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CHAPITRE 57 (Part IV) : Roger Gilbert-Lecomte

La suite de la chronique de France Delville...

Suite de Born to be wild : Mon nom mon ombre sont des loups (film)

Cette approche très fine du cas Pankejeff, apparue dans la section précédente de ce chapitre – approche poétique à la mesure de la poésie de la cure analytique, à la mesure de la parole du Sujet – Daniel Cassini et Georges Sammut en ont donc fait un film intitulé « Mon nom mon ombre sont des loups », qui fut projeté devant un parterre de psychanalystes durant les journées de décembre 1996 à la Galerie Alexandre de la Salle, équivalence de ce que l’inconscient produit d’énigmatiques images acoustiques. Petit chef-d’œuvre d’évocations intimes et autres angoisses devenues célèbres.

Capture d’image du film "Roger Gilbert-Lecomte, phrérange irrémédiable" de Georges Sammut et Daniel Cassini

… tranché en eux les liens du langage…

Ensuite, même si, dans le Séminaire 1997-98 intitulé « Clinique sociale. Psychologie des foules et analyse du moi » Daniel Cassini n’accompagne pas d’un film son intervention intitulée « Cinéma et identification », (Caroline Boudet-Lefort, fondatrice des Cinémas du Couple parlera après lui), il y livre néanmoins les clés de son rapport au cinéma, et de son rapport à la littérature, qui est de fréquenter de manière privilégiée ceux qui, à quel prix, sont libres, et ce sont ceux qui qui, selon le mot de Bataille ont « tranché, en eux, les liens du langage » :
Pour être certes assujetti aux lois du langage, les parlêtres - que nous sommes - (au sens de sommation) ce même langage n’entretenons pas tous pour autant un rapport identique avec celui ci, selon que nous nous rangeons dans le camp des névrosés, des normosés, des analystes, des poètes, des psychotiques.
Certains, mais à quel prix, sont libres. Ils ont, selon le mot de Bataille, « tranché, en eux, les liens du langage ».
Aloïse, Artaud le Momô... James Joyce épinglé, à mi dire, comme psychotique, est pourtant celui qui est allé chercher, selon le mot de Lacan « tout droit au mieux de ce qu’on peut atteindre de la psychanalyse à sa fin ».
Durant 17 ans, ce même Joyce, violemment critiqué par le bon docteur Jung pour son Ulysses, bricole génialement une formidable machine à métisser le langage, à l’impurifier, « Finnegans Wake ».
Joyce - dont l’écriture, comme la femme, n’existe pas, en toute logique, ce qui ne les empêche pas de se poser un peu là... - écrit ceci dans une lettre décisive à Miss Weaver : « Je suis en train de construire une machine à une seule roue. Sans rayons bien sûr. Une roue parfaitement carrée. Vous voyez où je veux en venir, n’est ce pas ? Je parle sérieusement, attention, n’allez pas croire que c’est une histoire stupide pour les enfants. Non, c’est une roue, je le dis à l’univers, et elle est carrée ».
Strange to say, my dire.

Capture d’image du film "Roger Gilbert-Lecomte, phrérange irrémédiable" de Georges Sammut et Daniel Cassini


A la différence d’une roue - qu’elle soit de bicyclette ou de parmesan - une roue carrée est une invention fourbe, malicieuse, déconneuse, qui se gauchit à chaque nouvelle rotation, qui ne revient jamais dans la même trace, qui transmet le mouvement dans la discontinuité, une rouerie, en somme.
Aussi, en hommage à Joyce l’exilé, et à son écriture qui n’existe pas, je propose que nous passions incontinent du registre tellement convenu de la table ronde, garantissant qu’il ne se passera strictement rien, à celui de la table ronde carrée, chacun étant invité ici à s’essayer à faire tourner cette table d’un genre dévoyé, afin que l’esprit à la différence de la misérable marée noire occultiste ou spirite s’y mani¬feste, de façon biaisée, facétieuse, transversale, rhizomatique.
A ceux qui penseraient qu’il s’agit là d’une argutie, d’un simple détail sans importance, je rappellerai le sérieux avec lequel Joyce s’adresse à Miss Weaver, ainsi, différemment, que le mot de Freud vérifiable sous toutes les latitudes, selon lequel la vérité se tient je cite « dans les détails, dans les rognures d’ongles ».
C’est déjà - et avant de parler de cinéma - une façon de faire fonctionner pareille table ronde, carrée, se décentrant à chaque instant tout en continuant à aller obstinément de l’avant, mais de traviole, comme on dit à Nice, que de faire remarquer que lorsqu’un homme politique déclare, de façon délibérément réductrice et provocante « que les chambres à gaz ne sont qu’un détail de l’Histoire », la canaille ne croit pas si bien dire en ce que les chambres à gaz sont précisément, avec les charniers et les camps, l’un des « détails » où se hurle la vérité de l’histoire du XXe siècle.

