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CHAPITRE 57 (Part II) : Roger Gilbert-Lecomte

Suite de la chronique de France Delville...

Le Grand Jeu est irrémédiable

Le Grand jeu, nommé ainsi par Roger Vailland, fut d’abord une revue, puis le mouvement dont elle fut l’expression. Le Grand jeu ne dura que cinq ans (1927-1932), fut longtemps consi¬déré comme un sous groupe surréaliste : on l’ignore, on le condamne, ou, comme certains, on l’admire, et on admire du même coup l’audace des jeunes gens pour qui il fut le véhicule d’une sorte de fureur de vivre. Dans l’avant-propos du premier numéro de la revue, Roger Gilbert Le¬comte déclara : « Le Grand jeu est irrémédiable ; il ne se joue qu’une fois. Nous voulons le jouer à tous les instants de notre vie ».

Capture d’image du film "Roger Gilbert-Lecomte, phrérange irrémédiable" de Georges Sammut et Daniel Cassini


C’est en 1922 qu’à Reims quatre lycéens, Roger Gilbert Lecomte, René Daumal, Roger Vailland, Robert Meyrat inventent une société initiatique, les « Phrères simplistes ». Le but, écrivent Alain et Odette Virmaux, « est de retrouver la simplicité de l’enfan¬ce et ses possibilités de connaissance intuitive et spontanée. Par soif d’absolu, on se livre à des recherches extrasensorielles, à des exerci¬ces de dédoublement, à des expériences aux confins de la vie et de la mort. Les simplistes découvrent le Surréalisme à leur arrivée à Paris en 1925, sont séduits par des recherchent similaires, comme le sommeil forcé. Léon-Pierre Quint les met en contact avec le groupe de la revue « Discontinuité » animée par Arthur Adamov, avec le groupe de « Bifur » dirigé par Georges Ribemont-Dessaignes.
Meyrat disparaît, arrivent le peintre tchèque Joseph Sima, Pierre Minet, Maurice Henry, Artür Harfaux, André Rolland de Renéville, Pierre Audard, André Delons. Rencontre avec Desnos, préparation du numéro 1 de la revue qui sort en juin 1928, rencontre avec Breton qui souhaite une coopération. Daumal et Roger Gilbert-Lecomte ne se reconnaîtront pas dans l’écriture automatique liée à l’inconscient, eux poursuivent une métaphysique expérimentale. En septembre 1928, l’écrivain Monny de Boully quitte Breton pour le Grand Jeu, ce qui altère les relations entre les deux groupes. Le 11 mars 1929 une assemblée générale réunie à l’initiative de Breton au bar de la rue du Château instruit le procès du Grand jeu, qui ne fait que renforcer sa cohésion, sauf rupture avec Vailland en janvier 1930. Sortie du numéro 2 de la revue, organisation d’une exposition et de confé¬rences, etc. Plusieurs démarches d’Aragon auprès de Renéville visent à créer un apaisement souhaité par Breton, et une offre aux meilleurs éléments du Grand jeu de se joindre au Surréalisme, of¬fensive de charme auprès de Daumal qui réplique par une lettre ouverte à Breton « sur les rapports du surréalisme et du Grand jeu » paraissant dans le troisième et dernier numéro de la revue. Ce texte oppose aux surréalistes une fin de non recevoir ferme et un peu sarcastique, mais se termine par un hommage à Breton : « Pour une fois ( ... ), vous avez devant vous des hommes qui, se te¬nant à l’écart de vous, vous critiquant même souvent avec sévérité, ne vont pas pour cela vous insulter à tort et à travers. »
Ce qui va pourtant provoquer indirectement la fin du Grand jeu est un désaccord éclatant dans ses rangs en 1932 à propos de l’affaire Aragon. Renéville démissionne du groupe, chacun part de son côté, quelques uns rejoignent le Surréalisme ou l’A.E.A.R., et Daumal s’embarque pour l’Amérique. Au début de 1934, il rompra définitivement avec Gilbert Lecomte. Le Grand jeu ne s’est pas inscrit dans la durée, il sem¬ble s’achever sur un constat d’échec, alors qu’un très grand intérêt renaît aujourd’hui à son égard. En 1930, Daumal avait écrit cette phrase devenu célèbre : « Prenez garde, An¬dré Breton, de figurer plus tard dans les manuels d’histoire littéraire, alors que si nous briguions quelque honneur, ce serait d’être inscrits pour la postérité dans l’histoire des cataclysmes ». (Tiré de l’article d’Alain et Odette Virmaux)

Capture d’image du film "Roger Gilbert-Lecomte, phrérange irrémédiable" de Georges Sammut et Daniel Cassini

