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FEUILLETON : Et si l’Ecole de Nice nous était contée ? - Chapitre 17 DE LA COLLECTION A LA FIN DU MONDE, EN PASSANT PAR LA POÉSIE DU « PEU » - Par France Delville pour Art Côte d’Azur

DE LA COLLECTION A LA FIN DU MONDE, EN PASSANT PAR LA POÉSIE DU « PEU »

Le film de Jean-Pierre Mirouze et Arman « Sanitation » (dont un extrait est présenté ci-dessous) est au cœur du chapitre « De la petite mort à l’apocalypse » écrit par Jean-Michel Bouhours dans le catalogue (où figurent plusieurs archives de Frédéric Altmann, dont une photo d’Arman et Corice) de l’exposition « Arman » au Centre Pompidou qui eut lieu du 22 septembre au 10 janvier derniers).

Arman et Corice à Nice, photo Frédéric Altmann

Jean-Michel Bouhours, Conservateur au Musée National d’art Moderne de Paris, Commissaire de l’exposition Arman, y traite du rapport d’Arman avec le cinéma : en 1960 Arman fut frappé par « L’Age d’or » de Buñuel, et dans une lettre à Eliane Radigue, son épouse de l’époque, il dit qu’il attendait du cinéma une « petite mort de tous les jours », un festin à partager avec sa mante religieuse, où se conjuguent « faim et rage d’être ». « Je suis rage » écrira-t-il plus tard, évoquant sa performance-colère devant les caméras de la NBC, impasse Ronsin en 1961. Cinéphile averti, il aimait « Les Contes de la lune vague après la pluie » de Mizoguchi, « Chien enragé » de Kurosawa, « Shadows » de Cassavetes, « Rio Bravo » de Howard Hawks, et Jean Pierre-Mirouze avoue qu’Arman lui fit voir et revoir « Les sept Samouraï » dans un souci d’apprentissage visuel du « geste parfait ». Arman noue des relations d’amitié ou professionnelles avec des cinéastes : Jean-Pierre Mirouze, Jacques Brissot, Gérard Patris, tous rencontrés à peu près au même moment, vers 1957-58. ».

Les uns et les autres vont filmer un certain nombre de ses interventions ou actions exemplaires : la collecte d’objets ou d’ordures dans les décharges, les premières Accumulations appropriatives d’Arman, les premières combustions.

Ces jeunes cinéastes n’ont pas de vocation documentariste ; attirés par la recherche musicale, ils vont fonder le Groupe de recherche images (GRI) auprès du Groupe de recherches musicales de Pierre Schaeffer, avec lequel Arman va entretenir des relations complexes mais soutenues entre 1957 et 1960. (…) Une décennie plus tard les Poubelles organiques seront de vraies poubelles sans tri sélectif. « La Poubelle organique se révèle être la trace archéologique, l’empreinte – on parle aujourd’hui d’empreinte environnementale de l’individu ». Suit un parallèle soutenu entre La Grande Bouffe de Marco Ferreri et les accumulations d’ordures d’Arman.

« La Grande Bouffe ferrerienne ou armanienne s’inscrit dans la grande ligne d’un réalisme scandaleux, celui de Matthias Grünewald (Le Retable d’Issenheim), des « évêques pourris » de Buñuel et Dali, mais aussi de « Nuit et Brouillard » d’Alain Resnais. Aller au plus près du réel, c’est regarder la mort en face, montrer la condition de pourriture du monde, sa décomposition (…)

Vision post-moderne de l’Enfer


Au cours de ce cycle des Poubelles organiques, Arman fait venir Jean-Pierre Mirouze à New-York avec le projet de réaliser un film sur les poubelles de la ville. New-York, qu’il avait désignée dès son arrivée comme la plus grande accumulation, était devenue, une décennie plus tard, la Babylone des vilénies et des ordures de sa prostitution. Le projet du film produisait un changement d’échelle en quelque sorte : la grande bouffe d’une poignée de joyeux lurons débauchés devenait soudain la réalité hideuse d’un non-monde. Arman demanda les autorisations de tournage à la société « Sanitation », afin de permettre à la caméra de Mirouze de suivre le cycle de collecte et de stockage des détritus jusqu’à leur destination finale, sur une île artificielle au large de Battery Park.