Capture d’image du film "Roger Gilbert-Lecomte, phrérange irrémédiable" de Georges Sammut et Daniel Cassini



Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit,
nous te buvons midi et matin, nous te buvons le soir,
nous buvons, nous buvons.
Un homme habite la maison, tes cheveux d’or Margarete
Tes cheveux de cendre Sulamith, il joue avec les serpents
Il crie jouez doucement, la mort, la mort, est un maître venu d’Allemagne
Il crie assombrissez les accents des violons
Alors vous montez enfumée dans les airs
Alors vous avez une tombe au creux des nuages
On n’y est pas couché à l’étroit

Mais revenons à notre imposé sujet de ce soir. Pour le dire à la manière de Jean Pierre Brisset : « Le cinéma ou le cinémoi, je ne sais pas ce que sexe a ? »
Je sais seulement qu’Andreï Roublev de Tarkovsky est le film que j’emmènerais sur l’île déserte, avec une poignée de poèmes de Paul Celan, cité à l’instant. Quel plus bel exemple de clinique sociale que la féroce embrassade des deux princes russes sous l’œil attendri des popes ? ... La caméra lentement révèle là aussi un simple détail de l’Histoire : le gros prince barbu écrase de tout son poids le pied de son blondinet de frère, qui, du coup s’en ira faire alliance avec les Tatars, et livrera le pays à la violence et à la destruction.

Capture d’image du film "Roger Gilbert-Lecomte, phrérange irrémédiable" de Georges Sammut et Daniel Cassini



Je sais aussi que - pour écrire des scénarios avec un ami dont vous avez peut être eu la chance rare de voir le beau et sombre film consacré à l’Homme aux loups - les difficultés en ce domaine, comme par hasard, commencent, et n’en finissent pas de commencer, dès lors qu’il s’agit de faire des personnages. Leur ménager, à ces personnages, et à ce qu’ils disent, la place en creux, de l’insu, que sait de l’une bévue (la bande son et la bande inconscient en somme) est la condition de la réussite ou de l’échec des dialogues - et par là du film.

Quant à l’identification, je vous renvoie au séminaire du même nom de Jacques Lacan situé entre le séminaire sur l’angoisse et celui sur le transfert, et qui est situé sous mon bureau, em-pilé avec vingt deux autres séminaires, ce qui n’est pas, je l’ai remarqué, sans impressionner certains visiteurs, ceux uniquement qui n’ont pas encore eu l’occasion de vérifier, de par leur analyse, la justesse de cette assertion du Tao te King :

« Celui qui s’adonne à l’étude
augmente de jour en jour
celui qui se consacre au tao
diminue de jour en jour »

Capture d’image du film "Roger Gilbert-Lecomte, phrérange irrémédiable" de Georges Sammut et Daniel Cassini

La mission de la psychanalyse est difficile. Elle doit être faite par un et non par tous. Sem-blable en cela à la poésie, elle doit avoir pour but la vérité pratique. Le reste est trop souvent « terrorie », terrorie analytique, comme le soufflait récemment un lapsus lors d’une après midi de travail en groupe au cours de laquelle il s’en vint occuper soudain la place de l’un en plus.

A la différence du spectateur qui s’en va à une séance de cinéma déguster son Alien IV en picorant du pop corn, plein la vue, plein les oreilles et plein la bouche, une telle saturation perceptive n’allant pas forcément dans le sens de l’identification, qui se soutient du partiel de l’image, l’analysant peut être amené, lui, à faire l’expérience bouleversante qui consiste en fin d’analyse à ne plus être soutenu par aucune identification, moment de destitution subjective où se défait pour un temps le cinéma de la réalité du monde…

(A suivre)

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