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CHAPITRE 62 (Part IV) : Mémoire d’un défi

Voici une nouvelle partie du chapitre 62 de la chronique de France Delville.

Suite (bis) du texte intitulé « Beau comme un symptôme ou l’envers du cinéma » :
Parce notre symptôme, c’est notre cinéma inconscient, un mouvement, une chambre obscure avec des flashes, comme lorsque dans l’ombre, une spectatrice peut dire : quel choc, lorsque j’ai vu mon père pleurer ! Une salle de cinéma est un lieu où les hommes pleurent, dit-elle, où ils ont accès à leur vérité, leur nudité, leur enfance. Et David Lynch explique que les gens aiment voir au cinéma ce qu’ils ne devraient pas voir, qu’au cinéma on voit les coulisses, l’Autre Scène. Et qu’il n’est pas pervers de le montrer. Et que de toute façon on n’en est jamais qu’à mi-chemin. Et que tout spectateur, dit Bergman, est dans la place difficile de l’enfant qui s’infiltre dans la douleur de la scène primitive, pour SAVOIR.

Dessin de Sylvie Osinski (« Beau comme un symptôme » au CIAC) © DR

Les cinéastes parlent en psychanalystes, disant par exemple comme Fellini, que quand il revoit, rarement, l’un de ses films, il se demande qui les a faits. « Lorsque je commence un film, je suis habité, un habitant obscur prend les rênes ». Welles disait « qu’un film est le rêve du cinéaste qui devient rêve du spectateur », où celui-ci peut rejoindre sa propre « archè », comme dans Persona, l’enfant avec sa mère, l’énigme première. Pour ne plus oublier que le monde est énigme, et que voir c’est se risquer à laisser la porte ouverte sur d’autres univers. Bergman appelle cela faire éclater les murs, déchirer la fine membrane de la réalité. Et Godard : « Voir, c’est savoir que les images se font là où on ne les voit pas, l’incroyable, c’est ce qu’on ne voit pas, et le cinéma c’est montrer l’incroyable ».

Dessin de Sylvie Osinski (« Beau comme un symptôme » au CIAC) © DR

Le miracle, c’est que Georges Sammut et Daniel Cassini, dans une première période, en Super 8, que l’on pourrait dire classique dans la forme, puis dans la forme déconstruite de leur art vidéo, à partir du travail sur « L’homme aux Loups », ont comme focalisé leur recherche sur ce dont il s’agit, de manière explosive. Leur langage, c’est l’interstice. Il fallait élaborer ce « style », au sens lacanien. Un langage unique, fait aujourd’hui de cris et chuchotements, déflagrations, et suintements, le cœur qui bat, un-delà de la réalité, ou justement le « réel », ce trou dans lequel glissent les représentations, ne cessant de faillir, défaillir, ce que Lang appelle « marcher sous la peau de l’acteur » ils l’ont mis en scène à travers différents thèmes, toujours avec le souci de la vie, la mort, l’amour, le sexe, le corps, l’échappée, le regard, la destruction, l’absence, la beauté transgressive, convulsive, rien à voir avec ce qui avait été tenté à Hollywood, en hommage maladroit à Freud, des psychanalyses sauvages, « Soudain l’été dernier », ou justement « Le secret derrière la porte », et « La maison du Dr Edwards », comme si le traumatisme était un objet accessible que l’on pouvait l’évacuer en le sachant. C’est l’année des « Etudes sur l’Hystérie », 1895, que les frères Lumière avaient fait leur premier film. Freud refusa le pont d’or de la Goldwyn, Huston filma sa vie sur le mode dont je viens de parler, et Anna Freud fut la première analyste de Marilyn Monroë. Joseph Mankiewicz qui enfant voulait être psychiatre fut guéri d’une compulsion de jeu par une cure de trois ans avec Otto Fénichel, puis mit en scène « Soudain l’été dernier », la cure d’Elisabeth Taylor par Montgomery Clift, assigné à jouer Freud. Avant de tourner il demandait à ses acteurs de lui raconter leur enfance. Ce genre d’attitude caricaturale a cessé d’être, grâce à Lacan sans doute qui n’a cessé d’enfoncer le clou que l’inconscient était barré comme le langage, qu’on ne sait pas ce qui se passe, qu’il y aura toujours du reste, lié à l’objet perdu. Alors la vie, ou l’art, ou la psychanalyse, comme le rappelle Daniel Cassini à chacune de ses poétiques interventions, citant Lautréamont, c’est qu’il faut y aller voir, parce qu’on ne parle jamais qu’autour, et que le langage, la parole, servent à faire bord au précipice, symptôme veut dire chute et ce qui noue autour de cette chute. Une chute encordée. La faille fait parler, cela s’appelle l’œuvre, et le dire n’est jamais qu’une autorisation à dire, c’est-à-dire à être.