Le cinéaste proposa à l’artiste (qui accepta) de structurer son film en deux parties : un prologue sur un mode Pop Art, avec les rues, les devantures, les néons lumineux, animés comme autant de vecteurs d’activation du désir d’une consommation insolente et son envers dans un espace-temps refoulé, les petits matins des bennes à ordures et leur lente procession autour de Manhattan.

Balançant entre les deux registres de la sublimation et de la désublimation, le film est un « plein » à échelle de la mégalopole. Nous ne sommes plus dans la réflexion postmoderne sur un espace architectonique – « Le Plein » chez Iris Clert en 1960 – mais dans un constat désabusé d’une fin du monde annoncée. Les immondices sont des montagnes mobiles derrière les plus beaux symboles de l’Amérique disparaissent, minés par la vermine. le niveau des ordures monte dans le cadre de l’image comme un « Trop-plein » (Jean-Pierre Mirouze dans « Entretien avec Philippe Ungar-Chautard, 22 octobre 2008, Archives Arman Studio New-York), un engorgement inéluctable et funeste ; les plans sur le travail des machines qui épandent ces ordures dans un paysage lunaire à deux pas de la Statue de la Liberté, font remonter nos références à l’esthétique moderniste du début du XXe siècle mais celles-ci sont immédiatement neutralisées par l’omniprésence de cette gangue informe, lépreuse et poisseuse.

Cette vision post-moderne de l’Enfer est donnée à voir sur un mode méditatif, grâce à l’univers musical hypnotique des structures répétitives de Terry Riley. La mégapoubelle new-yorkaise d’Arman allie avec la une extraordinaire ambiguïté la force eschatologique de la fin des temps à sa complice contemplation sur un mode anesthésié. » Et l’un des derniers plans du film « Sanitation » est reproduit en illustration du texte.
Par ce film revient le thème du déchet dans l’art du XXe siècle, que l’on peut d’ailleurs relier à la notion « d’infériorité » chère à Witold Gombrowicz, l’un des géants de la littérature, qui, par cette notion, invite à regarder ce que l’on refuse de voir, ce que l’on met à l’écart. Cette audace désespérée fait partie de la problématique de Ben, qui n’a jamais hésité à se montrer dans une vulnérabilité, rapport à la vérité oblige, rapport à la mort)

Ben, Galerie de la Salle, photo France Delville

En art, c’est renoncer à la notion de hiérarchie, et c’est aussi dénoncer, et ainsi atteindre à l’extension d’un art dit « sociologique ». C’est par l’accumulation, presque exponentielle qu’Arman désigne l’aspect quantitatif du monde moderne. Sa manie de la collection, que l’on prêter à sa seule énergie, son seul « enthousiasme, rejoint la « dénonciation. Duchamp était par là avec la récupération de tout objet usuel comme ayant une valeur. Changement de regard sur les choses insignifiantes qui deviennent signifiantes. (sanitation5, Galerie Alexandre de la Salle, exposition « Ecole de Nice. » 1997)

« Fermez-moi doucement »

Le second clip, extrait d’un documentaire sur le vernissage de l’exposition « Fermez-moi doucement », de Jean Mas, Galerie Alexandre de la Salle, 17 mai 1996, grâce à une réflexion de Ben nous ramène à cette autre clé, qui est celle de Duchamp avec son panneau « Eau et gaz à tous les étages », désir de désigner comme intéressant tout objet qui se présente, en le détournant du sens immédiat, car routinier.

