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CHAPITRE I (part II) : « Le Paradoxe d’Alexandre » ou Le Parcours d’un Galeriste

Suite de la chronique consacrée aux correspondances d’Alexandre de la Salle et cette semaine ses échanges avec Frédéric Altmann.

Frédéric Altmann – Mais ton enfance, alors ? Je sais qu’elle a été forte en émotions….

Alexandre de la Salle – Il faudrait commencer par la manière dont mes parents m’ont fait naître dans le monde de l’art.

Frédéric Altmann – Raconte !

Alexandre de la Salle – Mon père, Uudo Einsild, né le 8 juillet 1897 à Tartu, Estonie, a participé à la Révolution russe en 1917, puis immédiatement après il s’est battu pour libérer l’Estonie à la fois du nouveau pouvoir soviétique et contre une armée allemande qui ne s’était pas rendue en 1918 et qui guerroyait pour son propre compte dans les provinces baltes. On le retrouve en 1923 correspondant des journaux estoniens « Talinna teataja » et « Talinna Uudised », et il y a d’autres documents où il est désigné comme écrivain. Lui se disait homme de lettres. En 1936 il s’est engagé dans les Brigades Internationales. Je l’ai trouvé dans un documentaire d’Arte sur la Guerre d’Espagne, nous avons extrait la photo.

Udo pendant la guerre d’Espagne
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Sur une carte envoyée à ma mère qui à ce moment-là habitait Montrouge, d’Albacete, le 18 novembre 1936, il écrit que tout va bien, qu’il est bien portant, que Madrid est une ville admirable, ainsi que les Espagnols, qui ont une ressemblance énorme avec le peuple russe. Il est très content d’être là. C’est impressionnant d’avoir un ordre de service daté du 5 décembre 1937 pour la journée du 6 décembre : Por la manana, Por la tarde, Por la noche, où on confie ses missions au « camarada Eiensildo Udo » Il y a aussi un sauf-conduit avec entête de « Ejército Popular de Espana, Brigadas Internationales, Ejército del este, Delegación de Barcelona, Sicilia 22, Teléfono 50839 pour « El camarada portador Ersild Ludio (corrigé à la main Einsild Udo), voluntario de la Brigada Internacional »…

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Nous avons aussi sa carte de la section espagnole de la Croix Rouge (Socorro Rojo International, Seccion Espanola). Profession : Officier militaire. Pour la seconde guerre mondiale, nous étions à Civry depuis l’été 39, et mon père s’est engagé dans l’armée française pour participer aux combats. Quand il est parti, il m’a soulevé de terre et il m’a dit : « Je n’ai jamais manqué une guerre contre les Allemands ». Et après il est revenu à Civry pour la durée de l’Occupation. Ce que je raconte ailleurs. Dès 1923 on le trouve marchand d’art, s’intéressant à Vlaminck, Derain, Soutine, Modigliani, Degas, La Fresnaye, Utrillo, Renoir, etc.
Début des années 30, mes parents ont habité La Ruche, où je crois que ma sœur Edmée est née en 1932. La Ruche, cette cité d’artistes fondée par Alfred Boucher en 1902 – tu la connais puisque ton grand-père Alexandre Altmann y a débarqué en 1910 - Soutine était arrivé en 1912 en même temps que Pinchus Krémègne (né en Russie en 1890), ils s’étaient rencontrés aux Beaux-Arts de Vilna avec Michel Kikoïne (né en Lithuanie en 1892) qui les rejoindrait l’année suivante. Les deux enfants de Kikoïne, Claire et Jacques (Yankel, peintre lui aussi) vont naître à la Ruche (1920 pour Yankel).

Dans son livre « Soutine, Catalogue raisonné de l’œuvre dessiné » (Editions Le Point, décembre 1981), Jacques Lantheman dit que le « fils vivant d’Einsild (c’est-à-dire moi), né en 1930, confirme par écrit qu’il a vu Soutine des centaines de fois et souvent pendant de longs mois car le peintre venait rendre visite à son père ou vivre avec lui. Lantheman écrit : « C’est chez Einsild à Civry, près d’Avallon, que Soutine habitait lors de l’invasion allemande en 1940. Ce sont les enfants Einsild qui sont représentés dans les célèbres tableaux Retour d’Ecole ; c’est chez les Einsild qu’eut lieu un des plus terribles drames que Soutine ait eu à vivre. Mais laissons plutôt parler le fils Einsild, nous reproduisons ici, avec son autorisation, une des lettres : « Mon père (héros national estonien, champion d’échecs, ami de Alekhine et critique d’art), mort tragiquement en 1957, était l’ami et le marchand de Soutine avec Zborowski. J’ai connu Soutine dès mon enfance. Il venait souvent chez nous, rue Sadi Carnot à Montrouge, et y restait parfois plusieurs semaines. Il lui arrivait de faire des portraits de nous ; il travaillait avec grande observation, souvent il triturait puis effaçait, voire déchirait son tableau, puis le reprenait inlassablement jusqu’à satisfaction.