Dessin de Sylvie Osinski (« Beau comme un symptôme » au CIAC) © DR

Parce que l’histoire n’est jamais terminée, que la psychanalyse est aussi ouverte que l’art, qui n’existe que dans la surprise. La psychanalyse est une archéologie jamais bouclée, toujours, par accident, la terre peut s’éventrer : c’est ainsi que l’on a retrouvé des œuvres de Sergueï Pankejeff, l’Homme aux loups, qui sont venues remettre en question la place de sa peinture dans son hypothétique « non-sublimation » disent les psychanalystes. En découvrant un dessin à l’encre de Chine, « Der Gehetzte » ( Le traqué, le pourchassé), on a le sentiment qu’il a livré un secret, enfin. Celui de son angoisse. C’est vrai que toute sa production n’est pas accessible, où sont les tableaux qu’il a « donnés à Madame Gardiner » ? Les peintures, aquarelles, dessins que n’ont pu voir ni Freud ni « Madame Mack » pourraient peut-être nous éclairer. Mais seulement ce petit indice, « Le pourchassé », qu’il fait en 1958, à l’âge de 71 ans, intrigue. En 1957 Muriel Gardiner a traduit les « Souvenirs sur Freud » de Sergueï, les a lus à l’Association psychanalytique, qui lui a envoyé de l’argent, il est débordant de joie, considérant qu’il n’a pas été toujours inutile. Muriel écrit qu’il « commençait à sentir que sa vie avait à nouveau un but... »

Exposition « Beau comme un symptôme » au CIAC © DR

Le pourchassé
Quelques mois plus tard il se dessine en « pourchassé… » (short story and pen and ink on paper). Une liberté du dessin inaccoutumée, comme si Sergueï avait été enfin touché par la peinture contemporaine, cet Art Nouveau à côté duquel il était tellement passé. Là il rejoint la Louise Bourgeois de « Skains », l’écheveau emmêlé de Mary Barnes. Qui collait ses excréments sur le mur jusqu’à ce que le Dr Laing lui dise que ça manquait de couleur, c’est là qu’elle s’est mise à peindre. « Si nous ne trouvons pas de réponse au problème de l’induction alors il n’y a pas de différence théorique entre raison et folie. » Lyotard exprime clairement une solution voisine de celle proposée par cette exposition « Beau comme un symptôme », et c’est dans « Principales tendances actuelles de l’étude psychanalytique des expressions artistiques et littéraires. Il dit : « Opposer l’œuvre au symptôme comme le succès (la réconciliation, la paix, voire la victoire) l’est à l’échec (à l’hostilité, au dualisme), c’est accepter une position de « l’expression » qui est celle de l’académisme, tolérer « l’art » rassurant, réconciliateur, séparé, comme il est donné dans l’apparence de la « vie », dans l’aliénation officielle. » Ce qui lui fait conclure « Une fois ouverte cette aire, la différence entre l’art et l’analyse n’est peut-être pas plus large que celle qui sépare le désir de voir le désir de celui de le dire ». Entre voir et se le dire, dire qu’on a vu, voir qu’on a dit, cette exposition, pas comme les autres.