La collection faite par Jean Mas de panneaux avertisseurs pris dans des immeubles, est elle aussi opposée à la « paresse » de Duchamp, pourtant les deux extrêmes se rencontrent dans une sociologie de l’objet dit anodin ramené dans le champ de l’art. Jean Mas est-il du côté de l’enthousiasme ou du côté de la paresse ? Il passe de l’un à l’autre, acteur impassible qui tout à coup explose en hystérie mais retrouve sa froideur à la seconde, dans un écart prodigieux mis en scène à dessein. Jean Mas est vraiment le roi du grand écart. La paresse de Duchamp étant aussi un écart, c’est là qu’ils se rejoignent.

Dans le Dictionnaire général du Surréalisme (PUF, 1982), Gilbert Lascault écrit : « Penser à l’œuvre, volontairement restreinte, de Marcel Duchamp, c’est d’abord rencontrer une paresse. Le terme lui même l’obsède et intervient à maintes reprises dans ses mots d’esprit (qu’il faut, comme chacun sait, mettre en rapport avec l’inconscient) : « Faut il réagir contre la paresse de voies ferrées entre deux passages de trains ? Parmi nos articles de quincaillerie paresseuse, nous vous recommandons le robinet qui s’arrête de couler quand on ne l’écoute pas ». Tout excès nuit et il faut éviter de vivre « à coups trop tirés ». Il y a donc non seulement, comme l’a écrit en 1880 Paul Lafargue, le gendre de Marx, un droit à la paresse, mais un véritable devoir de paresse, un principe déterminant de paresse. Ce principe, M.D. ne cesse de l’invoquer : « Je pouvais fignoler un agent de police, mais la paresse m’inclinait à considérer comme suffisant et tout aussi significatif le dessin de son enveloppe, de son moule » ; « Voyez vous, le Verre m’intéressait, mais pas assez pour être désireux de le terminer. Je suis paresseux, il ne faut pas l’oublier » ; « Je n’ai jamais fini le Grand Verre, parce que, après y avoir travaillé pendant huit ans, j’ai probablement dirigé mon intérêt vers autre chose ; et puis j’étais fatigué. » Il s’agit de se situer aux antipodes du héros, du conquérant. De fuir. De limiter les frais »….

