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CHAPITRE 43 (part V) : Le Triangle d’Art

Suite et fin de la chronique dédiée au Triangle d’Art par France Delville.

Sur la voie du « premier Frédéric Altmann photographe », Frédéric Ballester, directeur de la Malmaison de Cannes, qui lui a fait en 2007 une exposition intitulée « La fureur de vivre » (350 photographies sur 30 années de reportage), a écrit un texte presque emblématique, dans l’énorme catalogue. Difficile de le reproduire en entier, mais en voici le début, sous le titre : « Frédéric Altmann, la fureur de vivre, photographies », et avec cette exergue : « Avant d’utiliser la pellicule sensible de son appareil pour recevoir une image du monde, c’est le photographe lui même qui est cette surface impressionnée ! Le geste de photographier efface les frontières entre les objets, le photographe, et la « colle » du monde. (Serge Tisseron, extrait de « Le mystère de la chambre claire ») : « La fureur de vivre pourrait figurer en sous titre ou apparaître comme avant propos d’une biographie consacrée à la vie de Frédéric Altmann. Chez lui, l’homme d’esprit que nous connais¬sons par son rôle émérite de critique d’art, qu’il joue avec conviction près de L’Ecole de Nice, est assorti avec humilité d’une pratique du reportage photographique et de sa mise en images. Les clichés qui résultent de cette stratégie sont méconnus du grand public, il n’est pas inopportun de dire qu’ils se discutent et s’apprécient dans la discrétion, au fil de leur éparpillement aux antichambres des spécialistes de l’art. Les illustrations que nous pouvions découvrir en parcourant les livres et qui accompagnent de nombreux textes d’historiens, nous procuraient un avant goût de ce que nous révèlera, plus tard, son impressionnant fonds photographique. Cette recherche sur l’image, longuement dissociée de son projet artistique, est en partie freinée par son engagement pour l’écriture, mais aussi par son goût de la perfection et un certain entêtement qu’il justifie par sa position d’autodidacte en la matière. C’est par la force des choses, face au métier de la photographie, que Frédéric apprendra et reconnaîtra aussi, chez les plus grands, que tous n’étaient pas forcément des polytechniciens, mais des expérimentateurs d’une technicité au service de leur sensibilité. Après coup, nous pourrons découvrir chez ce personnage hors du commun, qu’il n’a eu de cesse pour pratiquer son art d’utiliser des instruments un peu plus que rudimentaires. En revanche, ce médium dans son œuvre s’acquitte de sa claustration et trouve au sein de son langage, une altière autonomie. Les photographies détachées du répertoire se dévoilent dans leur cadrage primitif et se meuvent dans une simplicité extrême. Les formes et leur matité se livrent dans un espace qui exclut une étude soumise à l’esthétisme de la lumière. Cependant, les images produites par Frédéric sont démonstratives par le biais des séquences distinguées et par leurs précieux tirages argentiques. Dans leur composition la notion d’esthétique n’anticipe pas sur ses préoccupations illustratives. Elle n’est qu’un élément subjectivement ressenti et intuitivement soumis à la prise de vue lors du reportage. En revanche, la recherche d’un effet technique et esthétisant peut soutenir une idée survenue lors d’un recadrage ou s’imposer comme lien entre la matière photographique du tirage et l’exploitation de la lumière sur des signes voilés et dus à une sous-exposition » etc. (Frédéric Ballester)

Nivèse, César et Nicole Laffont par Frédéric Altmann
DR

Hommage plus que mérité pour la passion, la persistance, la fidélité… A l’Ecole de Nice, mais reconnaissance du trésor que constitue ce fonds pour le patrimoine des Alpes-Maritimes, pour l’Histoire de l’Art, répétons-le.

