- « Minotauromachie », eau forte de Picasso (1935) © DR
Pablo Ruiz Blasco dit Pablo Picasso, né à Malaga en 1881, mort à Mougins en 1973, inventeur du cubisme, a fait dire à André Breton : « Il tenait à la défaillance de volonté de cet homme que la partie qui nous occupe fût tout au moins remise, sinon perdue… Le Surréalisme, s’il vient à s’assigner une ligne de conduite, n’a qu’à passer par où Picasso en a passé et en passera encore ».
Quelle responsabilité face à l’Histoire habitait ce personnage aux yeux de braise, et sans qu’il le cherche, il se contentait de vouloir ce qu’il voulait en toute simplicité. Michel Leiris, dans la revue « Documents » n°2, en 1930, écrivit, sous le titre « Les toiles récentes de Picasso » : …Picasso ne cesse de nous donner lui-même l’exemple admirable de quelqu’un qui se tient de plain-pied avec toutes les choses, les traite aussi familièrement qu’il est possible (cette familiarité impliquant vis-à-vis d’elles une liberté d’allures qu’un antique manuel de savoir-vivre jugerait certainement déplacée), parce que, de prime abord, il les connaît, et qu’on pourrait, sans grand risque de se tromper, lui appliquer le vieil adage latin et dire que rien de ce qui est humain – pas plus que ce qui est inhumain d’ailleurs – ne lui est étranger. Il faudrait donc pouvoir en user de même avec lui, en tout cas ne pas le monter sur un socle comme cette horreur funèbre qu’on appelle un grand homme, ou comme un demi-dieu, lui qui – on ne le répètera jamais assez – témoigne avant tout d’une vitalité et d’une mobilité assez exceptionnelles pour qu’elles soient entièrement et à jamais rebelles à ce qu’on les emprisonne dans les lignes mortes d’une statue ».
J’ai fait des assiettes, on peut manger dedans
- Minotaure, couverture du n°1 de la revue Minotaure (1933) © DR
J’aime bien ce portrait de Picasso par Leiris, car j’y retrouve la vitalité des émules de Picasso, de ceux que son entêtement inspiré, son insolence, sa capacité permanente à créer de l’écart – de la différance selon Derrida – ont autorisés à devenir eux-mêmes véritablement auteurs d’une œuvre.
Marc Piano en fait partie, car cette indépendance d’esprit il semble bien l’avoir humée durant son enfance dans les rues de Vallauris, à l’égal des senteurs d’huile d’olive. C’est ce qui lui fait dire des choses très pertinentes sur son travail, surtout du genre « ce que je fais, je ne sais pas trop ce que c’est », discours décalé pour une œuvre décalée, mais aussi parler d’assiettes comme nécessaires à la salade de tomates de l’été, de même que l’homme qui durant une vingtaine d’années va réaliser à Vallauris quelques quatre mille œuvres originales vendues chez Madoura pourra déclarer à André Malraux : « J’ai fait des assiettes, on peut manger dedans ».
Cette familiarité du Maître étant une grande chose, c’est-à-dire la reconnaissance de l’appartenance à une famille humaine pour toujours ancrée dans l’argile, et proche du sol, à l’Africaine. Picasso collectionna de l’art nègre, comme tant de sa génération, et déclara : « Je ne sais pas à quoi ça sert, d’où ça vient, mais je comprends très bien ce que l’artiste a voulu faire ». Ou bien, après une visite au Musée du Trocadéro : « J’ai compris que c’était très important : il m’arrivait quelque chose (…) Pourquoi sculpter comme ça et pas autrement ? Ils n’étaient pas cubistes tout de même ! Puisque le cubisme il n’existait pas ». Et Brancusi : « Pouvez-vous imaginer un artiste africain se servant d’un modèle ? »
Marc Piano, le privilège de l’invention
- Vases étrusques (1998) Photo Catalogue Miramar © DR
Etait le titre de la préface de Frédéric Ballester dans le catalogue de Marc Piano à Cannes en 2010, que j’ai rapportée en partie, mais il faut relever à nouveau la phrase emblématique : « La victoire de Marc Piano sur l’esprit, qui marquera l’imaginaire de toute une génération d’artistes prend forme par la distance établie dans sa recherche et qui le transporte vers un univers d’une singularité pareille à aucun autre, sinon celui de sa propre vie ».
Une distance établie dans sa recherche ? Cela vaut la peine de retourner voir de quoi Marc Piano a dû se déprendre avec Picasso et ses pairs, concernant un Minotaure qu’il a détourné vers sa propre mythologie. Et l’on verra que c’est une transmission infiniment réussie, en ce qu’elle a pu produire de « l’autre ». De « l’autrement ».
Picasso à Vallauris : transmission réussie
- « Structure » (2007) © DR
Et la transmission de cette magnifique philosophie en acte, et de cette fusion de l’imaginaire et du réel, définition du surréalisme, pratiquées par Picasso, n’est efficiente que si celles-ci ne sont pas prises au pied de la lettre, et reproduites telles qu’elles. Il n’y a pas de modélisation possible en art. La liberté en art est un état intérieur, qui ne peut être copié. Quand le doigt montre la lune, l’imbécile regarde le doigt est encore une formule taoïste. La subversion est à exemplaire unique. La distance souriante de Marc Piano, son ironie bienveillante, semblent bien de ce ressort. Et ses taureaux semblent aussi le fruit, la concrétisation d’une démarche singulière, bien distincte de celle de Pablo Picasso, qui, lui, fut pris dans la passion de ses amis surréalistes pour le mythe du Minotaure, mythe grec de la démesure (ubris) vaincue par Thésée, avec l’aide de l’amour d’Ariane et de son fil, thème traité par lui entre 1933 et 1937, cette dernière fois dans Guernica. Son goût pour la tauromachie fut ainsi lié aux malheurs de la République espagnole. Mais « Minotaure » sera aussi une « revue à tête de bête » (de 1933 à 1939) où l’insolite sera stimulé, par exemple avec des dessins de medium collection d’André Breton, avec l’éloge par Péret des ruines et armures. Et ce sera Picasso qui fera la couverture du n°1 de la revue Minotaure (1933)
Et une exposition « Minotaure » sera organisée en mai-juin 1934 au palais des Beaux-Arts de Bruxelles (avec Arp, Brauner, De Chirico, Dali, Ernst, Giacometti, Valentine Hugo, Magritte, Man Ray, Tanguy, Balthus, Brancusi, Duchamp, Kandinsky, Klee, Picasso).