Contrairement à l’avis d’Arturo Schwarz, il faut prendre à la lettre l’explication que donne M.D. de son refus des enfants : « Je n’avais pas envie d’en avoir, pour diminuer les frais, tout simplement ». Le même motif jouerait un rôle dans son refus de laisser une production artistique importante. Lorsqu’il commence à introduire des ready made dans le musée, l’un de ses premiers soucis consiste à prévoir la limitation de leur nombre. Numerus clausus pour les ready made, malthusianisme qui doit éviter leur banalisation : « Limiter le nombre des ready made par année (?) ». La Roue de bicyclette (1913), le Porte bouteilles (1914), la pelle à neige intitulée In advance of the Broken Arm (1915), le Peigne (1916), l’urinoir affirmé comme Fontaine (1917), etc. ; bref, une tren¬taine d’objets constitue le fonds de ce qu’on pourrait nommer (en déplaçant une expression de M.D.) une « quincaillerie paresseuse », soucieuse surtout de ne pas multiplier les stocks, de ne pas développer la consommation. La production même des ready made, limitée par la paresse, est en même temps, au moins en partie, provoquée par cette paresse. Les divers types de ready made constituent des manières d’économiser l’énergie, de produire du nouveau sans avoir à le créer ex nihilo, sans jouer au Dieu tout puissant. Judicieuse, la paresse invente des procédés pour fabriquer sans s’agiter. Il peut suffire de changer l’orientation d’un objet pour modifier sa structure. Cloué sur le plancher, un porte manteau mural devient un Trébuchet (1917), un piège à homme. Un urinoir déplacé de 180° devient Fontaine (1917). Parfois, M.D. isole une partie d’objet et transforme son orientation : la fourche de la Roue de bicyclette (1913) est renversée et vissée sur un tabouret de cuisine. Sans autre modification, un objet se métamorphose par transformation de nom : une housse de machine à écrire se fait Pliant ... de voyage (1916). Le Peigne, enfin, manifeste la mutation d’une chose déplacée de l’hors musée vers l’intérieur du musée. La même froide et subtile paresse intervient dans son abandon de la peinture. Il ne décide pas. Il ne rompt pas. Il n’écrit pas de pamphlet : « Il n’y a pas eu une décision ; je peux peindre demain, si j’en ai en-vie ». Nulle contrainte. Nulle ascèse. Nul volontarisme. Il s’échappe. Il s’éloigne. Il s’esquive. Il met en pratique un génie de la dérobade, qui, à juste titre, provoque la colère des théoriciens et des militants. M.D. se veut le plus souvent possible du côté des écarts, des retards. Il se méfie des fusions et des hâtes. L’une de ses tâches est d’écarter. Lui même est conscient de cette activité de séparation, de mise à dis¬tance ; il faut « écarter le tout fait, en série, du tout trouvé. L’écart est une opération ». Dans l’espace, M.D. écarte. Dans l’ordre du temps, il diffère, il retarde. Il propose même de remplacer le mot « tableaux » par le mot « retard » ; pour lui, le tableau est une différence : « Employer retard au lieu de tableau ou peinture ; tableau sur verre devient retard en verre (…) Le désir de retard se réalise, de la manière la moins imparfaite possible, dans la mise en conserve ». Mais ces écarts, ces retards, explique Gilbert Lascault, ne diminuent pas l’effet de l’énergie. Au contraire. Selon une physique étrangère à celle qu’enseignent les écoles, les énergies les plus retardées sont les plus efficaces, peut-être ».

« Changer l’orientation d’un objet pour modifier sa structure ». Ce n’est pas seulement visuel, c’est mental. Changer l’orientation de la pensée sur l’objet pour en modifier la lecture. Duchamp, Arman, Mas, même combat. L’essentiel est que l’énergie soit au rendez-vous de la rencontre avec l’œuvre, quel que soit l’investissement énergétique de départ.

« La diagonale du fou »

Revenons à l’énergie de départ d’Arman, qui dialogua avec Duchamp en 1961 à New-York, ce que rapporte Jean-Michel Bouhours dans un très beau texte intitulé « La diagonale du fou » (huit cases sur un jeu d’échecs imaginaire de A.1 à H.8), commentaire de la réponse d’Arman à Duchamp : « Je suis placé en fianchetto » (place du fou en contrôle de la diagonale), décrivant « sa position sur la carte de la scène artistique française : regardant Paris depuis Nice, il se figurait sur cet axe majeur avec devant lui une perspective quasi infinie ».
A.1 : Le monde est grand, mais, à l’image du damier, il s’agit de le posséder. Claude Pascal, Yves Klein et Arman se le partagent en 1947, dans une salle de judo du Club de la police de Nice. Klein s’approprie l’espace, signe le bleu du ciel, Arman reçoit en dotation l’objet manufacturé, qui devait devenir progressivement le lieu commun de son œuvre.

Objet manufacturé qu’il faut donc « collecter », ce qu’Umberto Eco appelle « Vertige de la liste »

« Dans la poétique des Poubelles, les objets, dépourvus de toute « personnalité », parfois exécrés, détruits, cassés, déformés, devenaient la représentation du déchet bourgeois, de l’accumulation des ordures dans une société industrielle – n’oublions pas qu’on était au début des années 1960 – et vouloir à tout prix que l’action de l’artiste soit celle de la dénonciation des maux de la société était dans l’air du temps. Mais comment appliquer cette interprétation aux Accumulations ? Sauf à imaginer que des dizaines de machines à écrire, de saxophones, de dentiers ou de rasoirs électriques ont été jetés dans une poubelle géante, les Accumulations apparaissaient plutôt comme les célébrations d’un rythme.