Exposition « Beau comme un symptôme » au CIAC © DR

Entre Savoir et Vérité
En étant en quelque sorte le scénariste de l’exposition de 2007 au CIAC intitulée « Beau comme un symptôme » - et même si, avec Georges Sammut, il était sur la même longueur d’onde « littéraire » depuis très longtemps, Daniel Cassini démontrait une certaine suite dans les idées, puisque sa participation au Séminaire 2005-2006 de l’AEFL « Entre savoir et Vérité », avait pour titre « L’inconscient, c’est le discours de Lautréamont ». En voici des passages :

Le poète : héros de l’inconscient ?
« Ce qui a tout déclenché, c’est lorsque ma mère m’a offert « Les chants de Maldoror ». J’avais 13 ans et tout a basculé. C’était un grand choc, c’est là que ça a vraiment commencé. Lautréamont c’est vraiment le début. Et on ne se remet jamais vrai¬ment d’un choc. On lit tous les grands écrivains, mais d’une certaine façon Lautréamont est tou¬jours là, on a l’impression qu’il y a toujours quelque chose de plus grand chez lui. Même si je sais que ce n’est pas vrai ». Ces propos du jeune philosophe féru de Lacan et disciple d’Alain Badiou, Mehdi Belhaj Kacem, rencontrés au hasard d’une lecture, sont sans doute la meilleure introduction à ce bref commentaire précédant la projection du film « Traversée de Maldoror ». Lautréamont, comme Joyce quelques dizaines d’années plus tard, a donné naissance le contraire aussi bien à un livre « maudit », à un « monstre », deux expressions employées par James Joyce pour qualifier son grand œuvre noc¬turne « Finnegans wake », dans lequel Joyce, dans tous les sens du terme, fait preuve d’une virtuo¬sité hors père.
Rétrospectivement, ces expressions s’appliquent parfaitement aux « Chants de Maldoror ». Ces deux livres sont de véritables événe¬ments, et parce qu’ils sont précisément des événements considérables, parmi les plus radicaux de l’histoire de la littérature, ils ont la réputation d’être illisibles, inintelligibles, voire pathologiques, une façon comme une autre de ne pas recevoir des écrits qui dérangent et ouvrent à une lecture écriture transfinie. Face à eux, nous pouvons convoquer l’expression de Rimbaud, tirée d’Alchimie du Verbe « Je fixai des vertiges »… Détourner ou non le regard et les affronter en un combat certes inégal mais d’où le lecteur témé¬raire sort fortifié : « Accueille le vaste il t’agran¬dira ».
« Un poète, considère Ducasse/Lautréamont, doit être plus utile qu’aucun citoyen de la tribu », en ce que peut être, grâce à lui, comme le soutient Heidegger dans « Hölderlin et l’essence de la poésie » :
« Jamais la poésie ne reçoit le langage comme une matiè¬re à œuvrer et qui lui serait pré-donné, mais c’est au contraire la poésie qui commence à rendre le langage possible ».
Que, d’un point de vue analy¬tique, cette formulation soit strictement irreceva¬ble, n’en altère pas pour autant l’audace et la beauté, et, quelque part, la formidable justesse. Qui n’a pas eu le sentiment en lisant un poème qui lui parlait tout particulièrement que tout commençait là, était soudainement fondé, neuf !
Pour Lautréamont, comme pour Joyce, s’est posée très tôt la question des rapports entre le génie créateur et cette notion brumeuse de maladie mentale, ou de folie, démence, psycho¬se, schizophrénie, etc. Lacan l’a soulevée cette question dans « Le Sinthome » à propos de Joyce, sans y répondre cependant, ce qui de sa part était plus avisé prudent face à un auteur « allé tout droit à ce que l’on peut attendre de mieux d’une analyse ».

Capture d’image du film de Georges Sammut et France Delville chez Sylvie Osinski © DR

De l’utilité de la poésie
Concernant Lautréamont et son nom qui fait problème, innombrables ont été les commen-tateurs qui, tels de bonnes ou de mauvaises fées, se sont penchés sur le berceau incandescent des « Chants de Maldoror ». Dans le camp de ceux ayant considéré qu’il fallait être un peu, beaucoup, complètement fou pour se risquer à écrire les « Chants de Maldoror », Léon Bloy, le premier à découvrir le Comte de Lautréamont en 1887, presque vingt ans après sa mort écrit ceci :
« Quelque ridicule qu’il puisse être aujour¬d’hui de découvrir un grand poète inconnu et de le découvrir dans un hôpital de fou, je me vois forcé de déclarer en conscience que je suis cer¬tain d’en avoir fait la trouvaille ».

(A suivre)

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