L’amitié de Picasso avec Michel Leiris qui participe, entre 1931 et 1933, sous la direction de Marcel Griaule, à l’expédition Dakar-Djibouti, où il devient ethnologue, n’est pas anodine, Leiris qui, en quelque sorte, va faire surgir en Occident une sorte d’« Afrique fantôme », et aussi Breton avec Césaire, et Roger Caillois avec ses « forces obscures » justement. Avec la proximité de Wilfredo Lam, etc. Avec tant d’autres, ils sont ressourcé l’Europe, en lui rappelant la question de l’origine, en ramenant de l’archaïque sur le devant de la scène (de la Seine !). Comme je l’ai raconté dans mon précédent chapitre, quand à la Salle Pleyel, le 20 avril 1949, s’ouvrit le congrès mondial des partisans de la paix dans une salle constellée de reproductions de la colombe dessinée par Picasso, devenue la colombe de la paix, et que Carmelo Arden Quin, rapporteur pour « La Hora » de Buenos Aires le rencontra, il était accompagné de Michel Leiris.
L’ami André Masson avec sa « Mémoire du monde », qui exprime elle aussi la violence de la guerre, lorsqu’il vivra en Espagne, redécouvrira les mythes antiques, Mithra, Osiris, Dionysos, le Minotaure, qui lui inspireront une suite d’eaux-fortes, « Sacrifices (les dieux qui meurent). Il ira par ailleurs du Labyrinthe (1938) à « Labyrinthe animal » (1956)
Picasso, comme beaucoup de Surréalistes, collectionnait l’art dit nègre, que l’on appelle aujourd’hui tribal. Picasso possédait donc entre autres un masque Fang, une tête du bénin, une idole des Nouvelles-Hybrides que Matisse lui avait offerte lors d’une visite de celui-ci au Régina de Nice, où habitait Matisse. Dans le catalogue de l’exposition « Picasso » au Grand Palais en 1979-1980, exposition de sa Collection, une phrase de Gaëtan Picon est citée : « … civilisation Picasso, ce Louvre d’une autre planète… ».
Oui, l’artiste véritable est une « civilisation à lui tout seul », avec ce qu’il glane dans l’espace-temps : objets de l’Histoire et de la géographie, objets mentaux, sources personnelles, lapis- lazuli de ses volcans intimes.
Rencontre avec la chimère
- Poisson des origines dans un coin de l’atelier © DR
Il s’agit donc chez Marc Piano d’un tissage entre un bestiaire « aux formes zoomorphes ou hybrides », la rencontre avec le peuple kanak, des végétations exotiques, et une capacité à recréer toute une exploration personnelle, très forte et très ludique, qui, évidemment, explicite ce que peut ressentir le visiteur de l‘exposition, à qui, comme à Picasso au Trocadéro « il arrive quelque chose ». Et ce quelque chose, c’est la rencontre avec la « chimère », ces bribes de rêves assemblées pour une forme improbable mais si réelle de l’affirmation de l’être.
La « distance établie dans sa recherche » dont parle Frédéric Ballester est certainement l’élément le plus notable du « musée imaginaire » de Marc Piano, surtout si l’on met l’accent sur le fait que la démarche sous-jacente n’est pas littéraire, mais au plus près de ce que commande la matière, qu’elle soit brute ou raffinée. C’est bien elle qui semble déterminer le tour – si j’ose dire – que prend la métamorphose d’un paquet de glaise en un ensemble de membres, de pistils, de cornes, d’antennes, dont les éléments énergétiques vont se combiner pour exprimer avant tout un système de forces. Marc Piano fait de l’humour sur la notion d’antennes à décrasser, mais sa pudeur n’occulte pas complètement le sérieux de l’histoire, à savoir que la création est dans l’arcane, l’alchimie, la voyance, la médiumnité, on pourrait dire le chamanisme. Et oui ici sont bien revenus, comme dans une caverne perdue de jungle – cet atelier si poétique par sa simplicité rustique, c’est le Vallauris du XIXe siècle qui fait un clin d’œil – des poissons et mammifères fossiles, mais d’une époque si lointaine qu’ils ne peuvent être classifiés et ainsi se dotent de cet esprit totémique qui de tous les temps n’aura jamais été qu’une création poétique, un rêve matérialisé, au sens où un Castaneda aura tenté de réapprendre « l’art de rêver », qui n’est autre que de se réconcilier avec les forces de la Nature. Mais pour les structurer.
Marc Piano a « fait » des vases étrusques dans sa civilisation personnelle. Est-ce pour jouer sur l’illusion ? Je vois plutôt l’opération comme cette « traversée du fantasme » dont se nourrit l’art contemporain comme d’une ciguë : l’art contemporain est celui qui ne s’aveugle pas sur la Faille… Et ainsi l’auto-portrait archaïque est à la fois cyclope et Œdipe, qui se creva les yeux de n’avoir pu voir, il lui reste le regard intérieur, le regard profond…
(A suivre)