sculpture d’Arman dans les jardins de Monte-Carlo

Et, dans cet entassement jubilatoire, Arman ne détestait pas ses objets mais les aimait plutôt au point de vouloir les multiplier, si possible, à l’infini. C’est à partir de cette impression d’enthousiasme pour le pluriel que, dans mes écrits précédents sur Arman, j’avais avancé l’idée que sous l’étiquette du Nouveau Réalisme il poursuivait plutôt une poétique, très peu réaliste, de la liste, de la fascination du catalogue sujet auquel j’ai consacré mon dernier livre, Vertige de la liste, inspiré, entre autres, par Homère, Joyce et Arman. J’ai souvent insisté sur la poétique du catalogue chez Arman. Elle caractérise le temps du doute quant à la forme et la nature du monde, en opposition à la poétique de la forme achevée, typique des moments de certitude sur notre identité. L’Iliade nous offre deux exemples de chacune de ces deux techniques de représentation. Au chant XVII, Héphaïstos forge un bouclier pour Achille et construit un microcosme circulaire organisé à merveille, où il représente le ciel, la terre et l’océan, la ville et la campagne, la paix et la guerre. Ce bouclier ne constitue pas une interrogation sur la forme du monde.
Il en est l’heureuse représentation.
En revanche, au chant 11, les Troyens doivent se mesurer à des ennemis qu’ils ne connaissent pas et ici la description prend la forme d’une énumération : Homère ne nous dit pas qui et combien sont les Grecs, il se contente simplement de donner une liste de noms, de vaisseaux et de chefs, qui se déroule sur plusieurs centaines de vers, et qui sous entend un « et cetera » infini. Or, un dieu bizarre aurait pu amasser dans une boîte, sous une plaque de Plexiglas, tous ces vaisseaux et ces guerriers avec leurs armures, et nous aurions eu une œuvre d’Arman. La poétique du catalogue traverse l’ensemble de l’histoire de l’art et de la littérature. On pourrait évoquer les longues énumérations qu’offrent la littérature et les encyclopédies hellénistiques, allant du bas latin au Moyen Âge ; on pourrait passer ensuite à ces énumérations tangibles que sont les trésors des cathédrales, aux Wunderkammern baroques, et ensuite rappeler ces panoramas disjoints où Bosch dessina des créatures issues de toutes les mythologies. Mais elle devient dominante dans l’art du XXe siècle et on pourrait citer les énumérations qui nourrissent l’Ulysse de James Joyce, les « boîtes » de Joseph Cornell, les assemblages de Christian Boltanski, sans parler des compagnons d’Arman pendant l’aventure du Nouveau Réalisme.
Toutefois, sous l’étiquette générale de l’énumération, se cachent différentes visions du monde (de l’espace, du temps et de l’histoire). Réfléchissons : en principe, le catalogue devrait être accumulation du différend à la lumière d’un motif unificateur, à condition que ce motif unificateur soit presque imperceptible. Les motifs unificateurs de la liste des invités à une fête, ou des livres d’une bibliothèque, sont flagrants. Mais pour être beau et choquant, un catalogue doit manifester le maximum d’incongruité, comme c’est le cas dans l’avant dernier chapitre de l’Ulysse où, durant une centaine de pages, est énuméré avec une précision paranoïaque l’ensemble des objets de la cuisine de Léopold Bloom, tiroirs compris. Or, un des tiroirs de Bloom ressemble à la liste d’objets qu’Arman avait conçue en 1960 pour la galerie Iris Clert.