« Portrait de Udo (sic) Einsild » par Soutine
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En 1939, mes parents décidèrent de passer l’été en Bourgogne, Soutine et son amie Gerda vinrent avec nous. Je me rappelle cet été somptueux, inondé de soleil, mais auquel les bruits de guerre donnaient une dimension angoissante. Mes parents ne voulurent pas regagner Paris, ainsi nous restâmes en Bourgogne (Civry) jusqu’en 1945. Soutine, lui, après bien des péripéties demeura avec nous pendant plus d’un an. J’avais l’impression qu’il n’arrêtait jamais de peindre. Fréquemment, après la sortie de l’école, il nous infligeait d’interminables séances de pose alors que nos camarades jouaient. Cela même si nous étions réduits sur ces tableaux à de minuscules taches perdues dans le paysage. Ma sœur, Edmée, et moi devions rester immobiles, main dans la main, jusqu’à ce que le dernier espace de ciel fût peint. Mon père s’était engagé dans l’armée française : « Je n’ai jamais manqué une guerre contre les Allemands », me disait il en riant. Le village s’était vidé d’une partie de ses hommes. Des bruits effrayants circulaient : les Allemands couperaient la tête de tous ceux qu’ils attraperaient... On commençait à parler d’évacuation. Soutine continuait à travailler. Il aimait s’installer dans un pré, en bordure du Serein, d’où il peignait la même ferme, sur l’autre rive. Un beau matin, je l’accompagnai, car il était très gentil, lorsque le curé du village voisin vint s’installer derrière lui. Eberlué, ne comprenant rien à ces arbres et maisons tordus grimpant à l’assaut d’un impossible ciel, cet homme simple s’en alla aussitôt à L’Isle-sur-Serein, le village voisin, conter aux gendarmes son aventure : il avait surpris un espion Allemand en train de faire un plan de la région ! Les troupes allemandes approchaient, l’affolement gagnait, les esprits surchauffés trouvaient à accréditer les fables les plus fantastiques, la mauvaise farce fut prise au sérieux. Soutine fut arrêté le jour même, emmené à la gendarmerie, mis au pain et à l’eau pendant une dizaine de jours. Il avait un ulcère à 1’estomac, et je m’en souviens très bien puisqu’il prenait tous les repas avec nous, il ne se nourrissait que de laitages et d’un peu de fromage... Ma mère (la peintre Sourdillon) était lumineuse, simple, droite, infiniment bonne et généreuse, naïve, mais courageuse et déterminée.

Quelques jours plus tard elle revint à la maison avec Soutine amaigri, apeuré. Les gendarmes préparaient fébrilement leur repli sur Auxerre, où ils devaient amener Soutine pour qu’il soit jugé, ma mère avait réussi à les convaincre de laisser Soutine l’accompagner à Civry pour qu’il s’y lave, prenne des vêtements et les documents nécessaires pour l’innocenter. Elle leur avait promis de le ramener, avant leur départ, dans les deux heures. Ma mère était bouleversée et nous fit comprendre qu’il fallait sauver Soutine, l’empêcher de retourner trop vite à la gendarmerie. Elle fit chauffer du lait, fit tout ce qu’elle pouvait pour le calmer. Elle avait discrètement fermé sa porte à clé. Le plus étonnant, c’est que Soutine, complètement terrorisé et répétant sans arrêt : « ils vont me juger et me fusiller ! », ne voulait pas cependant se mettre en tort, ne pas retourner trop tard à la gendarmerie. Chaque fois qu’il demandait l’heure, ma mère essayait de le divertir, de détourner son attention, elle faisait passer le temps... L’après midi s’écoula ainsi et quand finalement ma mère raccompagna Soutine à pied tout au long des deux kilomètres qui nous séparaient de L’Isle, comme elle l’avait si ardemment souhaité, les gendarmes avaient fui le village. Savaient il que Soutine ne reviendrait pas ? Personnellement j’ai toujours eu la conviction que ce jour là ma pauvre mère avait sauvé la vie de ce grand peintre. Ensuite les événements se précipitèrent. Les Allemands approchaient, la panique gagnait. Le maire du village, qui en était le meunier, décida d’emmener tous ceux que l’on pouvait entasser dans ses deux camions chargés de vivres. Soutine n’était pas de ce voyage je ne sais au juste pourquoi (…) Ce fut l’exode, chaotique, monstrueux, sur des routes envahies de camions, voitures, attelages invraisemblables, dans le bruit, la peur. Et pour nous, enfants, ce fut aussi une aventure excitante inimaginable. Nous atteignîmes Moulins et y fûmes rattrapés par la terrifiante machine de guerre nazie, verte, casquée, bottée. Nous y restâmes un mois environ, après quoi ce fut le retour, le long de la route parsemée de véhicules abandonnés, défoncés, pillés. A Civry nous retrouvâmes Soutine. Quelques temps plus tard mon père revint : la guerre avait pris fin. Deux années auparavant j’avais déjà accueilli, à Montrouge, mon père de retour d’Espagne où il avait combattu dans les Brigades Internationales. Soutine peignait toujours. Mon père l’accompagnait souvent, lui achetait toutes ses toiles, plus d’une trentaine, et les seuls dessins que Soutine ait laissés Soutine quitta Civry un beau matin et, je crois, atteignit la zone libre. Mes parents le revirent par la suite à Paris, ma sœur et moi jamais plus ».

