et que Fragments sonores avait été réalisée en collaboration avec Cécile Bonopéra, psychanalyste, et Julien Aléonard, ingénieur du son au CIRM. « Il s’agit en effet d’atteindre à une résonance différente de la forme sonore et plastique à partir de l’utilisation du sonore dans un temps et dans un espace donnés, pour faire apparaître une présence autre, palpable, faisant trace, pour le visiteur (Frédérique Nalbandian)

Fragments sonores au CIAC

Cécile Bonopéra en dit qu’ils sont « conçus comme une suite de variations vocales qui déplient le thème plastique de Frédérique et se déploient ou se replient à volonté. Ils sont là pour soutenir le visiteur dans une approche autre de l’œuvre, comme un passage. Ils sont faits pour être dilatés jusqu’à s’effilocher, et même s’effacer ». Elle en donne dans l’exposition, faisant partie de l’Installation, quelques « fragments de fragments » :
Comme dans le rêve : la blancheur de la page,
Tu disposes des oreilles sur une page blanche.
Sont-elles égarées ? Laisses-de-mer, marins rejetés par la mer, écorchées ?
Ecorcher les oreilles, écrire la langue.
Inscrire des mots dans une matière vive, écrire brise la voix.
Quand j’étais petite je m’amusais à répéter un mot à l’infini et tout d’un coup je trébuchais sur l’étrangeté du son issu de ma gorge. Il avait perdu son sens du départ et cette perte de sens entendue, me faisait soudain vaciller un instant : allais-je m’engloutir aussi à la suite du sens chu ?
Tu fais couler de l’eau. Dans les oreilles l’eau forme des lacs, elle s’écoule ruisselle et creuse des gorges comme entrelacs de mots qui retiennent et entravent par leurs sens. Fiction du sens qui capture et distrait, il assigne au bord des lacs, ordonne le long de ses entrelacs. Le sens apaise et cependant il asservit. Car le sens se repaît du son, il va jusqu’à transir le cri de part en part, dès que le cri consent à passer au langage.

L’eau forme des lacs dans la matière des oreilles qui est matière savonneuse à creuser, raviner, dissoudre. La rompre en fragments improbables. Des écarts apparaissent alors d’un fragment à l’autre où se sera glissée l’eau en laissant des traces. Je recueille les traces laissées par l’eau, dessins précieux de traces inédites qu’elle laisse en s’épuisant, qu’elle efface parfois en passant. Les suivre du doigt pour en déchiffrer l’étrange message, les lire.
Les oreilles sont toujours ouvertes.
Les mots sont des fragments de langue qui choient dans les oreilles.
Le passage de l’eau évanouit la matière savonneuse. Une fois l’eau évaporée le passage de l’eau s’égale à presque rien : traces de voix, éclats d’oreilles abusées de langage.
Le silence la précède et la suit, vacillant entre désir et oubli.
Cécile Bonopéra,
À Nice, le 10 Avril 2010.

(A suivre)

Pour relire la première partie de cette chronique.

Pour relire la deuxième partie de cette chronique.

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