Mais que s’est il passé lors du passage des Poubelles aux Accumulations ? Il n’existe pas de catalogue du pareil : ce serait comme si, dans le tiroir de l’Ulysse, James Joyce avait décrit cent fois la même boîte de cacao qui s’y serait trouvée. Or, l’Arman des Accumulations vient ébranler la cohérence d’une théorie du catalogue. Dans ses boîtes, dans maints de ses assemblages tridimensionnels, il y a toujours le même objet répété plusieurs fois. Les objets ne sont plus des moyens de représentation de quelque chose d’autre, ils redeviennent l’objet même de la représentation, sauf qu’ils se représentent eux mêmes, mais sous différents profils.
Et, dans cette représentation, il y a non pas un mépris, une condamnation à mort pour l’objet vieilli, déformé et fané, mais plutôt un regard amoureux. Comme si Arman nous disait : « Avez vous déjà vraiment regardé un saxophone ? Le voici. Et voici que je vous en donne l’idée éternelle. Non pas dans le sens d’un Nouveau Réalisme mais, si j’ose dire, dans le sens d’un Nouvel Idéalisme au sens platonicien du terme ». Umberto Eco apporte avec cette dernière phrase de l’eau au moulin d’une « Hygiène de la vision », reliée aux « Ombres » (platoniciennes ?) de Jean Mas, et au « miroir inversé » de Lacan, que Jean Mas a beaucoup fréquenté.

Peter Klasen, « Radioactif »

On pourrait réaliser le très long catalogue des œuvres qui correspondraient au « temps du doute quant à la forme et la nature du monde », et Peter Klasen en serait l’un des chantres majeurs , et Serge III également.

Barbara Rose, dans son chapitre « Arman à New-York » écrit « New York est pour Arman la plus grande des accumulations : c’est une accumulation dans tous les sens : une grosse accumulation », se souvient il. « [J]e débarque et je me trouve au centre de mes rêves, les vitrines de vitrines, profusion des cristaux à fenêtres sur le rocher de Manhattan ». Soudain, le marché aux puces ressemble à une plongée dans un New York archéologique. En 1963, Arman dispose d’un atelier dans un bâtiment situé 84 Walker Street, atelier que Frank Stella loue à Virginia Dwan (marchande d’art de Los Angeles qui exposera des œuvres new yorkaises sur la côte Ouest), et que partagent aussi Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely. Walker Street est située à un pâté de maisons de Canal Street, la grande rue des magasins de surplus industriels de toutes sortes. Arman est aux anges.

« Agressions d’identité » de Serge III, Galerie Alexandre de la Salle, 1986

Avec Saint Phalle et Tinguely, il chine parmi les vieux stocks d’engrenages, de roues, de vis, de tissus, d’instruments électroniques et autres objets de rebut, comme ces centaines de squelettes de Halloween en papier que Niki et Jean achètent pour fêter l’anniversaire de cette dernière. L’étage loué par Virginia Dwan sert également d’entrepôt pour un tableau assemblage de Kienholz intitulé Roxy’s, qui comprend notamment un canapé, qui sert parfois de siège, faute d’autres meubles. Dans Canal Street, Arman trouve tout ce dont il a besoin pour travailler : des caisses et des boîtes pleines d’objets défectueux qu’il appelle « les témoins des faillites et des échecs de la production, en somme des trottoirs entiers d’accumulations de ready mades, alors il s’est passé une simple chose : toute la mécanique, tous les outils, l’environnement des buildings, les kilomètres de fenêtres ont commencé à déteindre sur mes surfaces ». Il constate qu’il peut trier et manipuler les objets plats sur une surface horizontale, qu’il peut travailler en regardant par terre comme le fait Pollock pour exécuter ses toiles. Il peut les sceller dans de la résine de polyester transparente qui durcit et tient alors debout. En 1963 et en 1964, il expose ces œuvres à la prestigieuse galerie Sidney Janis, à New York. Janis a joué un rôle crucial en faisant venir à New York les Nouveaux Réalistes. En octobre 1962, il en présente plusieurs dans une exposition collective, intitulée « The New Realists », à laquelle participent aussi des artistes pop américains. L’événement connaît un succès fracassant et lance de jeunes artistes français et américains sur la scène artistique new yorkaise, ce qui vaut à Janis de s’attirer les foudres des géants de l’École de New York, qui finiront par délaisser la galerie. À la fin des années 1960, Arman s’installe définitivement à New York, et il adopte la nationalité américaine en 1973. Il apprend rapidement l’anglais et s’intègre si naturellement dans les milieux new yorkais que, bientôt, Andy Warhol le filme tandis qu’Arman, pour sa part, photographie Duchamp et Warhol. Le film, intitulé Dinner at Daley’s (1964) et où l’on voit Arman assis de profil, les yeux baissés comme s’il lisait, est une séquence de quatre minutes, en noir et blanc, qui fait partie des célèbres screen tests, où Warhol plaçait ses amis devant une caméra fixe. La Factory est alors le centre du monde artistique new yorkais, et Arman est de ceux qui la fréquentent. D’ailleurs, les deux artistes s’échangent des œuvres. Warhol possède deux Poubelles et une Accumulation appelée Amphétamines, qui préfigure de plus de trente ans les armoires à pharmacie de Damien Hirst. Dans une photographie prise en 1967 dans le confortable atelier qu’Arman aménage au Chelsea Hotel, la boîte de tampons à récurer Brillo de Warhol paraît tout à fait à sa place parmi le mobilier en plastique typique des sixties, les coussins en faux zèbre et la collection d’art africain qui, en soi, est une sorte d’accumulation soigneusement constituée au fil du temps. »