Actualité visionnaire et prophétique du Grand jeu

Aux Editions « L’Age d’Homme » (Lausanne) ont paru en 2006 les Actes du colloque de Reims « Le Grand jeu en mouvement » (sous la direction d’Olivier Penot-Lacassagne et Emmanuel Rubio), et, sous le titre « L’actualité visionnaire et prophétique du Grand jeu », Michel Random écrit :
Comment parler de l’actualité permanente et visionnaire du Grand jeu, de René Daumal et de Roger Gilbert Lecomte en particulier, sans examiner en quoi le Grand jeu a su entrevoir les questions majeures qui deviendront les thèmes privilégiés de presque tous les grands débats d’idées de ces trente dernières années. Mais au sein de ces idées, ils furent porteurs d’un souffle inattendu et surprenant, d’une abrupte remise en cause de nos processus de connaissance, de nos facultés à connaître, mais aussi de la connaissance elle même. Si actualisation il y a, il faudrait parler d’une actualisation temporelle, d’une actualisation conceptuelle et d’une actualisation visionnaire.
Le combat des idées est en soi aisément compréhensible, le connaître avec ou par l’être l’est moins, l’approche de la Parole prophétique et visionnaire participe du mystère.

Capture d’image du film "Roger Gilbert-Lecomte, phrérange irrémédiable" de Georges Sammut et Daniel Cassini


Entre les frontières du visible et de l’invisible se joue le Grand jeu de l’être et du connaître, entre les frontières du visible et de l’invisible se joue le Grand jeu de la réalité apparente et de la réalité voilée.
La Parole surgit de l’inconnaissable, vibre dans le ciel éthéré de son propre mystère et se fracasse en cri dans le monde des idées. Mais, cette parole est précisément la flèche vivante et vibrante de l’invisible, qui révèle des dimensions insoupçonnables au monde des idées. C’est pourquoi le Grand jeu ouvre de nouveaux espaces, de nouvelles perspectives non rationnelles, dans la culture conformiste et rationnelle de leur temps, des concepts que nous appelons aujourd’hui des « niveaux de réalité ».
Le Grand jeu est une sorte d’électrochoc au sein de notre culture, car nous sommes immergés dans le territoire de nos concepts, comme le poisson dans l’eau. Un électrochoc du cri, de la révolte, de la révolution permanente, du casse dogme, de la Révélation et de la Parole prophétique.
C’est une contestation lucide et virulente de ce que nous sommes, de ce que nous pensons, de ce que nous croyons être la raison ou le monde spirituel, de la manière dont nous percevons la littérature et la poésie. Dans l’endormissement de la modernité, voici que de jeunes rémois, âgés de vingt et vingt et un ans, viennent sans égards, secouer toutes les branches de nos certitudes.

Capture d’image du film "Roger Gilbert-Lecomte, phrérange irrémédiable" de Georges Sammut et Daniel Cassini

La révélation du Grand jeu et la science contemporaine

La première difficulté est de voir en quoi le mouvement du Grand jeu constitue, en soi, une solide Révélation dans les temps modernes, en quoi René Daumal et Roger Gilbert Lecomte furent les précurseurs de questions qui ont nourri les débats scientifiques et culturels de ces trente dernières années.
La vigueur et l’actualité de leurs paroles associées à leur jeune âge et à une formulation poétique radicale, voire outrancière, est peut être difficile à admettre dans les débats policés des personnalités culturelles. Nous percevons mal d’associer une dimension poétique et une dimension conceptuelle aux questions de notre temps. Nous sommes en fait réfractaires, voire hostiles, à tout ce que nous appelons le mélange des genres : la poésie, la métaphysique, la révolte, la contestation, ne sont pas encore à nos yeux des valeurs transdisciplinaires, comme on dirait aujourd’hui.
Et pourtant, ce sont ces jeunes fous qui avaient pressenti et revendiqué les questions les plus cruciales qui deviendront les thèmes de réflexion majeurs de ces trente dernières années et de tous les grands colloques internationaux. Plus précisément : la relation entre science et traditions, (Colloque international de Venise, 1986), la Pensée orientale et l’Occident, (Colloque international de Tsukuba, Japon, 1984), la Science et le scientisme, (Colloque international de Vancouver, 1989), la décadence de l’Occident, la métaphysique et le réel, la réalité holistique, (Colloque international de Tokyo, 1995), pour n’en citer que quelques uns.
D’où vient cette lucidité critique et visionnaire ? de la voyance poétique, d’une illumination prophétique, ou plus simplement d’une conscience éclairée qui voit derrière les apparences les aspects simplificateurs et arbitraires de la pensée du siècle, arrogante dans ses certitudes et dans l’autosatisfaction d’elle même. Une pensée exclusivement rationaliste et conquérante, qui ne tient aucun compte de l’aspect quantique de la nature, ni de la complexité de son miroir à deux faces et qui porte déjà en elle, tous les aspects dramatiques du Système… (Extraits de la communication de Michel Random)

Capture d’image du film "Roger Gilbert-Lecomte, phrérange irrémédiable" de Georges Sammut et Daniel Cassini

(A suivre)

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