L’autre photographe

Seulement il y a un autre photographe en Frédéric, et beaucoup moins connu, celui-là. Et Alexandre de la Salle l’évoque dans ce texte, intitulé : « La photographie de Frédéric Altmann, à double visage » : « Frédéric Altmann en tant que photographe est surtout connu comme chroniqueur de l’Ecole de Nice, pour laquelle il a une véritable passion depuis le début. C’est sur ce plan que Ben lui a rendu hommage, ainsi, par exemple, que la Malmaison, de Cannes, en la personne de Frédéric Ballester. Mais une autre œuvre existe, infiniment sensible du point de vue des sujets et de la forme, et qui a par exemple été montrée dans une exposition à Mons intitulée « Camina », (2006) non seulement au Musée de la Machine à eau, mais dans quatorze endroits de la ville : il s’agissait d’immenses photos du Borinage, dont il aime tant la valeur plastique, pas loin de l’endroit où séjourna Van Gogh. La commissaire d’exposition, Dolorès Oscari, a écrit pour la circonstance : « Comment devient on l’historien du Borinage quand on vit depuis longtemps à Nice ? ville de cardiologues et de phlébologues selon Le Clézio qui sait de quoi, de qui, il parie. Le Borinage est l’exact contraire de la Côte d’Azur, sous les pavés aucune plage. Rien que du charbon. Paysages parfois dévastés que Frédéric Altmann photographie depuis 30 ans. Si c’est le regardeur qui fait l’œuvre, Altmann nous rend la vue. 14 photos sont aussi exposées devant 14 églises. 14 comme les 14 stations du chemin de croix. 14 arrêts sur image. 14 pauses symboliques pour signifier ce Moyen âge du travail qui remonte à 50 ans. Juron primal et prières conjuraient les grandes peurs. 14 comme le carbone qui estampille le temps de l’histoire. La fête de la Sainte Barbe rythmait les hivers. Patronne des métiers dangereux, métiers du fer et du feu. Cantiques, farine et fleurs pour ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas. (Dolorès Oscari, commissaire de l’exposition). Les photos du Borinage de Frédéric avaient été tirées par le meilleur tireur de Belgique, et leur qualité était époustouflante.
Frédéric, tombé dans l’Ecole de Nice par les soins de Jacques Lepage et Fluxus, par la fréquentation des Nouveaux Réalistes, et par la découverte émerveillée, répète-t-il encore à qui veut l’entendre, de mon exposition de mars 1967 « Ecole de Nice ? » dans ma galerie de la place Godeau à Vence, a apporté au patrimoine des Alpes-Maritimes et du monde, un trésor de traces de ces personnages en grande partie devenus célèbres. Peut-on imaginer ce que serait ce patrimoine sans ces 170.000 clichés qui ne demandent qu’à être scannés ? Il va y falloir beaucoup beaucoup de temps, le service de la mémoire nécessite des nuits blanches. Donc, comment ne pas remercier Frédéric de cette dévotion à la culture qui l’a animé toute sa vie ? (Alexandre de la Salle, Cagnes-sur-mer, 2012).

Camina, chemins qui mènent à la tendresse

Cette exposition des photos du Borinage à Mons, au Musée de la Machine à eau, était bouleversante car des visiteurs du vernissage venaient raconter des histoires sur leurs ancêtres mineurs, et à quel point ils étaient touchés que quelqu’un photographie les châssis à molette, les rails désaffectés, ce nouveau monde … un nouveau monde, horizontal, qui s’étale, plus anonyme, ou le chômage engendre une nostalgie de l’Usine, de « l’ouvrage », avec, par la photographie en noir en blanc, d’une sobriété rare, l’hommage répété aux géants à poulies, Vulcains du Borinage, tel ce Houillos, héros forgeron inventé par les élèves d’une école de Frameries en 1939 pour la collection « Enfantines » de Célestin Freinet (imprimée à Vence) : passerelle inattendue entre « citoyens du monde ».

Vision du Borinage par Frédéric Altmann
DR

Et, cette mention, allant avec cette photo de village sous la neige : « C’est en arrivant dans le Borinage en 1878, à l’âge de 25 ans, que Van Gogh se remit au dessin, abandonné depuis l’enfance. Le pays alentour, entre neige et charbon, ne fut-il pas d’emblée pour lui marqué du noir et blanc de la Gravure, estampe déjà calligraphiée ? déjà déchirée de cette pauvreté qui lui saisissait le cœur ?

Vision du Borinage par Frédéric Altmann
DR

Comme l’herbe a envahi les terrils, le Temps donne une autre lecture du châssis à molette, sertie des ramures du renouveau. Le Temps et Frédéric Altmann, qui sut saisir l’importance de ce « musée naturel » en un temps où le traumatisme de l’arrêt des charbonnages avait peut-être pétrifié le regard, refoulant les traces du travail entre héroïsme et coups de grisou.

Vision du Borinage par Frédéric Altmann
DR

Arrêt à Flénu, où l’extraction du charbon commença au XIVe siècle, alors que toute la région (qui deviendrai Belgique) était la plus riche d’Europe, sur le passage des grands courants européens. « Sept minutes d’arrêt à Aulnoy pour permettre aux voyageurs à destination de la région industrielle de Mons de prendre l’express qui dessert les stations jusqu’à cette ville, 1h19 pour les 17 km (Léon Pondeveaux dans « Les chemins de fer du Nord », Editions du Mercure de Flandre, 1931). Arrêt Flénu, entre Valenciennes et Mons, sur la route du charbon.

Vision du Borinage par Frédéric Altmann
DR

C’est à moi que la commissaire de l’exposition « Camina », Dolorès Oscari, avait demandé d’écrire des textes en résonance avec les photos du Borinage de Frédéric Altmann. Il faut dire que Maria, la maman de Nivèse, qui est venue de Croatie avec son mari après la guerre pour s’installer à Flénu, son mari allait y devenir mineur, habite encore dans ce village, où est née ma propre grand-mère à la fin du XIXe siècle. Parfois l’art mène à l’amour.

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