Dans son projet de film « Les aventuriers de l’Ecole de Nice » sur « Les fondations puis les vagues de la conquête » de ladite Ecole de Nice, Jean-Pierre Mirouze écrit sur Arman qu’il est, comme Claude Levi-Strauss, fasciné par les objets créés par la main de l’homme. D’où ces « archéologies du futur » par lesquelles Arman questionne, dans l’avenir, le discours d’objets-traces : retrouvés en tant qu’alphabet, ces objets, que diront-ils ? Les « structures élémentaires de la parenté » parlent du réel des relations humaines, pas d’imaginaire, mais le symbolique des liens, A d’un clan qui s’allie à B de l’autre clan, et le symbolique des objets, outils, parures, qui, eux aussi, sont purs éléments de la structuration sociale. Et Duchamp fit-il autre chose en faisant un sort à des discours sociaux négligés jusque-là par le champ artistique, en donnant à voir le panneau « eau et gaz à tous les étages » ?
Ce que Umberto Eco dit de la société instable à propos de l’Iliade ne revient-il pas, chez les hommes du début du XXe siècle, à revenir aux sources des civilisations (art tribal y compris), et à se souvenir inconsciemment qu’aux premiers âges religion, art, science, sciences sociales, étaient une seule et même chose.

un « P » de Jean Mas

De Duchamp Jean Mas a pris l’humour noir, l’accueil de ce qui, du réel, se présente, et qui, d’être nommé, accède à l’existence. Les panneaux de « Fermez-moi doucement » reflétaient la tendresse, la cruauté, l’hypocrisie, le sadisme, la solidarité des relations humaines, toutes humeurs confondues. Ces « peu de choses, choses de peu » capables de détruire un paranoïaque mais à peine lues, et déjà mises à la poubelle. Ou jaunies, abandonnées dans des corbeilles fanées aux Puces. En décembre 1997 j’avais écrit sur le travail de Jean Mas ce texte, sous le titre : « Excusez-moi du peu ! » : « Ce n’est pas que small soit beautiful c’est que fall est au principe, c’est ainsi que folle devient parfois la représentation du monde, et surtout la douleur qui en découle, qui en coule car fall dit la cascade du taoïste, et rien dit Jean Mas avec ses cages à mouches, et demande intransitive sur le fond de la grotte dit-il aussi avec ses ombres, demande et réponses inversées, et qui, d’ailleurs, c’est pire, versent dans le rien, le peuffff... A peu près, près du peu il nous met, nous mène, dans les banlieues du p, de papa, pas-pas, pas du tout, pas à pas vers tout mais rien, tous mes riens, mes peu(rs) de l’errance... Small is beautiful de E.F. Schumacher (Une société à la mesure de l’homme), nous offrait un extrait de Kierkegaard : « Comme on enfonce son doigt dans la terre pour reconnaître le pays où l’on est, de même je tâte le monde : il n’a odeur de rien. Où suis-je ? Qu’est-ce que cela veut dire : le monde ? Que signifie ce mot ? A quel titre suis-je intéressé dans cette entreprise qu’on appelle la réalité ? Pourquoi faut-il que j’y sois intéressé ? Où est le directeur, que je lui fasse une observation ? A qui dois-je adresser ma plainte ? »