L’histoire du curé est rapportée dans le « Soutine » de Monroe Wheeler édité par le Musée d’Art Moderne de New-York en 1950. Sous la photo en noir et blanc du tableau « Retour de l’école après l’orage » (The Philips Gallery, Washington, DC), se trouve le témoignage qu’a apporté mon père à l’époque, et dont il est remercié au début du livre, cela concerne bien sûr le séjour de Soutine a Civry, mais Wheeler aurait dû préciser exactement ce qu’avait dit mon père, ce que d’autres avaient dit (les Castaing, par exemple), historiquement je ne trouve pas cela assez précis.

Dans le Soutine de Wheeler, témoignage de Uudo Einsild
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Mais bref, Wheeler écrit donc, en anglais, que pendant la guerre, en 1940, Soutine était auprès de son ami Einsild à Civry, qu’il y peignait des paysages, que le curé d’un village voisin était curieux de le voir peindre, qu’il cherchait sans cesse à le faire, que Soutine avait horreur de ça, et aurait bien aimé lui cacher ses toiles. Alors le curé, pas content, s’était mis à le soupçonner, était allé trouver les gendarmes pour le dénoncer comme agent secret à la solde de l’étranger. Soutine avait été arrêté, mis en garde à vue trois jours. (c’était dix jours, autant que je me souvienne). Quand Civry fut occupé, un officier allemand engagea la conversation avec Soutine dans la rue. Apprenant qu’il était un artiste, il lui demanda de peindre son fils âgé de quatre ans à partir d’une photographie. Soutine n’osa pas refuser et très vite lui fournit un petit tableau méticuleusement conventionnel. Et Monroe Wheeler de poursuivre sur une curieuse théorie concernant l’obsession de peindre des enfants deux par deux dans la nature : A la fin des années 20, explique-t-il, il y avait rue de la Boétie une peinture de Courbet représentant deux enfants sur la plage à Saint-Aubain. Soutine l’admirait et, dans son enthousiasme tyrannique (tyrannique ! où est-ce qu’il est allé chercher ça ?), emmenait tous ses amis la voir. Elle représentait un homme et une femme étendus au fond d’une falaise et deux petits enfants, seuls, debout, regardant droit devant eux. La peinture fut emmenée en Amérique, et, après 1930, Soutine ne put plus la voir. Mais pendant la guerre, ces enfants continuèrent de le hanter. Est-ce que c’est d’eux qu’il s’agit, sur la route du « Jour de grand vent » à Auxerre (1939), rendus minuscules par les arbres tourmentés, ou courant dans le « Retour de l’école après la tempête » ? (c’est-à-dire ma sœur et moi). Et Monroe continue : « Peut-être qu’au crépuscule de sa vie, dans cette parenthèse que constitua cette campagne d’adoption, des enfants deux par deux, que ce soit dans la fratrie ou dans l’amitié, ont pu lui sembler une image de la condition humaine sur cette planète plus acceptable que tout idéal proposé à son esprit par le patriotisme, la religion, l’amour romantique. J’avoue que cette interprétation de l’utilisation que Soutine aurait faite de ma sœur et moi dans des chemins ventés, et d’autres enfants appuyés sur des barrières me paraît un peu farfelue, je n’ai jamais entendu Soutine évoquer ce genre de choses...

A suivre...

Retrouvez la première partie de cette chronique en cliquant ici

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