Et : « L’idôlatrie du gigantisme est peut-être l’une des causes de la technologie moderne, entre autres un système de transports et de communications très perfectionné qui possède un effet extrêmement puissant : celui de couper les hommes de leurs attaches, de les transformer en errants... » Introduction au discours sur le peu de réalité disait Breton. Mas développe. Il récupère le résidu de l’image, c’est-à-dire la lettre. Et réintroduit l’image dans la lettre. C’est son introduction à lui, qui glisse sans cesse un paquet de dynamite dans le tissu des représentations, c’est sa plastique à lui. Dans le p de l’enfant (peu, deu, feu, jeu, keu, leu, neu, veu ... déclinaison des premiers vagissements de la parole selon le terme du plus surréaliste des psychiatres, Jacques Lacan...) revient le monde en décollages...

Technique-limite, le collage, dont il est dit aussi (par le poète Petr Kral) qu’il a une valeur démystifiante et critique. Chez les peus (cela il le peut, Mas, alors il le fait, fée, c’est l’art, cette salade de petits pois, poids) ici, c’est plutôt une sorte de décollement du sens, du contexte, de l’occurrence, car l’extrait d’image n’arrive plus nulle part, les cartes postales ne correspondent plus, c’est un non-lieu où le seul parking est la lettre : l’accueil par le psychisme d’un sens nouveau, purement éthique.
Car Jean Mas, chercheur en perception, chantre du peu à saisir, peu à dire, s’empare - rempart, rampe, art ! - photographiquement (pour que ce soit alors la mesure du hasard) d’un peu des représentations découpées par la lettre, celle minimale : l’aussi peu que possible.
Coupures dans le champ de la vision, labouré par l’esprit humain pour s’en tenir à des moissons qu’on appelle culturelles, pour s’y tenir, s’y cramponner. Sciures. Elagage du savoir.

A son discours sur le peu de réalité Breton avait joint, comme illustration pour l’édition chez Gallimard, une page manuscrite : ses propres signes déposés sur la feuille blanche telles les épaves du rêve... Réel de l’écriture elle-même apportant la preuve de la destruction, à chaque plein, chaque délié - déliaison - de ce qu’il appelle la réalité : C’est-à-dire le délire de l’esprit humain en proie à l’ambition de se (faire) reconnaître, lui-même. Sauf qu’il ne s’agit pas ici de déconstruire ce qui se serait empâté, mais de l’esprit d’enfance ré-inoculé, de la reconquête d’un âge du regard où toutes choses se présentent sans hiérarchie, et archi - parlantes. L’âge du parlant pour la lettre. Pierre Dhainaut déclara que le Héros-limite de Gherasim Luca montrait une « écoute attentive de la langue rendue à la matérialité » ...

Chez Jean Mas le P, redevenu lettre inscrite au tableau noir de la Maternelle, nous jette dans ce choc du monde qui seul fait le poète : l’enfant comme craie-ratureur car sa pensée toute oculaire construit ce qui s’offre, et l’engrange dans des espaces où l’alphabet découpe des contrées qui feront sa géographie intérieure, celle de ses Vies Antérieures......

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